Éléments de philosophie (Alain)/Livre IV/Chapitre 3

La bibliothèque libre.
Éditions Gallimard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 224-227).
IV, iii. — De l’instinct

CHAPITRE III

DE L’INSTINCT

L’instinct des animaux ne propose qu’un problème de physique, à la vérité fort difficile dans le détail, mais assez simple quant aux principes. Il faut seulement considérer l’élément moteur qui est le muscle, dans lequel, lorsqu’il est nourri, il se fait comme une explosion diffuse, avec transformation pour une petite partie en chaleur, pour le principal en mouvement. Ce mouvement est un changement de la forme fuselée en la forme arrondie, changement que l’on appelle contraction. Sans que l’on connaisse le mécanisme intime de cette décomposition explosive, on peut déjà écrire que l’énergie retrouvée en chaleur et mouvement ne dépasse jamais le travail accumulé que représentent, aux yeux du chimiste, les aliments et les éléments musculaires qui s’en sont nourris. L’occasion de cette décharge est, soit dans une excitation extérieure directe, soit dans l’action d’un courant ou d’une traînée de réactions chimiques, comme on voudra dire, qui se transmet le long d’un nerf. Un animal, considéré comme moteur de lui-même, se compose, chez les vivants les plus parfaits, d’une carcasse à articulations, interne ou externe, sur laquelle sont attachés des muscles extenseurs et fléchisseurs ; et les nerfs font communiquer toutes les parties motrices entre elles par des centres subordonnés et enfin par un centre principal qu’on nomme cerveau. Le détail est fort compliqué. Ajoutons, pour compléter l’esquisse, les organes des sens qui sont des parties plus sensibles que d’autres aux faibles actions du milieu extérieur.

Si l’on se délivre maintenant, par précaution de méthode, de l’idée d’un pilote logé au centre principal, recevant des messages et envoyant aux muscles des instructions, il reste un moteur à explosions, fort compliqué et capable d’une grande variété de mouvements. Ces mouvements sont limités par l’armature articulée, par l’action de la pesanteur, par la puissance des muscles antagonistes ; et cette puissance elle-même dépend du travail immédiatement antérieur, de l’élimination des déchets, et de la nutrition ordinaire, laquelle est excitée, ainsi que l’élimination, par le mouvement même de chaque partie. Il faut dire aussi qu’une excitation en un point ne se transmet pas aussitôt partout, ni aussi forte ; cela dépend du trajet nerveux, et vraisemblablement du travail déjà fourni immédiatement auparavant par les éléments transmetteurs. Cela posé et retenu, il est naturel de supposer que toute excitation s’irradie en tous sens par mille chemins, de façon que l’animal agit toujours en se contractant tout, comme on voit assez si l’on remarque que le premier éveil met d’abord en mouvement les parties les plus légères, et les plus libres, oreilles ou queue, comme Darwin l’a montré. Et ces premiers mouvements sont les signes de ceux qui suivront. Il est clair qu’un animal excité ne fera pas pour cela n’importe quel mouvement, par exemple qu’un cheval ne se mettra pas à ruer s’il ne peut baisser la tête. Disons que l’explosion se fera jour selon la ligne de moindre résistance, d’ailleurs fort difficile à déterminer. Remarquez seulement qu’en posant que les actions d’un animal dépendent de sa forme, de son attitude et des objets résistants qui l’entourent, on circonscrit déjà le problème. L’huître ne fait guère qu’un mouvement ; l’écureuil, qui est comme une huître composée, en fait beaucoup plus. Le fourmi-lion, qui est entre deux, ne fait guère au fond de son trou qu’un mouvement brusque de la tête, ce qui lui donne déjà l’apparence d’un rusé chasseur ; c’est que la pesanteur travaille pour lui.

La structure du corps humain ne diffère pas beaucoup de celle du singe ou de l’écureuil ; et les réactions de l’instinct se produisent en lui selon sa forme, sa puissance, son attitude, et aussi selon les obstacles. Mais l’homme pense ; j’entends qu’il perçoit son corps et les mouvements de son corps, même les moindres, plus ou moins nettement, sans compter les plaisirs et les douleurs qui résultent de ces mouvements mêmes, ou de l’action des objets. Telle est notre première pensée, et notre constante pensée ; ces soubresauts, ces frissons, ce mouvement de la vie nous accompagnent en toutes nos recherches, et à chaque instant nous en détournent, tout l’univers se repliant sur nous en quelque sorte, pour ne plus se distinguer enfin de nos mouvements, soubresauts et frémissements perçus ensemble. Ainsi la tempête, d’abord spectacle au dehors, puis menace à nos portes, finit par être en nous tempête, mais tempête de muscles seulement, tremblement, horreur, fuite éperdue, chute, effort des mains, toux, nausée, cris. Pour le témoin sans passion, cet homme-là n’est que l’animal-machine, se mouvant comme nous l’avons dit.

En ce sens, il y a une pensée instinctive, ou, pour mieux dire, une pensée qui redescend vers l’instinct, puis s’en sauve, et y retombe, ou bien s’y repose, ou bien s’y jette. Nous touchons ici aux passions ; elles seront amplement décrites plus loin d’après ces vues. Il suffit ici de dessiner à grands traits cette suite d’actions mécaniques qui assurent en tout temps la nutrition, la respiration, l’élimination, le salut immédiat. À travers quoi nous arrivons à penser le monde et ce mécanisme même du corps, comme on l’a vu, mais non sans retomber toujours au chaos crépusculaire, jusqu’à cette confusion de toutes choses dont aucun souvenir ne reste, qui est délire ou sommeil. Rien n’empêche, d’après cela, d’inventer par jeu une espèce de mythologie de la pensée animale ; mais ce n’est qu’un jeu ; car il faudrait la circonscrire bien au-dessous des sentiments et des passions. L’ordre seul, par jugement et géométrie, fait apparaître le désordre. Et qu’est-ce enfin qu’une pensée sans penseur ?