Éléments de philosophie (Alain)/Livre VII/Chapitre 9

La bibliothèque libre.
Éditions Gallimard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 363-365).
VII, ix. — De la poésie et de la prose

CHAPITRE IX

DE LA POÉSIE ET DE LA PROSE

Je ne sais pas bien lire les poètes. Je vois trop les hasards de la rime, les répétitions et les trous bouchés. Je les ai mieux compris en me les faisant lire. J’étais pris alors par ce mouvement qui n’attend pas ; j’oubliais les redites, je n’avais même pas le temps d’y penser ; et la rime me plaisait toujours, par la petite crainte que j’avais à chaque fois ; car il semble toujours impossible qu’un vers que l’on entend soit fini comme il faut ; ce mouvement qui n’attend pas donne l’idée d’une improvisation. Je ne connais que les vers pour m’emmener ainsi en voyage. Il n’y a pas ici de préambule ni de précautions ; je sens que je pars ; même les premiers mots, je leur dis adieu, et le rythme me fait deviner ceux qui viennent ; invitation à décrire, à laquelle se conforment les meilleurs poèmes. Mais examinons de plus près. Il y a toujours dans un poème deux choses qui se battent. Il y a le rythme régulier avec le retour des rimes qu’il faut que je sente toujours ; il y a le discours qui contrarie le rythme, et qui me le cache souvent, mais non longtemps. Cet art est comme celui du musicien, mais bien plus accessible ; plus tyrannique aussi en ce qu’il ne nous laisse point choisir nos images ; moins consolateur par là. Mais on y trouve, comme dans la musique, la réconciliation de place en place, comme un repos ; car il vient un moment où la phrase rythmée et la phrase parlée finissent ensemble ; c’est alors que le naturel, la simplicité des mots et la richesse du sens font un miracle ; et il n’est même pas mauvais que le poète ait eu quelque peine auparavant, comme ces acrobates qui font semblant de tomber. Mais c’est toujours comme un voyage en barque où l’on ne s’arrêterait point. Il faut la prendre ainsi. Sans cette condition on ne comprendrait point cette puissance modératrice du rythme qui occupe l’attention et du mouvement qui la détourne.

L’éloquence est encore une sorte de poésie ; on y découvre aisément quelque chose de musical, une mesure des phrases, une symétrie, une compensation des sonorités, enfin une terminaison annoncée, attendue, et que les mots viennent remplir à miracle. Mais ces règles sont cachées. Dans l’inspiration, l’orateur y manque souvent ; il reste la nécessité de remplir le temps, un mouvement inexorable, une inquiétude et une fatigue irritée qui gagnent bientôt l’auditoire. Mais ici encore il faut entendre, et non pas lire, sans quoi l’on serait choqué par les redites et le remplissage, qui sont pourtant une nécessité, surtout quand l’orateur argumente. Il manque surtout, quand on lit, le mouvement retenu de l’assemblée. Il y a bien de la différence entre le silence du cabinet et le silence de deux mille personnes. Socrate, enfin, disait la grande raison : « Quand tu arrives à la fin de ton discours, j’ai oublié le commencement » ; aussi tous les sophismes sont d’éloquence, et toutes les passions sont éloquentes pour les autres et pour elles-mêmes. La certitude s’y fortifie par la marche du temps, et par l’apparition des preuves annoncées. C’est pourquoi l’éloquence convient surtout pour annoncer des malheurs, ou bien pour faire revenir les malheurs passés. Cet homme va à sa conclusion comme le malheureux au crime. Et c’est le plus mauvais voyage que de revenir à un malheur consommé ; car c’est là que l’idée fataliste prend toutes ses preuves.

La prose nous délivrera, qui n’est ni poésie, ni éloquence, ni musique, comme on le sent à cette marche brisée, ces retours, ces traits soudains, qui ordonnent de relire ou de méditer. La prose est affranchie du temps ; elle est délivrée aussi de l’argument en forme, qui n’est qu’un moyen de l’éloquence. La vraie prose ne me presse point. Aussi n’a-t-elle point de redites, mais pour cela aussi je ne supporte point qu’on me la lise. La poésie fut le langage naturel fixé, au temps où l’on entendait le langage ; mais maintenant nous le voyons. De moins en moins nous lirons tout bas en parlant. L’homme n’a guère changé, que je crois ; mais voilà pourtant un progrès d’importance, car l’œil parcourt cet objet intelligent ; il choisit son centre et y ramène tout, comme un peintre ; il recompose ; il met lui-même l’accent, il choisit les perspectives, il cherche le même soleil sur toutes les cimes. Ainsi va le promeneur à pied quoique toujours trop vite, surtout jeune et fort ; il n’est que le boiteux pour bien voir. Ainsi va la prose boiteuse comme la justice.