Éléments de philosophie (Alain)/Livre V/Chapitre 10

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Éditions Gallimard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 280-283).

CHAPITRE X

DE LA COLÈRE

La colère naît souvent de la peur. La première occasion d’agir ou seulement de parler oriente alors toute l’agitation musculaire ; mais il reste dans l’action quelque chose du tremblement de la peur ; tous les muscles y concourent, et l’agitation est encore augmentée par ses propres effets, comme on voit si bien dans l’enfant qui crie de toutes ses forces, et crie encore plus par le mal qu’il se donne et par le bruit qu’il entend. Est-ce ici peur ou colère ? On ne sait : les deux sont mêlés. Chez l’homme fait il y a toujours, dans toute colère, une certaine peur de soi-même, et en même temps un espoir de soulagement comme si la colère nous déliait ; et elle nous délie, si elle tourne à l’action. Mais souvent elle se dépense en gestes et en paroles, non sans éloquence quelquefois. On n’en peut alors juger par le dehors ; car une action vive et difficile offre souvent tous les signes de la colère ; mais les effets supposent de la clairvoyance et une certaine maîtrise de soi, ce qui faisait dire à Platon que la colère peut être au service du courage, comme le chien est au chasseur.

Mais la colère n’est pourtant point à mes ordres, comme sont mes jambes, mes bras, ma langue ; et chacun sent bien que la colère l’entraîne toujours plus loin qu’il ne voudrait. Peut-être y a-t-il aussi dans la colère, dès qu’elle n’est plus seulement convulsion ou crise de nerfs, bien plus de comédie qu’on ne l’avoue. On apprend à se mettre en colère et à conduire sa colère comme on apprend à faire n’importe quoi. Peut-être y a-t-il colère dès que l’on agit en pensant à soi, j’entends sans savoir exactement ce que l’on peut faire en laissant aller toute sa force. Il y a des mouvements que l’escrimeur sait faire ; mais, pour forcer un peu la vitesse et en quelque sorte pour se dépasser lui-même, il faut qu’il délivre l’animal, à tous risques. C’est comme une colère d’un court moment, d’abord préparée par l’attitude et les mouvements, et puis lâchée comme un coup de fusil. Meus il est d’expérience aussi que les mouvements laissés à la colère se dérèglent bientôt. Aussi voit-on que la colère éloquente va par courts accès, interrompus par la réflexion et la reprise de soi. Au reste il est clair que, dès que l’on fait une action nouvelle, on ne sait pas si on la fera, ni comment. Aussi la peur précède la vraie improvisation, et la colère l’accompagne toujours.

Il y aurait donc un peu de colère toutes les fois que, sans prévoir assez, nous osons. Agir malgré la peur, c’est peut-être la colère même. Cela peut être observé dans les conversations de société ; le moindre frémissement de colère, ou, si l’on veut, d’éloquence dans la voix fait dresser l’oreille aux détourneurs, qui y remédient par quelque occasion innocente de faire rire. C’est que la colère est le signe qu’on improvise, que l’on dit quelque chose de nouveau dont on ne voit pas les suites. Vouloir dire ce qu’on n’ose pas dire, et se mettre en colère, c’est tout un. La rougeur du visage, commune au timide et au menteur, est peut-être une colère rentrée. La colère est souvent la suite d’un long mensonge de politesse ; après la peur qui se tait, c’est la peur qui parle. Mais observez bien que j’entends non pas la peur d’un mal bien défini, mais la peur de l’imprévu, aussi bien dans ce que l’on fera. C’est pourquoi on voit tant de colères dans l’amour vrai, où la crainte de blesser ou de déplaire fait qu’on ne s’y risque qu’avec fureur. Aussi, quelque effet que l’on me fasse voir, je crois difficilement à la haine ; l’amour et la crainte expliquent assez nos crimes.

La colère serait donc toujours peur de soi, exactement peur de ce que l’on va faire, et que l’on sent qui se prépare. Aussi a-t-on souvent de la colère contre ceux qui vous donnent occasion de dissimuler ; le frémissement se connaît alors dans les paroles les plus ordinaires. L’indiscrétion par elle-même offense. Et peut-être l’offense n’est-elle jamais que dans l’imprévu. La colère est donc liée de mille manières à la politesse. Même laissant cette colère qui va avec l’action, et qui est presque sans pensée, je dirais bien que la vraie colère naît de cette contrainte que chacun s’impose en société, par crainte des gestes et des paroles. L’on comprend ainsi comment la colère peut être sans mesure pour de petites causes ; car ce qui met en colère, c’est que l’on se craint soi-même longtemps. Aussi je prends la haine comme étant plutôt l’effet que la cause de la colère. Haïr, c’est prévoir qu’on s’irritera. C’est pourquoi souvent l’on n’arrive pas à avoir de la haine, quoiqu’on trouve des raisons d’en avoir, comme aussi on trouve difficilement des raisons de la haine qui ne soient point faibles à côté. Comprendre cela, ce n’est pas de petite importance pour la paix du cœur. Il est difficile de se garder de la colère, mais de la colère à la haine, c’est un saut que le sage ne fait point.