Éléments de philosophie (Alain)/Livre II/Chapitre 8

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CHAPITRE VIII

DU CONCEPT

On ne peut éviter de traiter ici la question des genres, qui a tant divisé les écoles. Il suffit d’examiner les pensées les plus communes pour apercevoir que les hommes pensent par idées générales, et même que la plupart de leurs erreurs viennent d’une généralisation téméraire, comme on voit que maintenant la seule supposition qu’un homme est Allemand, suffit pour qu’on lui prête des passions et même des vertus qu’il n’a peut-être pas. Cette question se trouve beaucoup éclairée si l’on se fait une idée passable de la fonction d’abstraire et de la fonction de généraliser. Voici le principal de l’idée. Qu’on n’aille pas croire que l’homme qui abstrait se sépare de l’autre terme que l’on nomme concret. En réalité le concret n’est nullement donné ni facile à connaître. C’est le grand problème pour un médecin de découvrir le concret, c’est-à-dire le malade singulier qu’il a sous les yeux. D’où l’on tirera assez vite, une proposition bien cachée, c’est que tout progrès de la connaissance va de l’abstrait au concret. De l’abstrait, on déduit un ou deux caractères ; par exemple de l’abstrait philosophe on tire quelques conclusions de façon à juger si Socrate ou Aristote, ou Descartes est le meilleur exemple du philosophe ; c’est ainsi qu’on les compare, et qu’on fait toute comparaison, sous la lumière du genre, tendu en quelque sorte au-dessus des exemples ; songez seulement au genre homme et à ce qu’on en a conclu, disant que telle action est inhumaine, c’est-à-dire étrangère au genre ou bien que, comme a dit Napoléon, M. Gœthe était un homme, ce qui veut dire le plus conforme au genre humain, c’est-à-dire à un ensemble abstrait. La discussion là-dessus est loin d’être close, car, si on pouvait définir l’homme abstrait, on posséderait un précieux modèle d’humanité, que vous découvrirez, en éclair, être Dieu lui-même. (Dieu fait homme ! Quelle belle expression !) Cela veut dire qu’une fois, en tant de siècles, le modèle humain a existé concrètement, ce qui en effet devait sauver et a sauvé l’humanité, ou, si l’on veut, a renouvelé la condition humaine et l’a relevée et consolée. Bel exemple d’un genre étendu sur une humanité égarée et perdue, et lui montrant en quelque sorte son chemin. Cette remarque est propre à faire entendre que la religion n’est autre qu’une mythologie vraie, c’est-à-dire, depuis vingt siècles, une histoire merveilleuse qui éclaire et relève les hommes et promet la paix. Au fond les passions guerrières n’hésiteront pas à prouver que l’ennemi n’appartient pas à l’humanité. Encore une fois voyez comment notre jugement se sert du genre pour discriminer les individus. Pour ma part, je considère Descartes comme un admirable type d’homme (ou modèle d’homme) ; mais je crois que Platon est encore plus près d’être un dieu ; aussi le nomme-t-on le divin Platon.

La question des genres étant ainsi présentée, et tout progrès de la connaissance allant de l’abstrait au concret, il n’y a plus à demander pourquoi nous faisons des abstractions. C’est que nous ne pouvons mieux ; il nous faut commencer par là. J’aperçois un être en mouvement au loin sur la route, et me voilà à chercher le genre auquel il appartient « C’est, me dis-je, un cheval, ou un bœuf, ou une femme. » Ces corrections reviennent à changer le genre, ce qui permettra de mieux prévoir. Imaginez l’assassin au bord d’un bois, qui croit voir venir deux gendarmes. Le genre le frappe au cœur. Il y va de toute sa vie.

Notre recherche ne va donc pas, comme on dit trop vite, des cas particuliers à l’idée abstraite. Cette marche ne nous avancerait guère car si nous avons la connaissance concrète, que nous manque-t-il ? Quelques astronomes ont formé la connaissance concrète de la marée et après cela ils se souciaient fort peu de généralités ; car le difficile, c’est de connaître la marée comme elle est, en ses mouvements, par ses causes, par ses apparences et par ses effets.

Venons au concept car c’est l’objet de ce chapitre. On nomme concept un genre qui n’est que genre ; c’est donc une construction abstraite qui prétend nous aider à connaître le réel. La mathématique entend bien nous apprendre à connaître les formes réelles par le chemin des formes abstraites ; mais le disciple résiste souvent là, ne voyant à quoi mènent des formes comme l’ellipse et la parabole alors que l’on sait que l’ellipse a seule fourni la forme remplaçante du cercle insuffisant. Ceux qui ne saisissent pas ce rapport que les stoïciens nommaient bien saisissant (leur fantaisie cataleptique) diront que l’ellipse n’est qu’un concept, et c’est d’ailleurs vrai, car aucun astre ne décrit une ellipse ; aucun astre ne ferme même sa courbe. L’astronome est dans l’abstrait et saisit le concret par l’abstrait.

Dans les problèmes de la morale, il arrive souvent que le disciple croit apercevoir que la justice n’est qu’un concept, et l’égalité de même ; et Aristote a bien vu que Socrate, par ses investigations de morale, allait à découvrir les genres éternels dont Platon a fait sa gloire. Les impies qui nient Dieu ne font que soutenir que Dieu n’est après tout qu’un concept ; et combien pensent que la démocratie de Périclès n’est, après tout, qu’un concept. On saisira très bien dans cet exemple la source des hérésies, et le sens réel de l’athéisme. Vous remarquez que ce sujet nous entraîne en toutes régions et dessine même toute la métaphysique. Y a-t-il, demandaient les docteurs scolastiques, y a-t-il des concepts ? Ou bien ne sont-ce pas plutôt des conceptions formées par l’homme selon son désir, ce qui d’ailleurs le juge (car c’est Dieu qui est juge). En ce sens l’athéisme serait le crime des crimes (la négation du crime, comme Hegel aime à dire).

Disons pour conclure (provisoirement) que la formation des concepts est l’étude du sage ; pourvu qu’il rapproche le concept de l’objet concret. Toute la formation de l’esprit consiste à former des concepts qui saisissent quelque chose. Dont le modèle se trouve dans la géométrie. L’homme forme des concepts parce qu’il ne peut mieux. C’est la manière du génie humain de dessiner d’abord la coupole, et ensuite de la poser sur ses piliers. Cette comparaison inspirée par l’histoire de l’église Saint-Pierre à Rome, est excellente si l’on veut se représenter les coups du génie pensant, qui n’est peut-être guère autre chose que le génie artistique. Celui qui a conçu la voûte a créé une quantité de formes belles, dont la suite merveilleuse n’est pas finie. (Ponts, coupoles, aqueducs, etc.) L’homme est un animal qui fait d’abord un plan (toujours trop grand) et qui se plaît sous ces merveilleux abris où vous remarquerez que le Dieu loge toujours, si peu que le temple soit digne de lui.