Électre (Crébillon)/Acte IV
Juſte ciel ! Qu’ai-je vu ? Mais, hélas ! Qu’ai-je appris ?
Oreſte ne vit plus ; tout veut que je le croie,
Le trouble de mon cœur, les pleurs où je me noie ;
Il eſt mort : cependant, ſi j’en crois à mes yeux,
Oreſte vit encore, Oreſte eſt en ces lieux.
Ma douleur m’entraînait au tombeau de mon père
Pleurer auprès de lui mes malheurs & mon frère :
Qu’ai-je vu ? Quel ſpectacle à mes yeux s’eſt offert ?
Son tombeau de préſents & de larmes couvert ;
Un fer, ſigne certain qu’une main ſe prépare
À venger ce grand roi des fureurs d’un barbare.
Quelle main s’arme encor contre ſes ennemis ?
Qui jure ainſi leur mort, ſi ce n’eſt pas ſon fils ?
Ah ! Je le reconnais à ſa noble colère ;
Et c’eſt du moins ainſi qu’aurait juré mon frère.
Quelque ardent qu’il paraiſſe à venger nos malheurs,
Tydéé eût-il couvert ce tombeau de ſes pleurs ?
Ce ne ſont point non plus les pleurs d’une adultère
Qui ne veut qu’inſulter aux mânes de mon père :
Ce n’eſt que pour braver ſon époux & les dieux
Qu’elle élève à ſa cendre un tombeau dans ces lieux.
Non, elle n’a dreſſé ce monument ſi triſte,
Que pour mieux ſignaler ſon amour pour Égiſthe,
Pour lui rendre plus chers ſon crime & ſes fureurs,
Et pour mettre le comble à mes vives douleurs.
Qu’ils tremblent cependant, ces meurtriers impies
Qu’il ſemble que déjà pourſuivent les Furies.
J’ai vu le fer vengeur, Égiſthe va périr ;
Mon frère ne revient que pour me ſecourir…
Flatteuſe illuſion à qui l’effroi ſuccède !
Puis-je encor ſoupçonner le fils de Palamède ?
Un témoin ſi ſacré peut-il m’être ſuspect ?
On vient : c’eſt lui. Mon cœur s’émeut à ſon aſpect.
Mon frère… Quel tranſport s’empare de mon âme !
Mais, hélas ! Il eſt ſeul.
Tout ſemble déſormais ſervir votre courroux ;
Votre indigne ennemi va tomber ſous nos coups.
Savez-vous quel héros vient à votre défenſe,
Quelle main avec nous frappe d’intelligence ?
Le ciel à vos amis vient de joindre un vengeur
Que nous n’attendions plus.
Que dis-je ? Puis-je encor méconnaître mon frère ?
N’en doutons plus, c’eſt lui.
Madame, c’eſt mon père.
Votre père, Seigneur ! Et d’où vient qu’aujourd’hui
Oreſte a mon ſecours ne vient point avec lui ?
Peut-il abandonner une triſte princeſſe ?
Eſt-ce ainſi qu’à me voir ſon amitié s’empreſſe ?
Vous le ſavez, Oreſte a vu les ſombres bords ;
Et l’on ne revient point de l’empire des morts.
Palamède avait vu cet empire funeſte ?
Il revoit cependant la clarté qui nous luit :
Mon frère eſt-il le ſeul que le deſtin pourſuit ?
Vous-même, ſans eſpoir de revoir le rivage,
Ne trouvâtes-vous pas un port dans le naufrage ?
Oreſte, comme vous, peut en être échappé.
Il n’eſt point mort, Seigneur, vous vous êtes trompé.
J’ai vu dans ce palais une marque aſſurée
Que ces lieux ont revu le petit-fils d’Atrée,
Le tombeau de mon père encor mouillé de pleurs,
Qui les auroit verſés ? Qui l’eût couvert de fleurs ?
Qui l’eût orné d’un fer ? Quel autre que mon frère
L’eût oſé conſacrer aux mânes de mon père ?
Mais quoi ! Vous vous troublez ! Ah ! Mon frère eſt ici.
Hélas ! Qui mieux que vous en doit être éclairci ?
Ne me le cachez point, Oreſte vit encore.
Pourquoi me fuir ? Pourquoi vouloir que je l’ignore ?
J’aime Oreſte, Seigneur ; un malheureux amour
N’a pu de mon eſprit le bannir un ſeul jour :
Rien n’égale l’ardeur qui pour lui m’intéreſſe.
Si vous ſaviez pour lui juſqu’où va ma tendreſſe,
Votre cœur frémirait de l’état où je ſuis,
Et vous termineriez mon trouble & mes ennuis.
Hélas ! Depuis vingt ans que j’ai perdu mon père,
N’ai-je donc pas aſſez éprouvé de miſère ?
Eſclave dans des lieux d’où le plus grand des rois
À l’univers entier ſemblait donner des lois,
Qu’a fait aux dieux cruels ſa malheureuſe fille ?
Quel crime contre Électre arme enfin ſa famille ?
Ou ſon frère n’eſt plus, ou le cruel la fuit.
Ah ! Donnez-moi la mort, ou me rendez Oreſte ;
Rendez-moi, par pitié, le ſeul bien qui me reſte.
Eh bien ! Il vit encore ; il eſt même en ces lieux.
Gardez-vous cependant…
Oreſte, ſe peut-il qu’Électre te revoie ?
Montrez-le-moi, duſſé-je en expirer de joie.
Mais, hélas ! N’eſt-ce point lui-même que je vois ?
C’eſt Oreſte, c’eſt lui, c’eſt mon frère & mon roi.
Aux tranſports qu’en mon cœur ſon aſpect a fait naître,
Ah ! Comment ſi longtemps l’ai-je pu méconnaître ?…
Je vous revois enfin, cher objet de mes vœux !
Moments tant ſouhaités ! Ô jour trois fois heureux !…
Vous vous attendriſſez ; je vois couler vos larmes.
Ah ſeigneur ! Que ces pleurs pour Électre ont de charmes !
Que ces traits, ces regards, pour elle ont de douceur !
C’eſt donc vous que j’embraſſe, ô mon frère !
Mon amitié trahit un important myſtère.
Mais, hélas ! Que ne peut Électre ſur ſon frère ?
D’une sœur qui voudrait tout vous ſacrifier ?
Et quelle autre amitié fut jamais ſi parfaite ?
Je n’ai craint que l’ardeur d’une joie indiſcrète.
Diſſimulez des ſoins quoique pour moi ſi doux :
Ma sœur, à me cacher j’ai ſouffert plus que vous.
D’ailleurs, juſqu’à ce jour je m’ignorais moi-même.
Palamède, pour moi rempli d’un zèle extrême,
Pour conſerver des jours à ſa garde commis,
M’élevait à Samos ſous le nom de ſon fils.
Le ſien eſt mort, ma sœur ; la colère céleſte
A fait périr l’ami le plus chéri d’Oreſte ;
Et peut-être, ſans vous, moins ſensible à vos maux,
Envierais-je le ſort qu’il trouva dans les flots.
Se peut-il qu’en regrets votre cœur ſe conſume ?
Ah ! Seigneur, laiſſez-moi jouir ſans amertume
Du plaiſir de revoir un frère tant aimé.
Quel entretien pour moi ! Que mon cœur eſt charmé !
J’oublie, en vous voyant, qu’ailleurs peut-être on m’aime ;
J’oublie auprès de vous juſques à l’amant même.
Surmontez, comme moi, ce penchant trop flatteur,
Qui ſemble malgré vous entraîner votre cœur.
Quel que ſoit votre amour, les traits d’Iphianaſſe
N’ont rien de ſi charmant que la vertu n’efface.
La vertu ſur mon cœur n’a que trop de pouvoir,
Ma sœur ; & mon nom ſeul ſuffit à mon devoir.
Non, ne redoutez rien du feu qui me poſſède.
On vient : ſéparons-nous.
Mais non, c’eſt Palamède.
Anténor, demeurez ; obſervez avec ſoin
Que de notre entretien quelqu’un ne ſoit témoin.
Dont nos malheurs, les temps, n’ont pu laſſer le zèle.
Qu’avec plaiſir, Seigneur, je revois aujourd’hui
D’un ſang infortuné le génereux appui !
Ne ſoyez point ſurpris ; attendri par mes larmes,
Mon frère a diſſipé mes mortelles alarmes :
De cet heureux ſecret mon cœur eſt éclairci.
Je rends graces au ciel qui vous rejoint ici.
Oreſte m’eſt témoin avec quelle tendreſſe
J’ai déploré le ſort d’une illuſtre princeſſe ;
Avec combien d’ardeur j’ai toujours ſouhaité
Le bienheureux inſtant de votre liberté.
Je vous raſſemble enfin, famille infortunée,
À des malheurs ſi grands trop longtemps condamnée !
Qu’il m’eſt doux de vous voir où régnait autrefois
Ce père vertueux, ce chef de tant de rois,
Que fit périr le ſort trop jaloux de ſa gloire !
Ô jour que tout ici rappelle à ma mémoire,
Jour cruel qu’ont ſuivi tant de jours malheureux,
Lieux terribles, témoins d’un parricide affreux,
Retracez-nous ſans ceſſe un ſpectacle ſi triſte !
Oreſte, c’eſt ici que le barbare Égiſthe,
Ce monſtre déteſté, ſouillé de tant d’horreurs,
Immola votre père à ſes noires fureurs.
Là, plus cruelle encor, pleine des Euménides,
Son épouſe ſur lui porta ſes mains perfides.
C’eſt ici que ſans force, & baigné dans ſon ſang,
Il fut longtemps traîné le couteau dans le flanc.
Mais c’eſt là que, du ſort laſſant la barbarie,
Il finit dans mes bras ſes malheurs & ſa vie.
Et ſes derniers ſoupirs, & ſes derniers adieux.
« A mon triſte deſtin puiſqu’il faut que je cède,
Adieu, prends ſoin de toi, fuis, mon cher Palamède ;
Ceſſe de m’immoler d’odieux ennemis :
Je ſuis aſſez vengé ſi tu ſauves mon fils.
Va, de ces inhumains ſauve mon cher Oreſte :
C’eſt à lui de venger une mort ſi funeſte. »
Vos amis ſont tout prêts ; il ne tient plus qu’à vous ;
Une indigne terreur ne ſuspend plus leurs coups ;
Chacun, à votre nom, & s’excite & s’anime ;
On n’attend, pour frapper, que vous & la victime.
De votre part, Madame, on croit que votre cœur
Voudra bien ſeconder une ſi noble ardeur.
C’eſt parmi les flambeaux d’un coupable hyménée
Sue le tyran doit voir trancher ſa deſtinée.
Princeſſe, c’eſt à vous d’aſſurer nos projets.
Flattez-le d’un hymen ſi doux à ſes ſouhaits :
C’eſt ſous ce faux eſpoir qu’il faut que votre haine
Au temple où je l’attends ce jour même l’entraîne.
Mais, en flattant ſes vœux, diſſimulez ſi bien.
Que de tous nos deſſeins il ne ſoupçonne rien,
L’entraîner aux autels ! Ah ! Projet qui m’accable
Itys y périrait ; Itys n’eſt point coupable.
Il ne l’eſt point, grands dieux ! Né du ſang dont il ſort,
II l’eſt plus qu’il ne faut pour mériter la mort.
Juſte ciel ! Eſt-ce ainſi que vous vengez un père ?
L’un tremble pour la sœur, & l’autre pour le frère !
L’amour triomphe ici ! Quoi ! Dans ces lieux cruels,
II fera donc toujours d’illuſtres criminels !
Eſt-ce donc ſur des cœurs livrés à la vengeance
Qu’il doit un ſeul moment ſignaler ſa puiſſance ?
Rompez l’indigne joug qui vous tient enchaînés :
Eh ! L’amour eſt-il fait pour les infortunés ?
Il a fait les malheurs de toute votre race :
Jugez ſi c’eſt à vous d’oſer lui faire grâce.
Songez, pour mieux dompter le feu qui vous ſurprend,
Que le crime qui plaît eſt toujours le plus grand :
Faites voir qu’un grand cœur que l’amour peut ſéduire
Ne manque à ſon devoir que pour mieux s’en inſtruire :
Ne vous attirez point le reproche honteux
D’avoir pu mériter d’être ſi malheureux.
Peut-être ſans l’amour ſeriez-vous plus ſévères.
Vous ſavez ſur les fils ſi l’on pourſuit les pères.
Songez, ſi le ſupplice en eſt trop odieux,
Que c’eſt du moins punir à l’exemple des dieux.
Mais je vois que l’honneur, qui vous en ſollicite,
De nos amis en vain raſſemble ici l’élite :
C’en eſt fait ; de ce pas je vais les diſperser,
Et conſerver ce ſang que vous n’oſez verſer.
En effet, que m’importe à moi de le répandre ?
Ce n’eſt point malgré vous que je dois l’entreprendre.
Pour venger vos affronts j’ai fait ce que j’ai pu ;
Mais vous n’avez point fait ce que vous avez dû.
Ah ! Seigneur, arrêtez ; rempliſſez ma vengeance :
Je ſens de vos ſoupçons que ma vertu s’offenſe.
Percez le cœur d’Itys, mais reſpectez le mien ;
Il n’eſt point retenu par un honteux lien ;
Et quoique ma pitié faſſe pour le défendre
Tout ce qu’eût fait l’amour ſur le cœur le plus tendre,
Ce feu, ce même feu dont vous me ſoupçonnez,
Loin d’arrêter, Seigneur…
J’ai peut-être à vos yeux pouſſé trop loin mon zèle :
Mais tel eſt de mon cœur l’empreſſement fidèle.
Je ne hais point Itys, & ſa fière valeur
Pourra ſeule aujourd’hui faire tout ſon malheur
Oreſte eſt généreux ; il peut lui faire grâce,
J’y conſens : mais d’Itys vous connaiſſez l’audace ;
Il défendra le ſang qu’on va faire couler :
Cependant il nous faut périr ou l’immoler,
Ou peut juſqu’au tyran eſpérer un paſſage.
La garde qui le ſuit, trop forte en ce palais,
Rend le combat douteux, encor plus le ſuccès,
Puiſque votre ennemi pourrait encor ſans peine,
Quoique vaincu, ſauver ſes jours de votre haine.
Mais ailleurs, malgré lui par la foule preſſé,
Vous le verrez bientôt à vos pieds renverſé.
Venez, ſeigneur, venez : ſi l’amour eſt un crime,
Vous verrez que mon cœur en eſt ſeul la victime ;
Qu’il peut bien quelquefois toucher les malheureux,
Mais qu’il eſt ſans pouvoir ſur les cœurs généreux.
Il eſt vrai, j’ai tout craint du feu qui vous anime ;
Mais j’ai tout eſpéré d’un cœur ſi magnanime ;
Et je connais trop bien le ſang d’Agamemnon,
Pour ſoupçonner qu’Oreſte en démente le nom.
Mon cœur, quoiqu’alarmé des ſentiments du vôtre,
N’en preſumait pas moins & de l’un & de l’autre.
Si de votre vertu ce cœur a pu douter,
Mes ſoupçons n’ont ſervi qu’à la faire éclater.
Mais, pour mieux ſignaler ce que j’en dois attendre,
Après moi chez Arcas, Seigneur, daignez vous rendre :
Vous me verrez bientôt expirer à vos yeux,
Ou venger d’un cruel, vous, Électre, & les dieux.
Adieu, ma sœur ; calmez la douleur qui vous preſſe :
Vous ſavez à vos pleurs ſi mon cœur s’intéreſſe.
Allez, Seigneur, allez ; vengez tous nos malheurs ;
Et que bientôt le ciel vous redonne à mes pleurs !