Éléments de philosophie (Alain)/Livre VII/Chapitre 10

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VII, x. — Des pouvoirs publics

CHAPITRE X

DES POUVOIRS PUBLICS

Il faudrait plus d’un livre pour expliquer les ruses du pouvoir, et ses cérémonies forcées. Mais ce voyage est fini, lecteur. Deux petites pages seulement pour te ramener et me ramener moi-même au devoir d’obéissance. Ce sera comme un retour à la maison. Beaucoup savent respecter, peu savent obéir. Il y a bien à dire sur le choix d’un maître, sur le contrôle réel et sur les garanties ; mais, quelque perfectionnement que l’on roule dans sa tête, il faut commencer par obéir, car le progrès, selon le mot d’Auguste Comte, suppose un ordre préexistant. Que ton esprit médite là-dessus, sans passion, et encore aussi sur cette vérité plus cachée que toute désobéissance pour la justice fait durer les abus ; c’est une manière de dominer et de punir les pouvoirs injustes que d’obéir à la lettre ; c’est l’ami du tyran qui laisse passer une nuit. La vraie tyrannie, c’est l’Importance ; le tyran veut être aimé, ou craint ; le tyran aime à pardonner ; la clémence est le dernier moyen de la majesté. Mais, par l’obéissance stricte, je la dépouille de son manteau royal. Faire une objection, c’est une grande flatterie ; c’est lui ouvrir mon chez moi. Mais où conduit ce jeu ? D’abord à me préserver de l’ambition, qui doit être bien forte, car j’ai dû lui accorder de longues rêveries, et quelquefois enivrantes, je l’avoue. Surtout je veux, pour ma part, le priver de ces joies qui le rendent méchant et sot. Je veux un homme d’affaires tout simple, qui fasse son travail simplement et vite, et au surplus qui aime la musique, la lecture, les voyages ou n’importe quoi, excepté la bassesse.

On n’a jamais vu encore de pouvoir sans flatteurs et sans acclamations si ce n’est peut-être le pouvoir militaire ; et, autant qu’il est ainsi, le pouvoir militaire commande bien ; il se sent jugé. Tant que les hommes se croiront admirés, ils feront des sottises. Ainsi, le plus grand péché de l’esprit, qui est de juger selon la force, est une faute politique aussi. La sagesse consiste à retirer l’esprit du corps, et la sagesse politique à retirer toute approbation de l’obéissance. Il n’y a point de plus bel apologue que celui du denier marqué pour César, et qu’il faut donc lui rendre ; mais je dirais avec d’autres mots : « l’obéissance aux pouvoirs, et l’approbation à l’esprit seulement ». Celui qui pense que l’ambitieux ne demande pas plus connaît mal l’ambitieux. L’église a peut-être su refuser aux puissances cet hommage de l’esprit, le seul hommage qui soit digne du mot ; mais ce pouvoir spirituel est trop vacillant ; on voit partout dans son histoire un alliage de force qui l’a déshonoré. Le chanoine a trop bien dîné. Et le César de Shakespeare dit terriblement bien : « Je n’aime pas ces gens maigres. »

C’est peut-être la maladie des constitutions démocratiques que cette approbation d’esprit qui donne tant de puissance à des maîtres aimables, et, pour l’ordinaire, peu exigeants. Le citoyen donne naïvement sa confiance à celui qui avoue qu’il n’est rien sans elle ; la force ne vient qu’ensuite, et les acclamations la suivent encore. C’est réellement la théocratie revenue, car les dieux ont plus d’une forme. Cette confusion du spirituel et du temporel rendra mauvais tous les régimes ; au lieu qu’une société des esprits, sans aucune obéissance d’esprit, les rendrait tous bons par une sorte de mépris poli. C’est toujours la même tenue de l’esprit, soit à l’égard de tout mouvement qui veut être une pensée, soit à l’égard de la force qui conseille.