Électre (Crébillon)/Acte III
Électre veut me voir ! Ah ! Mon âme éperdue
Ne ſoutiendra jamais ni ſes pleurs ni ſa vue.
Trop infidèle ami du fils d’Agamemnon,
Oſerai-je en ces lieux lui déclarer mon nom ;
Lui dire que je ſuis le fils de Palamède ;
Qu’aux devoirs les plus ſaints un lâche amour ſuccède ;
Qu’Oreſte me fut cher ; que de tant d’amitié
L’amour me laiſſe à peine un reſte de pitié ;
Que, loin de ſecourir une triſte victime,
J’abandonne ſa sœur au tyran qui l’opprime ;
Que cette même main, qui dut trancher ſes jours,
Par un coupable effort en prolonge le cours ;
Et que, prête a former des nœuds illegitimes,
Peut-être cette main va combler tous mes crimes ;
Qu’elle n’a déſormais qu’à répandre en ces lieux
Le reſte infortuné d’un ſang ſi précieux ?…
Mais ſerait-ce trahir les mânes de ſon frère,
Que de vouloir d’Électre adoucir la miſère ?
D’Iphianaſſe enfin ſi je deviens l’époux,
Je puis dans ſes malheurs lui faire un ſort plus doux.
D’ailleurs, un roi puiſſant m’offre ſon alliance :
Je n’ai, pour l’obtenir, dignité ni naiſſance.
Que me ſert ma valeur étant ce que je ſuis,
Si ce n’eſt pour jouir d’un ſort… Lâche ! pourſuis.
Je ne m’étonne plus ſi les dieux te puniſſent,
À ton fatal aſpect ſi les autels frémiſſent.
Ah ! Ceſſe ſur l’amour d’excuſer le devoir :
Pour être vertueux, on n’a qu’à le vouloir :
D’Électre, en ce moment, faible cœur, cours l’apprendre.
Qu’attends-tu ? Que l’amour vienne encor te ſurprendre ?
Qu’un feu…
Dieux ! Quels triſtes accents font retentir ces lieux !
C’eſt une eſclave en pleurs ; hélas ! Qu’elle a de charmes !
Que mon âme en ſecret s’attendrit à ſes larmes !
Que je me ſens touché de ſes gémiſſements !
Ah ! Que les malheureux éprouvent de tourments !
Dieux puiſſants, qui l’avez ſi longtemps pourſuivie,
Épargnez-vous encore une mourante vie ?
Je ne le verrai plus ! Inexorables dieux,
D’une éternelle nuit couvrez mes triſtes yeux.
Je ſens qu’à votre ſort la pitié m’intéreſſe.
Ne pourrai-je ſavoir quelle douleur vous preſſe ?
Et qui peut ignorer le ſujet de mes pleurs ?
Un déſespoir affreux eſt tout ce qui me reſte.
Ô déplorable ſang ! Ô Malheureux Oreſte !
Ah ! Juſte ciel quel nom avez-vous prononcé !
À vos pleurs, à ce nom, que mon cœur eſt preſſé !
Qu’il porte à ma pitié de ſensibles atteintes !
Ah ! Je vous reconnais à de ſi tendres plaintes.
Malheureuſe princeſſe, eſt-ce vous que je vois ?
Électre, en quel état vous offrez-vous à moi ?
À la fureur d’Égiſthe, aux fers abandonnée ?
Mais Oreſte, Seigneur, vous était-il connu ?
À mes pleurs, à ſon nom, votre cœur s’eſt ému.
Dieux ! S’il m’était connu ! Mais dois-je vous l’apprendre,
Après avoir trahi l’amitié la plus tendre ?
Dieux ! S’il m’était connu ce prince généreux !
Ah Madame ! C’eſt moi qui de ſon ſort affreux
Viens de répandre ici la funeſte nouvelle.
Il eſt donc vrai, ſeigneur ? & la Parque cruelle
M’a ravi de mes vœux & l’eſpoir & le prix ?
Mais, quel étonnement vient frapper mes eſprits !
Vous qui montrez un cœur à mes pleurs ſi ſensible,
N’êtes-vous pas, Seigneur, ce guerrier invincible,
D’un tyran odieux trop zélé défenſeur ?
Qui peut donc pour Électre attendrir votre cœur ?
Pouvez-vous bien encor plaindre ma deſtinée,
Tout rempli de l’eſpoir d’un fatal hyménée ?
Eh ! Que diriez-vous donc ſi mon indigne cœur
De ſes coupables feux vous découvrait l’horreur ?
De quel œil verriez-vous l’ardeur qui me poſſède,
Si vous voyiez en moi le fils de Palamède ?
De Palamède ! Vous ? Qu’ai-je entendu, grands dieux !
Mais vous ne l’êtes point, Tydée eſt vertueux :
II n’eût point fait rougir les mânes de ſon père ;
II n’aurait point trahi l’amitié de mon frère,
Ma vengeance, mes pleurs, ni le ſang dont il ſort.
Si vous étiez Tydée, Égiſthe ſerait mort :
Bien loin de conſentir à l’hymen de ſa fille,
Il eût de ce tyran immolé la famille.
De Tydée, il eſt vrai, vous avez la valeur ;
Mais vous n’en avez pas la vertu ni le cœur.
À mes remords du moins faites grace, Madame.
Il eſt vrai, j’ai brûlé d’une coupable flamme ;
II n’eſt point de devoirs plus ſacrés que les miens :
Mais l’amour connaît-il d’autres droits que les ſiens ?
Ne me reprochez point le feu qui me dévore,
Ni tout ce que mon bras a fait dans Épidaure :
J’ai dû tout immoler à votre inimitié ;
Mais que ne peut l’amour ? Que ne peut l’amitié ?
Itys allait périr, je lui devais la vie ;
Sa mort bientôt d’une autre aurait été ſuivie.
L’amour & la pitié confondirent mes coups ;
Tydée en ce moment crut combattre pour vous.
D’ailleurs, à la fureur de Corinthe & d’Athènes
Pouvois-je abandonner le trône de Mycènes ?
Juſte ciel ! Et pour qui l’avez-vous conſervé ?
Cruel ! Si c’eſt pour moi que vous l’avez ſauvé.
Venez donc de ce pas immoler un barbare :
Il n’eſt point de forfaits que ce coup ne répare.
Oreſte ne vit plus : achevez aujourd’hui
Tout ce qu’il aurait fait pour ſa sœur & pour lui.
À l’aſpect de mes fers êtes-vous ſans colère ?
Eſt-ce ainſi que vos ſoins me rappellent mon frère ?
Ne m’offrirez-vous plus, pour eſſuyer mes pleurs,
Que la main qui combat pour mes perſécuteurs ?
Ceſſez de m’oppoſer une funeſte flamme.
Si je vous laiſſais voir juſqu’au fond de mon âme,
Votre cœur, excité par l’exemple du mien,
Déteſterqit bientôt un indigne lien ;
D’un cœur que malgré lui l’amour a pu ſéduire,
II apprendrait du moins comme un grand cœur ſoupire ;
Vous y verriez l’amour, eſclave du devoir,
Languir parmi les pleurs, ſans force & ſans pouvoir.
Occupé, comme moi, d’un ſoin plus légitime,
Faites-vous des vertus de votre propre crime.
Du ſort qui me pourſuit pour détourner les coups.
Non, je n’ai plus ici d’autre frère que vous.
Mon frère eſt mort ; c’eſt vous qui devez me le rendre,
Vous, qu’un ſerment affreux engage à me défendre.
Ah cruel ! Cette main, ſi vous m’abandonnez,
Va trancher à vos yeux mes jours infortunés.
Moi, vous abandonner ! Ah ! Quelle âme endurcie
Par des pleurs ſi touchants ne ſerait adoucie ?
Moi, vous abandonner ! Plutôt mourir cent fois.
Jugez mieux d’un ami dont Oreſte fit choix.
Je conçois, quand je vois les yeux de ma princeſſe,
Juſqu’où peut d’un amant s’étendre la faibleſſe ;
Mais quand je vois vos pleurs, je conçois encor mieux
Ce que peut le devoir ſur un cœur vertueux.
Pourvu que votre haine épargne Iphianaſſe,
Ce n’eſt rien que pour vous ne tente mon audace.
Je ne ſais, mais je ſens qu’à l’aſpect de ces lieux
Égiſthe à chaque inſtant me devient odieux.
À l’ardeur dont enfin ma haine eſt ſecondée,
À ce noble tranſport je reconnais Tydée.
Malgré tous mes malheurs, que ce moment m’eſt doux !
Je pourrai donc venger… Mais quelqu’un vient à nous.
Il faut que je vous quitte ; on pourrait nous ſurprendre.
En ſecret chez Arcas, Seigneur, daignez vous rendre.
Seul eſpoir que le ciel m’ait laiſſé dans mes maux,
Courez, en me vengeant, ſignaler un héros,
Pour peu qu’à ma douleur votre cœur s’intéreſſe.
Mais qui venait à nous ? Ah dieux ! C’eſt la princeſſe.
Quel deſſein en ce lieu peut conduire ſes pas ?
Dans le trouble où je ſuis, que lui dirai-je ? Hélas !
Que je crains les tranſports où mon âme s’égare !
Quel trouble, à mon aſpect, de votre cœur s’empare ?
Vous ne répondez point, Seigneur ! Je le vois bien,
J’ai troublé la douceur d’un ſecret entretien.
Électre, comme vous, s’offenſera peut-être
Qu’ici, ſans ſon aveu, quelqu’un oſe paraître :
Elle ſemble à regret s’eloigner de ces lieux ;
La douleur qu’elle éprouve eſt peinte dans vos yeux.
Interdit & confus… Quel eſt donc ce myſtère ?
Que c’eſt moi ſeul qui viens d’en informer le Roi :
Électre a ſouhaité s’en inſtruire par moi.
Mon cœur, toujours ſensible au ſort des miſérables,
N’a pu, ſans s’attendrir à ſes maux déplorables,
Après le coup affreux qui vient de la frapper…
N’eſt il que ſa douleur qui vous doive occuper ?
Ce n’eſt pas que mon cœur veuille vous faire un crime
D’un ſoin que ſes malheurs rendent ſi légitime ;
Mais, Seigneur, je ne ſais ſi ce ſoin généreux
A dû ſeul vous toucher, quand tout flatte vos vœux.
Non, des bontés du roi mon âme enorgueillie
Ne ſe méconnaît point quand lui-même il s’oublie.
S’il deſcend juſqu’à moi pour le choix d’un époux,
Mon reſpect me défend l’eſpoir d’un bien ſi doux ;
Et telle eſt de mon ſort la rigueur infinie,
Que, lorſqu’à mon deſtin vous devez être unie,
Votre rang, ma naiſſance, un barbare devoir,
Tout défend à mon cœur un ſi charmant eſpoir.
Je comprends la rigueur d’un devoir ſi barbare,
Et conçois mieux que vous tout ce qui nous ſépare !
Plus que vous ne voulez, j’entrevois vos raiſons.
Si ma fierté pouvqit deſcendre à des ſoupçons…
Mais non, ſur votre amour que, rien ne vous contraigne ;
Je ne vois rien en lui que mon cœur ne dédaigne.
Cependant a mes yeux, fier de cet attentat,
Gardez-vous pour jamais de montrer un ingrat.
Qu’ai-je fait, malheureux ! Y pourrai-je ſurvivre ?
Mais quoi ! L’abandonner ! Non, non, il faut la ſuivre.
Allons. Qui peut encor m’arrêter en ces lieux ?
Courons où mon amour…
Ô ſort, à tes rigueurs quelle douceur ſuccède !
Ô mon père ! Eſt-ce vous ? Eſt-ce vous, Palamède ?
Embraſſez-moi, mon fils : après tant de malheurs,
Qu’il m’eſt doux de revoir l’objet de tant de pleurs !
Doivent pour un cœur tendre avoir le plus de charmes,
Hélas ! Après les pleurs que j’ai verſés pour vous,
Que cet heureux inſtant me doit être bien doux !
Ah ſeigneur ! Qui m’eût dit qu’au moment qu’un oracle
Semblait mettre à mes vœux un éternel obſtacle,
Palamède à mes yeux s’offrirait aujourd’hui,
Malgré le ſort affreux dont j’ai tremblé pour lui ?
Eſt-ce ainſi que des dieux la ſuprême ſagesse
Doit braver des mortels la crédule faibleſſe ?
Mais puiſqu’enfin ici j’ai pu vous retrouver,
Je vois bien que le ciel ne veut que m’éprouver ;
Qu’avec vous ſa bonté va déſormais me rendre
Un ami qu’avec vous je n’oſais plus attendre.
Mais vous verſez des pleurs ! Ah ! N’eſt-ce que pour lui
Que les dieux ſons détour s’expliquent aujourd’hui ?
N’accuſez point des dieux la ſagesse ſuprême ;
Croyez, mon fils, croyez qu’elle eſt toujours la même !
Gardons-nous de vouloir, faibles & curieux,
Pénétrer des ſecrets qu’ils voilent à nos yeux.
Ils ont du moins parlé ſans détour ſur Oreſte ;
Un triſte ſouvenir eſt tout ce qui m’en reſte.
J’ai vu ſes yeux couverts des horreurs du trépas ;
Je l’ai tenu longtemps mourant entre mes bras.
Sa perte de la mienne allait être ſuivie,
Si l’intérêt d’un fils n’eût conſervé ma vie ;
Si j’euſſe, dans l’horreur d’un tranſport furieux,
Soupçonné, comme vous, la ſagesse des dieux.
Conduit par elle ſeule au ſein de la Phocide,
Cette même ſagesse auprès de vous me guide ;
M’eût rendu tout entier mon eſpoir le plus doux !
Mais, hélas ! Que le ciel, qui vers vous me renvoie,
Mêle dans ce moment d’amertume à ma joie !
D’un fils que j’admirais que mon fils eſt changé !
Tydée, Oreſte eſt mort : Oreſte eſt-il vengé ?
Depuis quel temps, ſi près de l’objet de ma haine,
Arrêtez-vous vos pas à la cour de Mycène ?
Arcas ne m’a point dit que vous fuſſiez ici :
Mon fils, d’où vient qu’Arcas n’en eſt point éclairci ?
Pourquoi ne le point voir ? Vous connoiſſez ſon zèle ;
Deviez-vous vous cacher à cet ami fidèle ?
Parlez enfin, quel ſoin vous retient en des lieux
Où vous n’oſez punir un tyran odieux ?
Prévenu des malheurs d’une tête ſi chère,
Ma première vengeance était due à mon père…
Mais, ſeigneur, n’eſt-ce point dans ces funeſtes lieux
Trop expoſer des jours qu’ont reſpectés les dieux ?
N’eſt-ce point trop compter ſur une longue abſence,
Que d’oſer s’y montrer avec tant d’aſſurance ?
C’eſt à mes ennemis à trembler, non à moi.
Eh ! Comment en ces lieux craindrais-je de paroître,
Moi que d’abord Arcas a paru méconnaître,
Moi que devance ici le bruit de mon trépas,
Moi dont enfin le ciel ſemble guider les pas ?
D’ailleurs, un ſang ſi cher m’appelle à ſa défenſe,
Que tout cède en mon cœur au ſoin de ſa vengeance.
La sœur d’Oreſte en proie à ſes perſécuteurs,
Doit, ce jour, éprouver le comble des horreurs.
Je viens, contre un tyran prêt à tout entreprendre,
Reconnaître les lieux où je veux le ſurprendre.
Puiſqu’il faut l’immoler ou périr cette nuit,
Qu’importe à mes deſſeins le peril qui me ſuit ?
Mon fils, ſi même ardeur eût guidé votre audace,
Vous n’auriez pas pour moi ce ſouci qui vous glace.
Comment dois-je expliquer vos regards interdits ?
Je ne trouve partout que des cœurs attiédis,
Que des amis troublés, ſans force & ſans courage,
Accoutumés au joug d’un honteux eſclavage.
Par ma préſence en vain j’ai cru les raſſembler ;
Un guerrier les retient, & les fait tous trembler.
Mais moi, ſeul au deſſus d’une crainte ſi vaine,
Je prétends immoler ce guerrier à ma haine ;
C’eſt par-là que je veux ſignaler mon retour.
Un défenſeur d’Égiſthe eſt indigne du jour.
Parlez, connaiſſez-vous ce guerrier redoutable,
Pour le tyran d’Argos rempart impénétrable ?
Pourquoi ſous vos efforts n’a-t-il pas ſuccombé ?
Parlez, mon fils ; qui peut vous l’avoir dérobé ?
Votre haute valeur, déſormais ralentie,
Pour lui ſeul aujourd’hui s’eſt-elle démentie ?
Vous rougiſſez, Tydée ! Ah ! Quel eſt mon effroi !
Je vous l’ordonne enfin, parlez, répondez-moi :
D’un déſordre ſi grand que faut-il que je penſe ?
Ne pénétrez-vous point un ſi triſte ſilence ?
Qu’entends-je ? Quel ſoupçon vient s’offrir in mon cœur !
Quoi ! Mon fils… Dieux puiſſants, laiſſez-moi mon erreur.
Ah ! Tydée, eſt-ce vous qui prenez la défenſe
De l’indigne ennemi que pourſuit ma vengeance ?
Puis-je croire qu’un fils ait prolongé les jours
Du cruel qui des miens cherche a trancher le cours ?
Fallait-il vous revoir, pour vous voir ſi coupable ?
N’irritez point, Seigneur, la douleur qui m’accable
Votre vertu, toujours conſtante en ſes projets,
Ne fait que redoubler l’horreur de mes forfaits.
Il ſuffit qu’à vos yeux la honte m’en puniſſe ;
Ne m’en ſouhaitez pas un plus cruel ſupplice.
D’un malheureux amour ayez pitié, Seigneur :
Le ciel, qui m’en punit avec tant de rigueur,
Mais vainement ſur moi ſon courroux ſe déploie ;
Je ſens que les remords d’un cœur né vertueux
Souvent, pour le punir, vont plus loin que les dieux.
Qu’importe a mes deſſeins le remords qui l’agite ?
Croyez-vous qu’envers moi le remords vous acquitte ?
Perfide ! Il eſt donc vrai, je n’en puis plus douter,
Ni de votre innocence un moment me flatter.
Quoi ! Pour le ſang d’Égiſthe, aux yeux de Palamède,
Tydée oſe avouer l’amour qui le poſſède !
S’il vous rend, malgré moi, criminel aujourd’hui,
Cette main vous rendra vertueux malgré lui.
Fils ingrat, c’eſt du ſang de votre indigne amante
Qu’à vos yeux trop charmés je veux l’offrir fumante.
Il faudra donc, avant que de verſer le ſien,
Commencer aujourd’hui par répandre le mien.
Puiſqu’à votre courroux il faut une victime,
Frappez, Seigneur, frappez : voilà l’auteur du crime.
Juſte ciel ! Se peut-il qu’à l’aſpect de ces lieux,
Fumants encor d’un ſang pour lui ſi précieux,
Dans le fond de ſon cœur la voix de la nature
M’excite en ce moment ni trouble ni murmure ?
Et que m’importe à moi le ſang d’Agamemnon ?
Quel interêt ſi ſaint m’attache à ce grand nom,
Pour lui ſacrifier les tranſports de mon âme,
Et le prix glorieux qu’on propoſe à ma flamme ?
Et pourquoi votre fils lui doit-il immoler…
Si je diſais un mot, je vous ferais trembler.
Vous n’êtes point mon fils, ni digne encor de l’être :
Par d’autres ſentiments vous le feriez connaître.
Mon fils infortuné, ſoumis, reſpectueux,
N’offrait à mon amour qu’un héros vertueux ;
II n’aurait point brûlé pour le ſang de Thyeſte :
Un ſi coupable amour n’eſt digne que d’Oreſte.
Mon fils de ſon devoir eût été plus jaloux.
Et quel eſt donc, Seigneur, cet Oreſte ?
C’eſt vous.
Oreſte, moi, Seigneur ! Dieux ! Qu’entends je ?
Qui ne devez vos jours qu’à ma tendreſſe extrême.
Le traître dont ici vous protégez le ſang
Aurait, ſans moi, du vôtre épuiſé votre flanc.
Ingrat ! Si déſormais ma foi vous paraît vaine,
Retournez à Samos interroger Thyrrhène.
Inſtruit de votre ſort, ſa conſtante amitié
A ſecondé pour vous mes ſoins & ma pitié :
Il ſait, pour conſerver une ſi chère vie
Par le tyran d’Argos ſans ceſſe pourſuivie,
Que, ſous le nom d’Oreſte, à des traits ennemis
J’offris, ſans balancer, la tête de mon fils.
C’eſt ſous un nom ſi grand, que, de vengeance avide,
Il venait en ces lieux punir un parricide.
Je l’ai vu, ce cher fils, triſte objet de mes vœux,
Mourir entre les bras d’un père malheureux :
J’ai perdu pour vous ſeul cette unique eſpérance.
Il eſt mort ; j’en attends la même récompenſe.
Sacrifiez ma vie au tyran odieux
À qui vous immolez des noms plus précieux :
Qu’à votre lâche amour tout autre intérêt cède.
Il ne vous reſte plus qu’à livrer Palamède :
Il vivait pour vous ſeul, il ſerait mort pour vous ;
C’en eſt aſſez, cruel, pour exciter vos coups.
Égalez, s’il ſe peut, le reproche à mon crime ;
Accablez-en, Seigneur, un amour odieux,
Trop digne du courroux des hommes & des dieux.
Qui ? Moi, j’ai pu brûler pour le ſang de Thyeſte !
À quels forfaits, grands dieux, réſervez-vous Oreſte ?
Ah ! Seigneur, je frémis d’une ſecrète horreur ;
Je ne ſais quelle voix crie au fond de mon cœur.
Hélas ! Malgré l’amour qui cherche à le ſurprendre,
Mon père mieux que vous a ſu s’y faire entendre.
Courons, pour apaiſer ſon ombre & mes remords,
Dans le ſang d’un barbare éteindre mes tranſports.
Honteux de voir encor le jour qui nous éclaire,
Je m’abandonne à vous ; parlez, que faut-il faire ?
Arracher votre sœur a mille indignités :
Apaiſer d’un grand Roi les mânes irrités,
Les venger des fureurs d’une barbare mère :
Venir ſur ſon tombeau jurer a votre père
D’immoler ſon bourreau, d’expier aujourd’hui
Tout ce que votre bras oſa tenter pour lui :
Raſſurer votre sœur, mais lui cacher ſon frère ;
Ses craintes, ſes tranſports trahiraient ce myſtère ;
Vous offrir à ſes yeux ſous le nom de mon fils,
Sous le vôtre, Seigneur, aſſembler vos amis :
Que vous dirai-je enfin ? Contre un amour funeſte
Reprendre, avec le nom, des ſoins dignes d’Oreſte.
Ne craignez point qu’Oreſte, indigne de ce nom,
Démente la fierté du ſang d’Agamemnon.
Venez, ſi vous doutez qu’il inmtât d’en être,
Voir couler tout le mien pour le mieux reconnaître.