Éléments de philosophie (Alain)/Livre IV/Chapitre 2

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CHAPITRE II

L’ESPRIT JUSTE

On dit un esprit juste, on ne dit pas un esprit injuste, mais ce sens est pourtant supposé par l’autre. La connaissance des choses n’est pas ce qu’il y a de plus difficile ; et Socrate osait dire que ce n’est pas ce qu’il y a de plus pressant. Je puis remarquer aujourd’hui que depuis un demi-siècle les générations se sont adaptées à un esprit strictement positif, et dominent aisément ce genre de connaissances qui nous rend maîtres des choses. L’erreur serait de croire que cette formation suffit à faire un esprit juste. L’esprit est toujours juste à l’égard des choses dès qu’il les connaît ; et ajoutons qu’il les connaît toujours dès que son métier l’y oblige, mais cette connaissance est bien loin d’épuiser le sens de ce beau mot, l’esprit juste. Il faut juger de l’humanité d’après d’autres principes. Voir les hommes sous l’idée de nécessité, cela est court, cela n’est pas juste. D’autant qu’ils y descendent dès qu’ils se sentent pris ainsi. L’idée que les commerçants volent autant qu’ils peuvent les rend tous voleurs en effet ; voleurs mais non point contents. Ce sont des poètes et des moralistes. Quand on lit dans Marc-Aurèle : « Garder le génie intérieur exempt de souillure », on le croit bien loin du commun. Mais enfin c’était un homme, ce n’était qu’un homme. Non pas si loin du commun. Beaucoup de rois abdiquent sans y penser ; mais l’abdication signifiée, personne n’y consent, ou presque personne ; de là les guerres. L’idée de subir et de suivre la peur à la manière des animaux n’est pas supportée. Terribles redressements. Il est vrai que le misanthrope et le géomètre ne sont nullement éclairés par là, l’un disant que la férocité animale n’est qu’endormie, ce qui n’est même pas une demi-vérité, l’autre disant que la guerre est nécessaire, et au fond fatale, et que nulle volonté n’y peut rien. Jugements profondément injustes, et qui font l’esprit faux. La guerre est plutôt une crise de peur, dominée en beaucoup par un sursaut de liberté. Ce sursaut dépasse seulement le but ; il ne faudrait, pour assurer la paix, que croire ferme à l’héroïsme humain. Mais c’est ici comme dans la recherche technique, où l’homme aime mieux essayer que juger. Car le commencement de l’essai n’effraye point ; au lieu que si on jure de soi, c’est autre chose. L’esprit faux est donc ici comme partout un esprit sans courage.

L’objet se charge de nous apprendre la nécessité ; n’ayons crainte. Mais comment apprendre foi, espérance, et charité ? Comment, sinon par l’admiration et imitation des meilleurs types humains ? L’enfant va droit là, fort de son ignorance ; voilà le mouvement humain. La faute de jugement est donc de ne pas croire à l’humanité. Le plus beau mythe est celui d’Hercule ; voilà le modèle que l’homme s’est donné ; et ce compagnon rassure dans le sens plein du mot. Je dis donc qu’il faut de la grandeur d’âme et même de la hauteur pour bien juger. Non sans sévérité ; j’ai remarqué que qui méprise beaucoup pardonne beaucoup ; mais inversement qui estime beaucoup exige beaucoup ; négligeant toutefois les choses de peu, et, pour les fautes d’importance, y cherchant toujours la vertu cachée et l’erreur explicable, ce qui est une manière d’être indulgent sans la moindre complaisance. Je ne parle ici que du jugement nu ; je laisse les punitions, qui sont d’un autre ordre. Je puis appeler sévère en un sens l’homme qui condamne l’homme à rester ignorant, menteur et brutal par la nécessité de sa nature ; mais beaucoup appelleront sévère en un tout autre sens, celui qui frappe toujours au sommet de l’âme et qui attend.