Éléments de philosophie (Alain)/Livre III/Chapitre 2

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III, ii. — Langage et poésie

CHAPITRE II

LANGAGE ET POÉSIE

La langue est un instrument à penser. Les esprits que nous appelons paresseux, somnolents, inertes, sont vraisemblablement surtout incultes, et en ce sens qu’ils n’ont qu’un petit nombre de mots et d’expressions ; et c’est un trait de vulgarité bien frappant que l’emploi d’un mot à tout faire. Cette pauvreté est encore bien riche, comme les bavardages et les querelles le font voir ; toutefois la précipitation du débit et le retour des mêmes mots montrent bien que ce mécanisme n’est nullement dominé. L’expression « ne pas savoir ce qu’on dit » prend alors tout son sens. On observera ce bavardage dans tous les genres d’ivresse et de délire. Et je ne crois même point qu’il arrive à l’homme de déraisonner par d’autres causes ; l’emportement dans le discours fait de la folie avec des lieux communs. Aussi est-il vrai que le premier éclair de pensée, en tout homme et en tout enfant, est de trouver un sens à ce qu’il dit. Si étrange que cela soit, nous sommes dominés par la nécessité de parler sans savoir ce que nous allons dire ; et cet état sibyllin est originaire en chacun ; l’enfant parle naturellement avant de penser, et il est compris des autres bien avant qu’il se comprenne lui-même. Penser c’est donc parler à soi.

Certes c’est un beau moment, comme Comte l’a remarqué, que celui où l’homme, seul avec lui-même, se trouve à la fois avocat, et juge ; c’est le moment de la réflexion ; c’est même le moment de la conscience ; sans doute ne fait-on paraître le Soi qu’en parlant à soi. Mais disons que, dans ce bavardage solitaire, il y a une inquiétude qui va à la manie. D’abord on ne peut conduire sa parole, car conduire sa parole ce n’est qu’essayer tout bas et répéter tout haut ; de moi à moi Il faut que je me fie à ma parole et que je l’écoute, et la déception, qui est l’état ordinaire, irrite bientôt. On saisit ici le prix des maximes, par quoi le mécanisme participe de la sagesse. Et certainement il y a un plaisir sans mesure à répéter ; c’est se reconnaître et reprendre le gouvernement de soi ; c’est pourquoi les contes ne plaisent que dans une forme fixée.

Mais, contre ce besoin de reconnaître, il y a dans le langage comme mécanisme une exigence de changement qui est biologique, et à laquelle la musique, la poésie et l’éloquence doivent donner satisfaction. Car il faut que certaines parties se reposent et que d’autres se détendent après l’inaction. Et, faute d’une mémoire ornée de belles paroles, le bavard sans culture est jeté de discours en discours, sans pouvoir même répéter exactement ce qui offre au passage comme l’éclair d’une pensée.

Par opposition à cette misère intellectuelle, considérons qu’un beau vers est un merveilleux soutien pour la réflexion. Car d’un côté comme on ne peut dire autrement sans manquer au rythme ou à la rime, on ne peut dériver ; on s’arrête, on retrouve et on se retrouve. Mais surtout cet art de chanter sa propre pensée développe toujours dans la phrase rythmée la compensation après l’effort, soit pour les sons, soit pour les articulations, ce qui ramène au repos après un travail équilibré de l’appareil parleur ; et l’on se trouve ainsi protégé contre le discours errant, au lieu qu’une phrase mal faite en appelle une autre. C’est pourquoi l’entretien avec soi n’est soutenu comme il faut que par les fortes sentences de la poésie. C’est donc par de telles œuvres que l’enfant commence à penser ; il peut alors s’écouter lui-même, et reconnaître sa propre pensée dans l’œuvre humaine ; mais le premier effet est esthétique ; l’enfant est d’abord retenu ou saisi ; ensuite il se reconnaît. Et ces remarques rassurent aussitôt le maître quant au choix des œuvres ; car le principal est qu’elles soient belles et pleines de sens ; mais il n’est point dans l’ordre que l’enfant les comprenne avant de les retenir. Et certes, il peut y avoir à comprendre dans les improvisations d’un enfant ; mais le maître croit trop facilement que ce qui l’intéresse instruit l’enfant aussi ; au contraire dans ce qu’il dit, l’enfant se perd ; et c’est une raison décisive lorsqu’on se risque à provoquer des réponses libres, de les faire toujours écrire aussitôt, afin d’interroger de nouveau la réponse elle-même. Le langage commun appelle naturellement Pensées les formules que l’on retient et qui s’imposent à la mémoire, donnant ainsi un objet à la réflexion. Et quand je dis qu’un tel appui est nécessaire à l’enfant, Je n’entends pas que l’esprit le plus ferme et le plus mûr puisse s’en passer ; le défaut le plus commun est d’aller à la dérive, et de tomber d’une idée à l’autre selon les lois mécaniques de la chute. L’égarement est le vrai nom de cet état errant de l’esprit.

Auguste Comte a donc dit une grande chose, lorsqu’il a voulu appeler prière la méditation sur un poème ; car c’est interroger l’humain en ce qu’il a de plus éminent ; c’est frapper au rocher comme Moïse, et appeler le miracle ; se retrouver soi dans un poème qui date peut-être de mille ans ; et tirer la plus profonde richesse, et sans fin, de cet objet immobile. Toute contemplation esthétique a bien ce caractère ; mais le beau nom de prière ne convient pas également à toutes ; il convient le mieux lorsque je puis, en quelque lieu que ce soit, par une pieuse récitation, produire cet objet secourable. Et celui qui n’a point de culte ni de prière ignorera toujours l’attention vraie. L’attention serait donc toujours attention à un texte et réflexion sur un texte. Sans quoi la difficulté est oubliée. L’Esprit suppose donc des Pensées ou expressions invariables conservées par la mémoire. L’enseignement n’a pas méconnu ces principes ; et la religion a fait de la lecture un exercice de méditation ; c’est le Bréviaire. Toutefois il s’en faut de beaucoup que l’importance des textes inaltérables pour notre salut mental soit toujours assez comprise. Dans tout ce que l’on entend contre la récitation, ces lois de la nature humaine sont gravement méconnues. Il y a une solidité et un sérieux en ceux qui ont lu quotidiennement la Bible ; et cet avantage balance l’infériorité doctrinale du protestantisme comparé au catholicisme. Ceux qui se répètent à eux-mêmes un texte familier jusqu’à ce que le sens éclate sont les véritables penseurs. On sait l’avantage d’une langue morte et de la difficulté de traduire. L’expérience fait voir qu’il n’y a point de culture hors de ces conditions. Toutefois les vraies raisons sont dans le rapport du langage et de la pensée, comme il est assez évident par le présent développement.