Éléments de philosophie (Alain)/Livre II/Chapitre 15

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CHAPITRE XV

DES PRINCIPES

Un système des principes est toujours sujet à discussion ; car on peut dire les mêmes choses avec d’autres mots. Nous entrons ici, en anticipant de peu, dans la connaissance proprement discursive. Et les principes ne sont que de brefs discours, en forme de règle ou de maxime, propres à rappeler l’esprit à lui-même, dans le moment où les apparences se brouillent, par exemple devant une prédiction vérifiée, ou un miracle de jongleur, ou bien quelque découverte physique qui semble renverser tout, comme fut celle du radium un moment. Encore faut-il distinguer les principes de l’entendement d’avec les préceptes de la raison. Nul ne l’a fait aussi bien que Kant, chez qui vous trouverez aussi un exposé systématique des uns et des autres, que je n’ai pas l’intention d’expliquer ni de résumer ici. Mais essayons de dire ce qui importe le plus. La mathématique forme par elle-même un système des principes de l’entendement, c’est-à-dire un inventaire des formes sous lesquelles il nous faut saisir n’importe quoi dans l’expérience, sous peine de ne rien saisir du tout. Ce qui s’exprimera par des principes généraux du genre de ceux-ci : Il n’est point d’objet ni de fait dans l’expérience qui ne soit lié à tous les autres par des rapports d’espace et de temps. Il n’est point de changement en système clos qui, aux fuites près, ne laisse subsister quelque quantité invariable. Faites attention, au sujet de ce dernier principe, qu’il n’est que la définition même du changement. Le langage, qui se passe si bien d’idées, nous fait croire que nous pouvons penser quelque changement sans conservation de ce qui change. Et c’est bien ce qui arrive dans les apparences, où, à dire vrai, rien ne se conserve jamais, rien ne se retrouve jamais. Mais justement il faut porter toute l’attention sur ce point ; de telles apparences, par elles-mêmes, ne sont connues de personne. Quand je dis que la muscade du faiseur de tours a disparu, j’exprime deux choses à la fois, savoir que, dans les apparences, elle n’est plus, mais, qu’en réalité, elle est quelque part ; sans cette dernière certitude, la première remarque n’aurait plus de sens. Il ne manque pas d’apparences qui s’effacent pour toujours, et que j’appelle erreurs, illusions, souvenirs, dont je ne me soucie guère. Aussi la grande affaire du faiseur de tours est de me donner et conserver l’idée que la muscade n’est pas un de ces fantômes-là. Saisissez bien, en partant de là, le genre de preuve qui convient à un principe de l’entendement. S’il nous était donné, d’un côté, une nature où tout serait réel conformément à l’apparence, et avant tout travail de l’entendement, de l’autre, un entendement sans objet et cherchant ses principes, l’accord entre l’un et l’autre ne pourrait être demandé qu’à la dialectique théologique, qui prouverait par exemple, que le Créateur des choses n’a pu vouloir nous tromper ; preuve bien faible s’il n’y a rien dessous. Mais qu’y a-t-il dessous ? Un univers dont le réel, par travail d’entendement, se définit par cette condition même que l’objet subsiste sous le changement continuel des apparences. Ce cube, qui se montre sous tant d’aspects, est justement pensé invariable, et ces apparences, elles aussi, ne sont apparences que d’après les directions, distances et mouvements. L’apparence ne peut pas plus anéantir ce cube qu’elle ne l’a posé. L’objet, c’est ce qui subsiste. Et le changement comme objet, c’est le changement sous lequel l’objet subsiste. Nous n’avons pas ici à choisir entre le chaos et l’ordre, mais entre la réalité et le néant. Le néant, parce que l’ordre en nous, de souvenirs et d’affections et de projets, ne se soutient que par l’ordre des choses, comme il a été dit : « Être ou ne pas être, soi et toutes choses, il faut choisir » ; ainsi parlait Jules Lagneau qui fut mon maître, mais dont je n’ose me dire le disciple, à cause de ces petits chemins que j’ai dû tracer péniblement pour moi-même avant de comprendre, comme par rencontre, quelques-unes des formules qu’il m’a laissées en mémoire.

Afin d’éclairer cette preuve, j’y en veux joindre une autre, assez élaborée dans la Critique de la Raison Pure, concernant le fameux principe de causalité. Voici cette preuve. Si la nature nous offrait des successions réelles toujours, on pourrait se demander si ces successions enferment toujours quelque loi, d’après laquelle l’antécédent détermine ce qui suit et non autre chose. Mais, dans le fait, tout est successif dans ma perception, et par exemple, les maisons d’une rue se suivent pour moi quand je me promène. Puisqu’enfin je distingue là-dedans les successions véritables des choses simultanées mais successivement connues, il faut donc qu’il y ait une vérité des successions vraies, qui est le rapport de causalité justement. Et c’est par là que je distingue cette succession d’apparence, quand je parcours une ville, de la succession réelle, flammes, fumée, ruines ; et en somme il y a toujours une vérité de la succession, autre que la succession apparente. Autrement dit, il n’y a point de succession vraie sans loi de succession. Ainsi la succession comme objet, c’est la causalité même. Et tel est le genre de preuve qui convient aux principes de l’entendement.

Pour les principes de la raison, il faut dire qu’ils sont à un niveau plus abstrait, que la nature les soutient moins, et que l’esprit les suit par préférence, comme des règles pour sa santé. Par exemple, qu’un événement qui est contre l’ordre jusque-là connu, et qui ne s’est produit qu’une fois, doit être attribué au jeu de l’imagination et de la passion plutôt qu’à un caprice des choses. Ou encore qu’il faut s’efforcer d’économiser les hypothèses ; que la supposition la plus simple est aussi la première à essayer, qu’il faut juger de l’inconnu d’après le connu, et, pour tout dire, se garder des passions c’est-à-dire des opinions émouvantes, plutôt que de courir après des merveilles extérieures, avec grand souci de n’en pas perdre une seule. Ces préceptes sont plutôt de volonté que d’expérience, et trop peu pratiqués parce qu’on ne les prend point pour ce qu’ils sont ; ce sont des jugements à proprement parler, et de l’ordre moral. On n’en peut sentir le prix tant que l’on n’a pas assez connu les pièges des passions et les facilités du langage. Il faut, pour tout dire, que l’esprit résiste et se refuse. Ne pas trop interroger les fous, et point du tout les chevaux compteurs, cela concerne la dignité du souverain.

NOTE

Qu’on dise hypothèse ou idée directrice, c’est toujours principe. La raison humaine est composée de principes, qui sont des règles de la recherche.

Il est utile d’en faire une énumération classique d’après Kant. Il y a trois principes, ou trois modes de la réduction du donné à l’unité du Je Pense.

1o Principe du changement ou de conservation. Traditionnellement c’est le principe de Substance. Il est écrit dans le langage commun : ce qui change ne change pas, ce qui veut dire que, sous le changement, il reste quelque chose qui ne change pas (substans). Ce principe prend certaines formes. Le physicien dira, en tout changement d’un système clos, il reste une énergie invariable d’où l’on a tiré (témérairement !) une sorte d’axiome : La quantité d’énergie dans l’univers reste constante. Laissons cette formule ambitieuse. La notion même du changement, comme Aristote l’a vu, implique quelque chose qui change, donc qui reste. Limitons le changement à un calorimètre où j’ai mis un kilog de glace, un kilog de plomb à 110° et d’autres choses pesées et mesurées. Après 24 heures il n’y aura aucune perte d’énergie quelles que soient les transformations.

2o Principe de causalité. Ce principe bien connu a aussi ses paradoxes. La cause, c’est le système clos, c’est l’ensemble des énergies. L’effet, c’est le changement qui se fait. Il faut donc dire que l’effet c’est la cause même transformée. Et il faut dire surtout, afin qu’on ne l’oublie pas, que l’effet sort continuellement de la cause.

En langage commun : l’état nouveau d’un système clos, dépend absolument d’un autre état très proche ou très voisin qui ne pouvait subsister.

Le premier principe énonce la loi du changement. Le second énonce la nécessité du changement. Le médecin, en présence du malade, se dit « l’aggravation résulte de quelque chose, quoi que ce soit, qui existait auparavant ». Il faut trouver cette chose, soit l’arsenic, qui est à la fois la substance du changement et la cause du changement.

3o Principe de l’action d’échange (ou action réciproque). Un changement est lié à tous les changements contemporains ; il est modifié par eux, il les modifie. Le système solaire est un bel exemple de changements ainsi liés et modifiés les uns par les autres. La terre gravite autour du soleil ; mais il ne faut pas croire que Jupiter n’y est pour rien. Chaque changement de position de cette grosse planète, imprime une inflexion à la trajectoire de la terre. Tout dépend de tout. On voit par cet exemple, où il se trouve des substances et des causes, que les trois principes ne font que répéter la liaison de tout à tout dans l’expérience, c’est-à-dire la solidité substantielle de l’univers, de la matière. Ce qui est principe, ce qui doit être supposé c’est l’impossibilité d’isoler un changement, de le considérer seul ; c’est l’extériorité absolue du monde, où rien ne change qu’en liaison avec tout le reste ou si l’on veut par l’action de tout l’extérieur. Encore une fois l’atome signifie cela même, sans doute moins clairement. C’est pourquoi dans ces Éléments, je dois traiter des principes surtout en vertu d’une forte tradition. Les principes sont a priori, c’est-à-dire qu’on les suppose avant toute expérience, avant la preuve a posteriori. Chose remarquable l’inertie exprime tous les principes dans un principe d’inertie, qui définit en quelque façon la chose ou l’objet. Formule : nulle chose matérielle ne peut se changer d’elle-même sans le choc ou la pression des choses qui l’entourent. Si elle se meut, elle ira jusqu’à ce que le choc ou les frottements l’arrêtent. Si elle est arrêtée elle restera ainsi tant que quelque impulsion du dehors (Vis a tergo) ne la mettra pas en mouvement. On voit paraître la cause et c’est ainsi qu’en remuant les principes, en passant de l’un à l’autre, on est ramené à la notion d’objet ou à l’idée d’univers. Ce qui est juste le contraire de l’âme, principe interne de changement et caractéristique du vivant, qui, lui, n’est pas seulement poussé par ce qui l’entoure, mais réagit à sa manière. Toutefois, le biologiste clairvoyant ne manquera pas de chercher dans les prétendues actions d’un vivant, les effets du milieu, ce qui revient à appliquer tous les principes dont le vrai nom serait : Principes du matérialisme universel. Ces principes sont donc des règles de méditation par lesquelles nous interrogeons l’univers, en dissipant l’apparence du vivant, qui séduit toujours. En somme, l’homme ne fait qu’exorciser contre le vieux principe de Thalès : « Tout est plein de dieux ». Cela revient à douter des oracles contre une tradition si ancienne et si vivace. L’homme doit conquérir, d’instant en instant, son propre entendement, ce qui consiste à se dire « ce que je sais, je le dois d’abord à mon esprit ».