Éléments de philosophie (Alain)/Livre II/Chapitre 9

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CHAPITRE IX

DE L’HYPOTHÈSE ET DE LA CONJECTURE

L’esprit du lecteur est sans doute assez préparé maintenant à ne plus confondre les hypothèses, qui sont des formes de l’entendement selon les lois, avec les conjectures, qui sont des jeux d’imagination plus ou moins réglés. Le juge ne fait que conjecture quand il suppose que tel accusé est coupable, ou qu’il s’est échappé par la fenêtre, ou que telles empreintes viennent de lui ; mais s’il relie selon la mécanique une position du couteau avec une attitude de l’assassin, il fait une espèce d’hypothèse, reconstruisant un mouvement d’après deux vestiges ; car le mouvement est toujours de l’esprit, et toujours reconstruit ; c’est la forme du changement, et le changement sensible est la matière du mouvement. Mais les hypothèses véritables sont rares dans les recherches de ce genre. Le médecin, quand il suppose que c’est le chloroforme qui a endormi la victime, fait une conjecture ; mais s’il se construit quelque idée, par molécules s’échangeant, de l’action du chloroforme sur les nerfs, c’est alors une véritable hypothèse. On voit d’après cela que la conjecture pose une existence, et l’hypothèse, une essence. Et l’on voit aussi que les sciences ne sont que trop chargées de conjectures. Disons une bonne fois qu’une existence ne doit jamais être posée ni supposée, mais seulement constatée. Celui qui réfléchira là-dessus avec un peu de suite découvrira de la confusion, en ce temps, jusque dans les meilleurs livres.

Demander si une hypothèse est vraie ou fausse, c’est demander si le cercle existe. Mais ce qui existe, c’est telle roue, saisie par la forme cercle, ou tel astre, saisi par la forme ellipse, et d’abord déterminé par les formes sphère, équateur, méridien. Pendant le temps que vous voulez repousser cette idée, demandez-vous si les axes et les vecteurs de Maxwell et ses contours et ses tubes ne lui apportent pas le même genre de secours, tout à fait comme la distance, bien plus simplement, explique la perspective et les effets de parallaxe.

La force, tant de fois méconnue, offre encore un bon exemple ; mais il faut la joindre au système des formes hors duquel elle n’a point de sens ; car une droite ne part pas d’un caillou, mais d’un point et ne limite pas un champ, mais une surface. Il y a peu de mouvements qui ne soient retardés, accélérés ou infléchis ; à la rigueur il n’y en a point. Le mouvement uniforme est une idée, si on le construit selon l’inertie seulement. C’est un mouvement non relié, et qui n’est donc nulle part ; mais l’entendement le pose comme élément ; c’est la droite de la mécanique. Partant de quoi est définie la vitesse qui ne saisit encore rien au monde. Mais patience. La vitesse permet de définir la vitesse de la vitesse ou accélération, par où l’on définit, pour la masse posée invariable, des forces égales, inégales, mesurables. Après quoi, pour une force posée invariable, on définit, par l’accélération toujours, des masses égales, inégales, mesurables. Voilà de quoi saisir un bon nombre de mouvements liés, comme les chutes et gravitations en font voir. Mais sans ces formes, ou peut-être d’autres, toujours de même source, on ne saura pas plus saisir le plus simple des mouvements réels que le pâtre ne saura déterminer les apparences célestes sans alignements ni cercles.

Considérez maintenant cette force, toujours entre deux mobiles, relation non chose, nullement effort dans le bras, nullement tendance ni tension interne dans aucune chose. Car ces images, trop communes même dans les ouvrages composés, ne sont que fétichisme et qualités occultes, comme lorsqu’on disait que le poids de la pierre était en elle comme une disposition à tomber, comme un sentiment ou une pensée autant dire ; ce sont des pensées de sauvage.

L’atome est encore une belle hypothèse, qui exprime justement que, dans un système selon la vraie science, il n’y a rien d’intérieur à rien, ni de ramassé, mais que tout est relation externe. Aussi la grandeur n’a rien à voir avec l’atome ; par l’idée de l’atome est posé simplement un corps dans l’intérieur duquel il n’y a rien à considérer. Demandez-vous après cela s’il existe des atomes, et courez même les voir chez quelque montreur d’atomes. Vous demanderez en même temps à voir le méridien et l’équateur.

NOTE

L’hypothèse signifie l’idée dans la recherche. Et la seule question qui intéresse ici est de savoir pourquoi une hypothèse est bonne, pourquoi elle vaut mieux qu’une autre. Si vous parcourez les pages célèbres d’Henri Poincaré sur ce sujet-ci, vous verrez que la netteté et la simplicité y manquent. Auguste Comte est unique là-dessus, ayant découvert que les sciences forment une série de six fondamentales, Mathématique, Astronomie, Physique, Chimie, Biologie, Sociologie. Tout dans cette série est clair pour vous, si ce n’est que la sociologie, autre nom de la politique, ne vous est pas assez familière. Or, de cette série, et concernant les hypothèses, voici ce que le bon sens et l’histoire suggèrent. Une science dépend de celle qui la précède, biologie de chimie, physique d’astronomie, en ce sens que les découvertes de la précédente, fournissent les hypothèses de la suivante. Ainsi les hypothèses biologiques sont naturellement chimiques (la chaleur animale ne peut résulter que d’une réaction chimique exothermique, c’est-à-dire qui dégage de la chaleur). Les hypothèses de la physique sont astronomiques, par exemple les corpuscules gravitants que l’on suppose dans les gaz, et ainsi du reste. Il est permis d’affirmer sur la foi de Comte, qui savait les sciences ; il n’est pas nécessaire de trouver autant d’exemples que de paroles comme il faudrait. Ainsi le grand secret des hypothèses tient dans cette formule très simple, expliquer l’inconnu d’après le connu. Quant aux conjectures, elles donnent lieu à des développements faciles. Supposition est le genre, hypothèse et conjecture sont les espèces. Par exemple la supposition que la planète Mars est habitée n’est nullement une hypothèse, car elle n’a pas pour fin de ramener l’inconnu au connu. Surtout ne ramenez pas l’analogie, laissez-la à sa définition un peu sévère. Autrement on pourrait bien dire que c’est l’analogie entre la Terre (le connu), et Mars (l’inconnu) qui suggère la supposition que Mars soit habitée. Développez cela, si cela vous plaît ; mais il vaut mieux se reporter à la rigueur des formules de Comte, et dire que la supposition d’habitants dans Mars, n’est pas mieux connue qu’une autre et qu’ainsi il y aura de grandes recherches et téméraires pour éclaircir ce simple énoncé. Il se peut que d’aventure la science découvre des vérités par ce moyen. Au fond s’il y a des habitants dans Mars ce n’est pas une vérité ; non, mais il y aura une vérité de cette physiologie quand on recevra des perceptions suffisantes. Nous entrons ici dans l’obscurité que l’idée de vérité porte avec elle. On peut se préparer utilement à la philosophie sans se fatiguer prématurément à de telles subtilités. Un autre exemple pour vous redresser ; celui qui suppose dans une montre une petite bête enfermée ne fait point du tout une hypothèse ; il va même contre la loi, car il prend à la biologie une hypothèse de physique ; et il substitue au problème posé un problème bien plus difficile, c’est celui de la petite bête, de la vie, de l’âme, etc. La vraie marche est au contraire de faire en biologie l’hypothèse du pur mécanisme, c’est-à-dire que le vivant, vase clos, doit se comporter comme tout vase clos selon la chimie et la physique, sans autre principe du mouvement qu’une conservation d’énergie ou une dissipation de chaleur. On irait sans fin dans ce développement, et je juge que le disciple peut bien aller tout seul.