Éléments de philosophie (Alain)/Livre V/Chapitre 9

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Éditions Gallimard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 278-280).

CHAPITRE IX

DE LA PEUR

L’ordre importe moins ici que la matière, et les termes qui désignent les passions n’empêchent pas d’apercevoir qu’elles sont toutes dans chacune. J’ai pu en distinguer quelques-unes, d’après leurs objets. Il s’agit maintenant de décrire leurs paroxysmes qui sont la peur, la colère et les larmes. Ces états violents, que l’on nomme émotions dans l’École, peuvent survenir par des événements extérieurs, comme dangers réels, offenses, deuils ; mais je les étudie surtout dans leur liaison avec les passions, et autant qu’elles contribuent à les fortifier. Si la doctrine de la sagesse cherchait des armes contre les maux véritables, elle promettrait trop. Si elle peut éloigner de nous quelques-uns des maux imaginaires, c’est déjà beaucoup

Il n’y a point d’autre peur, à bien regarder, que la peur de la peur. Chacun a pu remarquer que l’action dissipe la peur, et que la vue d’un danger bien clair la calme souvent ; au lieu qu’en l’absence de perceptions claires, la peur se nourrit d’elle-même, comme le font bien voir ces peurs sans mesure à l’approche d’un discours public ou d’un examen. L’effet de la surprise souvent suivie d’un mouvement de peur qui croît rapidement et décroît de même, fait bien comprendre l’effet des préparations musculaires sur la circulation du sang. Par la contraction soudaine de tous les muscles, les petits vaisseaux sont soudainement comprimés, et une vague de sang est renvoyée dans les parties plus molles ; ce mouvement est senti par une impression de chaleur envahissante et souvent de froid à l’extrémité des membres, parce que le sang n’y parvient qu’en circulant entre des muscles vigoureux ; le relâchement est accompagné de battements précipités du cœur, suite naturelle de la respiration un moment suspendue.

Ce n’est que le sursaut. La peur commence et s’accroît par de petits sursauts suivis de détente, et en somme par des alertes sans actions ; ou plutôt la peur est le sentiment que nous avons de cette agitation, dont nous cherchons alors la cause. Comme un berger est averti par les clochettes de ses moutons et cherche ce qui leur fait peur. Mais notre troupeau de muscles nous est bien plus près. Avoir peur, ce n’est rien de plus que se demander : qu’ai-je donc ? Toujours avec ce mouvement vers l’objet autour, et souvent des suppositions ou visions d’un moment et sans action possible. Contre quoi le raisonnement ne peut rien ; car l’attention aggrave encore le tumulte musculaire ; on retient sa respiration pour mieux écouter ; on se rassure par des raisons, et l’on ne revient au repos que pour mieux goûter, si l’on peut dire, l’inquiétude sans objet, qui naît et renaît d’elle-même. Un objet réel, un danger réel nous arracherait du moins à cette contemplation de la peur même. Et tout le monde sait que les circonstances tragiques ne font peur qu’ensuite, et quand on y pense. C’est que, si les images sont alors fugitives, le corps et ses petits mouvements sont bien réels, et toujours sentis par leurs effets, même les moindres, dès qu’on y fait attention.

L’action délivre de cette maladie ; mais l’incertitude et l’hésitation l’aggravent. Il est déjà pénible d’attendre, si l’on ne peut s’occuper ; la peur est proprement l’attente d’on ne sait quelle action que l’on va avoir à faire. Mais, autant que l’on se prépare, par de petites actions assez difficiles et que l’on sait bien faire, on est aussitôt soulagé, d’abord parce que l’on fait moins attention à ce que l’on éprouve, et aussi parce que l’action fait jouer les muscles, les masse, délivre le sang et soulage le cœur. En revanche, l’attente de la peur, c’est la peur même. C’est pourquoi il y a des peureux par préjugé, comme dans la nuit, ou dans un cimetière, ou sur l’eau, ou à un certain tournant de rue. La peur ne manque jamais au rendez-vous. C’est ici qu’on voit à plein en quel sens on se connaît soi-même ; autant qu’on se croit faible et impuissant, certainement on l’est ; non pour agir, car souvent nos actions passent notre espérance, mais pour souffrir. Ainsi l’observation de soi-même est proprement une folie qui commence.