Éléments de philosophie (Alain)/Livre III/Chapitre 3

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CHAPITRE III

DE LA CONVERSATION

Chacun sait que dans les rencontres de loisir l’échange des idées, si l’on peut ainsi dire, se fait par des formules connues d’avance. L’esprit s’y joue tout au plus dans les mots, comme en des variations, sans autre plaisir que la surprise. Je vois là un reste des anciennes cérémonies, où l’on avait assez de bonheur à confirmer les signes. Tels sont les vrais plaisirs de société. L’esprit en révolte n’y apporterait qu’une guerre stérile. La dispute vive surprend et rend stupide, par la nécessité de suivre l’adversaire sur son terrain. Mais aussi il faut être enfant pour croire que les victoires en discours établissent jamais quelque vérité. L’imagination est déjà assez puissante sur les formes mal définies ; et il existe même des sophismes de géométrie qui étonnent un moment. À bien plus forte raison, quand on argumente sans figures et avec les mots seulement il n’est rien d’absurde qu’on ne formule, rien de raisonnable qu’on ne puisse contester ; car les mots n’ont point d’attaches selon le vrai, et, en revanche, ils ont, comme leur origine le fait assez comprendre, une puissance d’émouvoir qui va toujours au delà de leur sens, et qui fait preuve pour l’animal, sans qu’il sache seulement de quoi.

Ce n’est pas qu’on puisse toujours laisser l’arène aux bavards, aux emportes aux charlatans. Mais la discussion arrive tout juste à troubler cette magie des paroles par de sèches et précises questions, encore pleines de pièges pour les autres et pour soi-même. Sans compter que la fatigue termine tout par des semblants d’accord et une paix pleine de récriminations à part soi. On peut admirer ici la profonde sagesse catholique, qui n’a pas voulu que les graves problèmes fussent livrés à de telles improvisations. Mais les Sages de la Grèce, et Platon lui-même étaient encore à la recherche d’un art de persuader et d’un art de convaincre, et l’on peut voir dans les immortels Dialogues le contraste, peut-être cherché, après tout, entre les discussions mot à mot qui jettent l’esprit dans le désordre, et les belles invocations, utiles surtout à relire, et qui font de si puissants éclairs. Mais il faut être bien au-dessus du discours pour lire Platon. Toujours est-il que bien des hommes, et non des médiocres, espèrent encore beaucoup d’une discussion serrée, où l’on porte des coups comme ceux-ci : « de deux choses l’une », ou bien : « je vous mets ici en contradiction avec vous-même ». Nul n’en est plus au Bocardo et Baralipton de l’école ; mais que de vaines discussions dans la longue enfance de la sagesse, d’après cette idée séduisante que la contradictoire d’une fausse est nécessairement vraie, ce qui ferait qu’en réfutant on prouve ! Mais l’univers s’en moque.

Il ne se moque pourtant point de nos angles, ni de nos triangles égaux ou semblables, ni du cercle, ni de l’ellipse, ni de la parabole. Ces choses sont élaborées par dialectique, les choses dont on parle étant d’abord définies par des paroles et ne pouvant l’être autrement, et puis le penseur se faisant à lui-même toutes les objections possibles, jusqu’à la conclusion inébranlable. Cette puissance de la dialectique mathématicienne a toujours étourdi un peu les penseurs, et encore plus peut-être lorsque le langage plus abstrait de l’algèbre sembla s’approcher davantage des secrets de la nature, au moins de l’astronomique, mécanique et physique. Et ce livre-ci a pour objet d’éclairer tout à fait ces difficultés, à savoir d’expliquer ce que peut la logique pure, que l’on devrait appeler rhétorique, et pourquoi la mathématique peut beaucoup plus. « La colombe, dit Kant, pourrait croire qu’elle volerait encore mieux dans le vide. » Tout à fait ainsi le mathématicien, ne pensant plus assez à ce qui reste encore d’objet devant ses yeux et sous ses mains, pourrait bien croire qu’il penserait plus avant encore avec des mots seulement. D’où sont nés ces jeux dialectiques, tour à tour trop estimés et trop méprisés, que l’on appelle théologie, psychologie, magie, gros de vérités, mais vêtus de passions, de façon que toute leur vertu persuasive est attribuée trop souvent à un syllogisme bien fait, ou bien à une réfutation sans réplique.

C’est Aristote, celui des philosophes peut-être qui argumente le moins, c’est Aristote, élève de Platon, qui eut l’idée de mettre en doctrine l’art de discuter, si puissant sans doute sur sa jeunesse. Et des siècles de subtilité n’ont pas ajouté grand’chose à son prodigieux système de tous les arguments possibles mis en forme. Et si on le lisait sans préjugé, on n’y verrait plus cette logique ou science des paroles et en même temps science des raisons, mais plutôt la vraie rhétorique qui traite de ce que le langage tout seul doit à l’entendement. Mais qu’on la nomme comme on voudra. C’est donc comme une grammaire générale qu’il faut maintenant examiner sur quelques exemples renvoyant le lecteur, pour les détails et le système, à n’importe quel traité de logique. Dès que l’on connaît leur secret, ils sont tous bons.

NOTE

Il ne manque à ce chapitre qu’un peu plus d’ampleur, afin de découvrir, dans le moindre entretien, toute l’humanité. C’est qu’on n’estime pas assez les écoles d’éloquence, comme celle des Anglais, qui préparent tout droit aux débats politiques ou notre Conférence des Avocats. Je ne crois pas qu’on y apprenne l’éloquence, mais on y apprend quelque chose de bien plus important, le respect du semblable, la retenue dans la victoire, toutes choses qui manquent dans les foires à discours. Quiconque réfute entre dans la pensée de celui qu’il réfute, et se met d’accord avec lui. N’est-ce pas merveilleux ? L’homme a donc le pouvoir de comprendre même qu’on ne le comprenne pas. Toute l’antiquité s’est formée par des discours pleins de politesse, comme on voit dans le de Natura Deorum de Cicéron. En Lucrèce, encore plus de hauteur par la puissance de la poésie qui, en effet, use encore plus noblement du langage et conserve plus étroite l’amitié humaine par le nombre et le pas des vers, en sorte que réfuter ainsi, c’est honorer.

Ici se termine l’introduction qui voulait élever le langage à sa dignité, comme éminemment le moyen de penser avec les autres et avec soi. Il faut souhaiter que la conversation retrouve ses lois et ses cérémonies, qu’on peut dire sacrées sans exagérer. Il s’agit à présent d’analyser ces ressorts.