Éléments de philosophie (Alain)/Livre IV/Chapitre 1
CHAPITRE PREMIER
DU JUGEMENT
Que l’esprit reçoive la vérité comme la cire reçoit l’empreinte, c’est une opinion si aisée à redresser que le lecteur la considérera avec mépris peut-être. Elle règne pourtant sur presque tous les livres, et sur tous les esprits qui n’ont pas assez inventé en s’instruisant. La faute en est au premier enseignement, qui n’a jamais assez d’égard pour ces erreurs hardies que l’esprit enfant formerait par ses démarches naturelles. Le plus ferme jugement, dès qu’il s’essaie, se trouve pris dans des preuves irréprochables, jusqu’à ne pouvoir même en changer la forme, par l’impossibilité de mieux dire. L’esprit en reste accablé, au lieu de cette forte prise que l’on voit chez ceux qui ont appris seuls ; mais ceux-là s’empêtrent souvent, par la difficulté des choses et la puissance des passions. Les plus heureux sont ceux qu’une folle ambition de tout savoir ne travaille pas, quoiqu’ils aient tout loisir pour s’instruire comme il faut ; ceux-là considèrent naturellement, et il n’est pas de mouvement d’esprit plus juste, que la preuve d’autrui est comme indiscrète ; ils la connaissent assez, ils la devinent aux préliminaires. Même importunés, même écoutant et comprenant les parties, ils savent ne pas les lier et faire tenir debout par cette attention décisive que le marchand de preuves guette dans leurs yeux. Tous les éléments de ce monde qui allait naître retombent au chaos, faute d’un créateur. Semblable à ces lutteurs, toujours prudents à saisir ce qu’on leur offre. On réfléchit mal dans une prison de preuves. D’autres craignent les fausses preuves, eux la vraie. Jeu de prince.
On ne juge pas comme on veut, mais on ne juge que si on veut. Les naïfs se demandent comment on peut se refuser aux preuves ; mais rien n’est plus facile. Une preuve ou une objection n’ont pas même assez de mon consentement ; il faut que je leur donne vie et armes. Les consentements faciles nous trompent là-dessus. Pour moi, j’observe souvent qu’une preuve connue, reçue même en son entier, recopiée même, je dis une preuve des sciences exactes, reste comme un corps mort devant moi. Je la sais bonne, mais elle ne me le prouve point ; c’est par grand travail que je la ressuscite ; plus je me laisse aller, moins elle me prend. Mais aussi elle est neuve à chaque fois qu’elle renaît. Naïve à chaque fois. Si vous n’êtes pas ainsi, prenez Platon pour maître.
Les preuves sont œuvre d’homme ; l’univers du moins est ce qu’il est. Bon. Mais il ne se montre pas comme il est. Ouvrez les yeux, c’est un monde d’erreurs qui entre. Ici tout veut être redressé. L’expérience ne corrige que les plus grosses erreurs, et bien mal. Dès que les choses ne peuvent plus nuire ni servir, il est bien aisé de les ignorer. Un homme de lettres s’étonnait d’entendre dire que les étoiles tournent d’Orient en Occident. « Si elles tournaient, on le saurait », disait-il. Mais c’est peu de chose que de voir tourner les étoiles. Le mouvement des planètes est bien plus caché. Nos passions, nos souvenirs, nos rêves embrouillent encore ce tableau. La variété des erreurs et des croyances suffit à nous rappeler que l’erreur est notre état naturel, l’erreur, ou plutôt la confusion, l’incohérence, la mobilité des pensées. D’où l’on ne sort que par un décret qui est d’abord refus, doute, attente. « Supposant même de l’ordre entre des choses qui ne se précèdent point naturellement les unes les autres ». Ainsi parle Descartes.
Les prêcheurs de toute foi ont bien compris ces choses, mais sur d’autres exemples. Dès qu’il s’agit de vertu ou de perfection, ceux qui y pensent un peu ont bientôt compris que ces choses-là, qui justement ne sont point, ne sont point pensées si elles ne sont voulues, et, bien mieux, contre les leçons de l’expérience. Aussi disent-ils bien que la bonne volonté doit aider les preuves et que Dieu ne se montre qu’à ceux qui l’en prient. Mais ils ne le découvrent que par les effets extérieurs, voulant toujours un Dieu qui existe à la manière du monde, mais caché. Il est pourtant assez clair que la justice entre les hommes n’existe pas, et qu’il faut la faire. Et, par une rencontre assez ordinaire, il se trouve que le double sens du mot jugement nous instruirait assez, si nous savions lire. Mais de quelles profondeurs humaines est sorti ce troisième sens, qui lie si bien les deux autres, et d’après lequel le jugement est cette décision prompte qui n’attend point que les preuves la forcent, qui achève et ferme un contour par un décret hardi, tenant compte aussi de ce qu’on devine, de ce qui est ignoré, de ce que l’homme doit à l’homme, mais sans peur, et prenant pour soi le risque ? Ce sont des dieux d’un moment.
NOTE
Voici donc la loi suprême du jugement ; dès que l’ordre humain est pris comme objet, c’est que c’est le meilleur qui éclaire tout. Découronnez l’homme, il retombe au plus bas. Vous-même d’abord. Jugez-vous animal, et vous êtes tel ; déterminé, et vous êtes tel ; timide, et vous êtes tel. Aussitôt. Mais pour les autres aussi bien. Ici il apparaît en clair pourquoi l’expérience non redressée nous trompe inévitablement. C’est donc le meilleur qui nous instruit, et il faut gouverner, conseiller, instruire d’après les modèles. Rares et mélangés dans l’expérience directe ; choisis au contraire et purifiés dans l’expérience littéraire, qu’il vaudrait mieux appeler esthétique, parce que la beauté de l’expression est-ce qui nous enlève le désir et le moyen d’altérer les sentiments composés et les courageuses pensées d’un Socrate, d’un Marc-Aurèle, d’un Virgile. Car ce qui n’est point beau est livré aux médiocres qui le divisent et le recomposent à leur niveau. Mais ce qui est beau revient toujours le même, et intact ; c’est l’objet qui convient si l’on veut penser la nature humaine, toujours humiliée sans ce secours. Les grands auteurs sont donc le seul miroir où l’homme puisse se voir homme. Et l’admiration est la stricte méthode pour la formation de l’esprit.