Éléments de philosophie (Alain)/Livre II/Chapitre 16

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CHAPITRE XVI

DU MÉCANISME

Le mécanisme est cette doctrine de l’univers d’après laquelle tous les changements sont des mouvements. Par exemple la pression des gaz s’explique par un mouvement vif de leurs particules. La lumière est une vibration. Les corps solides sont des systèmes d’atomes gravitants. Dans cette hypothèse du mécanisme universel, il faut aussi comprendre les atomes et les forces et l’inertie, car tout cela se tient. Que l’entendement impose ici sa propre loi à toutes nos représentations, cela ne fait pas doute. Il faut comprendre ainsi, ou ne pas comprendre du tout.

Mais c’est le grand secret du philosophe qu’aucune preuve ne se soutient d’elle-même et qu’il y a toujours quelque attaque aux preuves, qui les fait fléchir si elles gardent seulement la défensive à la manière des réseaux barbelés. L’esprit n’est pas fort derrière ses preuves, mais seulement dedans, et les poussant toujours. Et l’exemple de ce mécanisme universel est propre à le bien faire comprendre. Car que pourriez-vous répondre à l’attaque de quelque sceptique ou mystique, qui voudrait supposer que nos représentations sont seulement pour l’utilité matérielle, mais ne dévoilent nullement ce qui est, et que ce qui est pourrait bien n’être pas perçu par les yeux et les mains, mais qu’il faut peut-être le deviner ou pressentir par d’autres voies ? C’est ici le lieu de faire voir que la philosophie est bien une éthique et non une vaine curiosité.

Lucrèce, poussant avec courage les recherches de tant d’autres qu’on appelle atomistes, parmi lesquels Démocrite et Épicure sont les plus célèbres, a mis en vive lumière l’âme de ces profonds systèmes, qui était une volonté fermement tendue contre les passions, les miracles, les prophètes et les dieux. Mais le prisonnier s’est tué dans son évasion. Chose étonnante, explicable pourtant par une ivresse, ou par une indignation, ou peut-être, ce qui n’est que la cause cachée de ces passions toujours vivaces, par une substitution de l’imagination à l’entendement, commune chez le disciple. Lucrèce oublie tout à fait le constructeur de ces choses et le briseur d’idoles, l’esprit enfin qui, par-dessus les abîmes, tend d’abord ses mouvements simples, et les essaie, et les complique, comme un filet qui saisira et ramènera enfin toute cette richesse pour en faire l’exact inventaire. Il oubliait en cela que le mécanisme est proprement la preuve de la liberté, en même temps qu’il en est le moyen et l’instrument. Car la nature supporte ce prodigieux système, mais elle ne l’offre point.

La représentation du changement par le mouvement est bien un préjugé. Oui. Même dans le cas le plus simple de cette bille qui roule, rien dans les apparences n’impose l’hypothèse du mouvement ; et ce n’est toujours pas la bille qui le présente, puisqu’elle n’est jamais en même temps que dans un lieu, comme le subtil Zénon l’avait remarqué. Et rien n’empêche de supposer que la bille est détruite aussitôt, et qu’une autre bille naît à côté, comme il est vrai dans le cinématographe, où ce n’est point le même cheval qui court, mais des images différentes qui se remplacent sur l’écran. Seulement le mouvement est préféré et choisi ; et le mécanisme est de même préféré et choisi ; non comme facile, certes, car rêver est le plus facile, mais comme libérateur, exorciseur, arme de l’esprit contre tous sortilèges. Soutenu par la nature qui le vérifie, oui, mais qui le vérifie à la condition que l’esprit le pose, le maintienne, le construise, le complique assez. Le physicien paresseux perd sa preuve. Et il retombe aux peurs de l’enfant, aux faux dieux, aux esprits partout, oubliant le dieu et l’esprit. Ou plutôt, cachant l’esprit dans la matière, il travestit la nécessité en une volonté inflexible qui va à ses fins par tous moyens, et dont la fatalité est le vrai nom. Ici, nous tenons notre ennemi. Le vrai physicien, au contraire, enlève toute apparence de liberté aux forces de la nature, et, en face du mécanisme, délivre son esprit du même coup.

Assurément, il est difficile et même pénible, car les passions s’y jettent, c’est leur guerre, de refuser de l’esprit à ces feuilles d’arbre, qui trouvent chacune leur forme. Il est difficile de vouloir, bien avant de savoir, que ces différences ne soient pourtant, dans le germe, que forme et disposition des éléments, lesquels dans l’air et la lumière, donneront à ces stalactites de carbone, ici, la forme lierre, et là, la forme platane, de la même manière que naissent les cristaux arborescents dans une solution concentrée. Il est facile, au contraire, de se coucher et de dormir, et d’imaginer quelque architecte invisible caché dans le germe et qui réalise peu à peu son plan préféré. Ce sont les mêmes rêveurs qui s’abandonnent au miracle des médiums et des spirites, disant que nous ne savons pas tout, et inventant des forces sans mesure et des esprits cachés dans les tables. Mais il faut que l’esprit triomphe des esprits. Lucrèce y a perdu son âme, mais Descartes non. Attention là.

NOTE

Il y a de la difficulté sur le terme d’inconscient. Le principal est de comprendre comment la psychologie a imaginé ce personnage mythologique. Il est clair que le mécanisme échappe à la conscience, et lui fournit des résultats (par exemple, j’ai peur) sans aucune notion des causes. En ce sens la nature humaine est inconsciente autant que l’instinct animal et par les mêmes causes. On ne dit point que l’instinct est inconscient. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a point de conscience animale devant laquelle l’instinct produise ses effets. L’inconscient est un effet de contraste dans la conscience. On dit à un anxieux : « Vous avez peur », ce dont il n’a même pas l’idée ; il sent alors en lui un autre être qui est bien lui et qu’il trouve tout fait. Un caractère, en ce sens, est inconscient. Un homme regarde s’il tremble afin de savoir s’il a peur. Ajax, dans l’Iliade, se dit : « Voilà mes jambes qui me poussent ! Sûrement un dieu me conduit ! » Si je ne crois pas à un tel dieu, il faut alors que je croie à un monstre caché en moi. En fait l’homme s’habitue à avoir un corps et des instincts. Le psychiâtre contrarie cette heureuse disposition ; il invente le monstre ; il le révèle à celui qui en est habité. Le freudisme, si fameux, est un art d’inventer en chaque homme un animal redoutable, d’après des signes tout à fait ordinaires ; les rêves sont de tels signes ; les hommes ont toujours interprété leurs rêves, d’où un symbolisme facile. Freud se plaisait à montrer que ce symbolisme facile nous trompe et que nos symboles sont tout ce qu’il y a d’indirect. Les choses du sexe échappent évidemment à la volonté et à la prévision ; ce sont des crimes de soi, auxquels on assiste. On devine par là que ce genre d’instinct offrait une riche interprétation. L’homme est obscur à lui-même ; cela est à savoir. Seulement il faut éviter ici plusieurs erreurs que fonde le terme d’inconscient. La plus grave de ces erreurs est de croire que l’inconscient est un autre Moi ; un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte de mauvais ange, diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre qu’il n’y a point de pensées en nous sinon par l’unique sujet, Je ; cette remarque est d’ordre moral. Il ne faut point se dire qu’en rêvant on se met à penser. Il faut savoir que la pensée est volontaire ; tel est le principe des remords : « Tu l’as bien voulu ! » On dissoudrait ces fantômes en se disant simplement que tout ce qui n’est point pensée est mécanisme, ou encore mieux, que ce qui n’est point pensée est corps, c’est-à-dire chose soumise à ma volonté ; chose dont je réponds. Tel est le principe du scrupule. Un moraliste comme Lagneau n’a pas bonne opinion de son corps, et il réforme son corps par volonté en domptant le geste et l’émotion. Il se dit : « Ce n’est rien ; c’est un frémissement d’esprits animaux, à quoi je ne consentirai point ».

L’inconscient est donc une manière de donner dignité à son propre corps ; de le traiter comme un semblable ; comme un esclave reçu en héritage et dont il faut s’arranger. L’inconscient est une méprise sur le Moi, c’est une idolâtrie du corps. On a peur de son inconscient ; là se trouve logée la faute capitale. Un autre Moi me conduit qui me connaît et que je connais mal. L’hérédité est un fantôme du même genre. « Voilà mon père qui se réveille ; voilà celui qui me conduit. Je suis par lui possédé. » Tel est le texte des affreux remords de l’enfance : de l’enfance, qui ne peut porter ce fardeau ; de l’enfance, qui ne peut jurer ni promettre ; de l’enfance, qui n’a pas foi en soi, mais au contraire terreur de soi. On s’amuse à faire le fou. Tel est ce jeu dangereux. On voit que toute l’erreur ici consiste à gonfler un terme technique, qui n’est qu’un genre de folie. La vertu de l’enfance est une simplicité qui fuit de telles pensées, qui se fie à l’ange gardien, à l’esprit du père ; le génie de l’enfance, c’est de se fier à l’esprit du père par une piété rétrospective, « Qu’aurait fait le père ? Qu’aurait-il dit ? » Telle est la prière de l’enfance. Encore faut-il apprendre à ne pas trop croire à cette hérédité, qui est un type d’idée creuse ; c’est croire qu’une même vie va recommencer. Au contraire, vertu, c’est se dépouiller de cette vie prétendue, c’est partir de zéro. « Rien ne m’engage » ; « Rien ne me force ». « Je pense, donc je suis. » Cette démarche est un recommencement. Je veux ce que je pense, et rien de plus. La plus ancienne forme d’idolâtrie, nous la tenons ici ; c’est le culte de l’ancêtre, mais non purifié par l’amour. « Ce qu’il méritait d’être, moi je le serai. » Telle est la piété filiale.

En somme, il n’y a pas d’inconvénient à employer couramment le terme d’inconscient ; c’est un abrégé du mécanisme. Mais, si on le grossit, alors commence l’erreur ; et, bien pis, c’est une faute.