Élie de Saint Gille/Introduction

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Anonyme
Traduction par Eugène Koelbing.
Texte établi par Gaston Raynaud (p. i-xliii).

INTRODUCTION

Il y a peu de temps, la Société des anciens textes français publiait la chanson d’Aiol[1] ; la chanson d’Élie de Saint-Gille en est le complément naturel. Ces deux poèmes ont, en effet, été réunis au xiiie siècle par un remanieur, qui les a rattachés tous deux à l’une des trois grandes gestes de l’épopée nationale française[2], la geste de Monglane. La publication de l’Élie de Saint-Gille[3] devait donc suivre celle de l’Aiol.

I

Manuscrit du poème.

Le manuscrit qui contient le poème d’Élie de Saint-Gille est un ms. bien connu[4]. C’est le ms. de la Bibliothèque Nationale de Paris fr. 25516 (anc. La Vallière 80) ; il renferme, outre l’Aiol et l’Élie, une rédaction de Beuve d’Hanstone et le roman de Robert le Diable. Ce ms. a été écrit sur vélin, à deux colonnes, dans le courant du xiiie siècle ; il mesure 0m 179 sur 252, et compte 209 feuillets : l’Élie occupe les folios 76 a-95 c.

Six miniatures de petite dimension (environ six centimètres carrés) représentent certaines scènes du roman ; j’ai indiqué en note, dans le cours du texte, les vers après lesquels ces miniatures sont placées, ainsi que les rubriques qui les accompagnent. Je reproduis ici ces rubriques :

1. — Ichi commenche li vraie estoire de Julien(s) de Saint Gille liqués fu pere Elye duquel Aiols issi, esi con vous orés el livre (v. 1) ;

2. — C’est chi ensi con Sarrasin ont pris Elye et l’ont mis en une nef (v. 882) ;

3. — Ch’est chi ensi que Elyes ochist les larons et con Galopin li pria merchi (v. 1132)

4. — Ch’est chi ensi con Galopin en porta son signor navré el vergier et con la puchele le vit (v. 1400) ;

5. — Ch’est chi ensi con Galopin enbla le boin destrier (v. 1952) ;

6. — Ch’est chi ensi con Galopin espousse Rosamonde l’amie Elye (v. 2690).


J’ajoute que le ms. est l’œuvre d’un scribe picard très négligent, comme le montre le nombre assez considérable de lacunes que j’ai notées, et qui sont souvent comblées par un autre ms. représenté par la version norvégienne, dont j’aurai à parler plus loin.

II

Analyse du poème.

Le poème d’Élie de Saint-Gille est déjà connu par l’analyse détaillée qu’en a donnée M. Paulin Paris dans l’Histoire littéraire[5] et par le travail que M. Eug. Koelbing a consacré à la rédaction norvégienne, l’Elissaga[6]. Je crois cependant bon, pour la commodité des recherches, de donner un sommaire de la chanson française.

Le comte Julien de Saint-Gilles est vieux et songe à quitter le métier des armes. Il assemble ses barons dans sa grande salle, et, en leur présence, reproche à son fils Élie de ne pas être encore parti pour Paris ou pour Chartres au service du roi Louis, fils de Charlemagne. Élie, froissé des reproches de son père, veut sortir de la salle, mais Julien le retient : « Avant de te laisser partir, » dit-il, « je veux éprouver ta valeur. Prends un cheval et mes meilleures armes ; on va dresser une quintaine au milieu du pré, et je verrai ce que tu sais faire. — Soit ! » dit Élie, « mais cette nuit je ne dormirai pas sous ton toit ! » (v. 1-86).

Élie s’arme et s’apprête à jouter ; du premier coup il renverse la quintaine. Julien, fier de son fils, veut désormais le faire maître de son domaine. Élie refuse, et quitte Saint-Gilles. Le vieux Julien, à l’insu de son fils, ordonne à ses meilleurs chevaliers de le suivre de loin pour le protéger (v. 87-172).

Élie chevauche tout le jour. Il rencontre sur son chemin un chevalier blessé qui ne peut continuer sa route. « Qui es-tu ? » lui dit Élie. — « Je suis fils du comte Amauri de Poitiers, et cousin de Julien de Saint-Gilles. J’étais à Paris avec mon père auprès du roi Louis, quand un messager nous apprit que les Sarrasins avaient envahi le pays. Nous partîmes aussitôt, et notre armée rencontra les païens aux marches de Bretagne. Plusieurs combats eurent lieu. À la dernière bataille, le roi Louis allait être fait prisonnier, quand arrivèrent à son secours Guillaume d’Orange et ses compagnons, qui dans la lutte restèrent aux mains des ennemis. Le roi Louis s’est alors enfui jusqu’à Angers, poursuivi par les Sarrasins, et de là m’a envoyé demander aide à Julien de Saint-Gilles. Au sortir de la ville, les païens m’ont attaqué et mis dans cet état. — Je te vengerai ! » dit Élie. Il reçoit le dernier soupir du blessé et part pour rencontrer les Sarrasins (v. 173-249).

Cependant les Sarrasins, conduits par le roi Macabré et par Jossé d’Alexandrie, ne savent que faire de leurs prisonniers, de Guillaume et de ses compagnons. Tout à coup ils aperçoivent Élie qui les a rejoints et veut délivrer les chevaliers chrétiens. Élie tue successivement Rodoant (v. 250-329), Corsaut de Tabarie (v. 330-341), trois autres païens (v. 342-362), le roi Triacre (v. 363-404) et le vieux roi Malatré[7] (v. 405-440). Il court alors aux prisonniers, mais il n’a pas le temps de les délivrer : attaqué de nouveau, il tue Jossien et Salatré, puis se met à la poursuite du roi Malpriant, dont le cheval est plus rapide que tout autre (v. 446-489).

La poursuite est longue (v. 400-531). Élie atteint enfin Malpriant, le renverse à terre, et s’empare de son cheval (v. 532-554). Malpriant, relevé par les païens, les excite contre Élie qui les défie, grâce à la vitesse de son cheval (v. 555-571).

Durant ce temps, Guillaume d’Orange et ses compagnons ont fait couper leurs liens par un paysan (v. 572-612). Ils s’arment à la hâte et vont au secours d’Élie qu’ils ne connaissent pas, mais qu’ils voient poursuivi par les Sarrasins (v. 613-638). La bataille s’engage sanglante et héroïque, entre les païens d’une part et de l’autre Élie, Guillaume et les siens, aidés des chevaliers envoyés à la suite d’Élie par Julien, son père. Élie est enfin fait prisonnier par le roi Malpriant (v. 639-760). Guillaume d’Orange apprend alors qui est Élie et quel est son père il court à toute vitesse demander secours à Saint-Gilles (v. 770-796).

Le portier de Saint-Gilles veut s’opposer au passage de Guillaume ; Guillaume le tue (v. 797-824). Le vieux Julien jure de punir le coupable, mais sa colère tombe, quand il voit devant lui les fils d’Aimeri de Narbonne, Guillaume, Bertrand, Bernard et Arnaud. Guillaume donne au comte Julien des nouvelles d’Élie : il lui apprend que son fils est prisonnier. Julien rassemble ses vassaux, demande aide au roi Louis et s’apprête à aller délivrer son fils (v. 825-869).

Les païens emmènent Élie ; ils s’embarquent et arrivent tout près de Sobrie, la ville de Macabré. Avant de débarquer, Macabré veut faire adorer à Élie son dieu Mahomet, et lui promet en échange la main de sa fille, la belle Rosemonde. Élie refuse, et, voyant Malpriant conduire par la bride le cheval qu’il a repris, il se précipite sur le païen, le tue, monte sur le cheval qu’il lance à la nage, et se sauve (v. 870-974). Macabré, furieux contre son dieu, renverse la statue de Mahomet, au grand désespoir des païens, et envoie à la poursuite d’Élie de nombreux Sarrasins (v. 975-1020).

Élie chevauche toute la nuit ; il aperçoit bientôt, à la clarté de la lune, les païens qui le poursuivent : il se retourne, et tue le roi Codroé. Le reste des Sarrasins n’ose avancer plus loin (v. 1021-1041). Depuis trois jours Élie n’a pas mangé ; il passe la nuit dans une forêt, et, au point du jour, il arrive dans une clairière où quatre voleurs étaient en train d’apprêter leur repas. Élie s’invite sans cérémonie, et mange plus que sa part. Les voleurs veulent alors lui faire payer par trop cher ce repas. Élie en tue deux et met le troisième en fuite (v. 1042-1161). Le quatrième, Galopin, se jette à genoux et demande grâce : « Sire, » dit-il, « épargnez-moi ! je vous donnerai tout l’or que vous voudrez. Je suis chrétien et fils de Tieri d’Ardenne ; une méchante fée a fait de moi un nain, et ces voleurs m’ont acheté alors que j’était en bas âge. Laissez-moi être votre homme ! » Élie y consent (v. 1162-1203).

Au même instant surviennent trois païens ; l’un d’eux attaque Élie et le blesse grièvement. Galopin tue deux des Sarrasins et blesse l’autre qui court à Sobrie annoncer la venue d’Élie. Les païens s’arment en toute hâte (v. 1204-1282).

Après un nouveau combat où il est encore blessé, Élie est recueilli dans une tour de Sobrie par Rosemonde, qui se prend à aimer le jeune chevalier, et lui guérit ses blessures (v. 1283-1462). Quinze jours se passent ainsi, quand tout à coup Macabré reçoit un message du vieux roi Lubien qui est entré sur ses terres, et lui propose un combat singulier, s’il n’aime pas mieux lui livrer à l’instant son royaume et sa fille. Macabré mande aussitôt Caïfas son fils, Jossé d’Alexandrie et le roi Malpriant ; il leur demande de prendre sa place et de combattre Lubien : tous trois refusent (v. 1463-1606). Macabré va donc être forcé de livrer Rosemonde mais la jeune fille promet à son père de lui procurer un champion, s’il veut jurer de garder la vie sauve à ce chevalier. Macabré fait le serment demandé, et Élie paraît (v. 1607-1779).

Rosemonde apprend alors à Élie ce qu’elle veut de lui, et lui propose de l’épouser. Élie lui dit qu’il ne peut épouser une païenne ; mais pour l’amour d’elle, il combattra le vieux Lubien, dont le cheval, Prinsaut, est si terrible. Galopin promet alors à Élie de lui amener le fameux cheval (v. 1780-1839) ; il réussit en effet à se glisser dans le camp ennemi, et revient triomphant avec Prinsaut (v. 1840-2055).

Le lendemain matin Élie s’arme et s’avance pour combattre Lubien (v. 2056-2161) ; Caïfas, frère de Rosemonde, furieux de voir sa sœur éprise d’Élie, la maltraite et l’insulte (v. 2162-2187). Le combat a lieu ; Élie, vainqueur, rapporte à Rosemonde le faucon de Lubien (v. 2188-2334) et la venge de Caïfas en le tuant (v. 2335-2353).

Macabré, à son tour, veut venger son fils : Élie et Galopin sont forcés de se réfugier dans une tour de Sobrie, où Rosemonde les reçoit. Les païens font le siège de la tour (v. 2354-2445). Élie aperçoit alors un chevalier qui revient d’outre mer ; il l’appelle et le prie d’aller à Saint-Gilles demander du secours. Godefroi, — c’est le nom du chevalier, qui autrefois a connu Élie, — se charge du message ; et bientôt le roi Louis, Julien de Saint-Gilles et toute la geste de Monglane arrivent sous les murs de Sobrie et délivrent Élie ; Macabré est tué par Galopin (v. 2446-2619). Les chevaliers français entrent dans Sobrie et on baptise Rosemonde. Élie, qui a aidé à la tenir sur les fonts, veut l’épouser ; mais l’archevêque s’oppose à ce mariage, qui, suivant le droit canonique, est impossible, puisque Élie a été le parrain de Rosemonde. Rosemonde se désole d’abord, puis elle se décide à épouser Galopin. Quant à Élie, le roi de France lui promet la main de sa sœur Avisse avec le fief de Bourges et d’Orléans. Élie, Galopin et leurs compagnons, conduits par Godefroi, vont alors en Terre Sainte pour visiter le Saint-Sépulcre. À leur retour, on célèbre à Paris les noces d’Élie et d’Avisse. C’est de ce mariage qu’est né Aiol, le héros de la chanson bien connue (v. 2620-2761).

On voit par cette analyse assez développée que le poème présente une certaine unité, chose rare dans les chansons de geste du xiiie siècle. On n’y trouve pas, il est vrai, de scènes vivantes et intéressantes, comme dans la première partie de l’Aiol ; par contre, l’intrigue se déroule régulièrement et de nouveaux incidents ne viennent pas après coup se greffer sur l’action principale. Le dénouement peut sembler étrange, et s’accorde mal avec tout le récit, qui prépare évidemment l’union d’Élie avec Rosemonde : on verra ce qu’il faut penser de cette fin, quand j’aborderai l’étude de la rédaction norvégienne[8] et des rapports de l’Élie et de l’Aiol[9].

III

Versification du poème.

1o  Assonances. — La chanson d’Élie de Saint-Gille se divise en 68 laisses ou tirades monorimes, dont 17 ont des assonances féminines et 51 des assonances masculines ; cette proportion est ordinaire. Voici les tableaux de ces assonances rangées par ordre alphabétique[10].

Assonnances féminines.

a. e — 2, 6, 10, 12, 42, 45, 47.

an. e, en. e — 30, 51, 53.

i. e — 1, 4, 17, 27, 34, 43, 48.

Assonnances masculines.

a — 38, 56, 63, 66.

an, en — 7, 16, 18.

é — 3, 8, 23, 25, 29, 33, 41, 46, 50, 52, 61, 68.

è — 9, 11, 37, 54, 58, 60, 65, 67.

i — 5, 22, 32, 62.

ié — 20, 28, 30, 35, 40, 44, 49, 55, 57, 64.

ó — 13, 15, 19, 21, 31, 36.

ò — 14.

u — 24, 26, 59.


J’ai peu de remarques à faire à propos de ces assonances ; je note cependant que la tendance à la rime commence à se faire sentir dans les assonances masculines ; je constate de plus que an et en, an. e et en. e sont absolument confondus, et que les assonances en è ne présentent aucun mot où è provienne de e ou i latin en position. Quant à la longue laisse LXVIII, qui compte 418 vers, elle est d’une étendue tout-à-fait exceptionnelle, qui s’explique par la manière dont cette fin a été composée[11].


2o  Rythme. — Le poème est écrit en vers ordinaires de douze syllabes, ayant l’hémistiche régulier à la sixième syllabe. Çà et là, dans le corps du texte, on rencontre un certain nombre de vers décasyllabiques, les uns avec césure après la quatrième syllabe (v. 33, 79 et 80, 822, 1894, 2026, 2039, [2047], 2385, 2390), les autres, moins nombreux, dont le rythme est semblable à celui qui est usité dans la première partie de l’Aiol, ayant leur césure après la sixième syllabe :

v. 841. Et montent el palais tout a .i. bruit.
v. 863. Il a dit a ses homes : « Car levés sus ! »
v. 1390. Car Galopin li leres estoit mout cours.

Tous ces vers épars dans la chanson peuvent sans peine être corrigés et devenir des dodécasyllabes. Aussi ne suffisent-ils pas à prouver que de même que l’Aiol l’Élie ait été écrit primitivement en décasyllabes. Mais, d’autre part, la preuve de ce fait est donnée par la série non interrompue de 43 vers décasyllabiques (v. 35-77), qui ont certainement été écrits ainsi par le poète.

Je remarque que ces 43 vers ne sont pas coupés comme les vers décasyllabiques de l’Aiol et qu’ils ont tous leur césure après la quatrième syllabe.

Je ne trouve pas non plus trace dans l’Élie de vers qui ressemble à ce vers d’Aiol[12] :

Si n’ai apris mes ar-mes a porter,


et ait une syllabe finale muette pour première syllabe

du second hémistiche.

IV

Langue du poème.

On verra plus loin que la chanson d’Élie n’est qu’un remaniement du xiiie siècle : il est donc difficile de préciser en quel dialecte était écrite la rédaction primitive. Les quelques vers décasyllabiques qui la représentent appartiennent sans doute au dialecte de l’Ile-de-France ; quant au remanieur, il était évidemment picard, comme le prouvent la terminaison du participe féminin froncie 1735 ( = fronciée) assonant en i. e, et les formes -omes et -iemes des premières personnes pluriel d’un assez grand nombre de verbes : alomes 2242, diromes 871, iromes 374, poignomes 658, seromes 2601, somes 558, 590, vendromes 1307 ; aliemes 376, fussiemes 215, 1481. Il faut dire cependant que les formes en -ons sont de beaucoup les plus fréquentes : alons 2457, avon 511, dirons 674, entrons 2313, sons 783, troverons 267, tueron 518, etc.

Le scribe auquel nous devons l’unique ms. de l’Élie était lui-même du nord de la France ; il montre, en effet, les formes chuintantes : commenche 12, ochis 19, etc., les subjonctifs terminés par une gutturale : confonge 379, 1078, etc., meche 600, 1932, perge 1421, prenge 85, etc., et la substitution de l’au picard à l’ol latin : caupast 762, caus[13] 636, 1017, faurai 1346, taurai 368, etc., taut 602, vaurai 2702, vaute 2415, etc., etc.

En dehors de ces quelques faits, la phonétique du ms. n’offre rien de caractéristique ; c’est bien plutôt l’orthographe du scribe qui est remarquable par sa bizarrerie et son indécision, qui ont, du reste, été conservées dans l’édition, sauf pour les cas évidemment fautifs. J’énumère les particularités du ms. en suivant l’ordre alphabétique.

a est quelquefois employé pour ai : a 1051, avra 1886, donra, 1551, 2703, fera 2517 ; la forme ordinaire est ai. — Par contre, ai est mis à la place d’a : ai 865, verai 27. La terminaison a est la seule bonne puisqu’elle paraît à l’assonance dans les laisses en a (XXXVIII, LVI, LXIII, LXVI).

On ne rencontre qu’une fois (cf. la laisse III, en és) la finale ois pour és : raverois 1882.

L’n devant t semble s’assourdir jusqu’à ne plus se prononcer : ensangletés 2345, so talent 1244.

L’r final, ne se prononce pas dans encontré 1818 = encontrer, souffri 1738 = soufrir ; il se confond avec l dans pa le 1103 = par la.

L’s et le t, à la fin des mots, n’étaient pas prononcés par le scribe ; ces deux lettres sont souvent supprimées, et souvent aussi mises à tort l’une pour l’autre.

L’s final manque — après une consonne : cour 643 (cours), gran 754, etc. (grans), secor 216, 866, etc. (secors) ; — après une voyelle : avra 65 (avras), contralie 992 (contralies), feré 1801 (ferés), gro 1155 (gros), justiche 993 (justiches), le 1775 (les), no 93 (nos), vo 1882 (vos), sou 1447 (sous).

Le t final manque — après une consonne : cor 798, 808, etc. (cort), don 572 (dont), enpoin 327, 341, etc. (enpoint), plor 449 (plort), etc., etc. ; — après une voyelle : lai 2220 (lait), pu 153 (put), tou 376 (tout).

La confusion de l’s et du t a lieu, d’une part, à la fin des mots fort 1983, pont 9, tout 17, 177, etc., qui devraient s’écrire fors, pons, tous, et, de l’autre, dans les mots bruis 841, entens 767, soavès 2022, vens 608, qui devraient prendre un t final : bruit, entens, soavèt et vent.

Cette non-prononciation de l’s explique certaines fautes contre la règle de la déclinaison : auberc 353 pour aubers, jor 810 pour jors, vilain 582 pour vilains etc. ; desloiés 477 pour desloié, detrenchiés 630 pour detrenchié, etc. Dans d’autres cas, cependant, il y a eu évidemment confusion entre le cas-régime et le cas-sujet : amiral 259, 801, etc., pour amiraus, mon pere 2178 pour mes pere, etc. Les noms propres Elie 1677, 2352 et Guillaume 736, 770 ne peuvent prendre l’s réglementaire du sujet sans fausser le vers.

En dernier lieu, je note que le scribe, ou peut-être même l’auteur, montre une grande indécision dans la coupe de quelques syllabes : la finale iés des imparfaits et conditionnels compte dans le vers, tantôt pour une syllabe : comperiés 2040, feriés 2039, perderiés 2294, poriés 1947, etc., tantôt pour deux : voliés 1809. Le mot eust n’a qu’une syllabe au v. 1219, et en a deux aux vers 110, 1742, etc. ; de même pour v(e)és 1288, 2559 et veés 43, 2398. Enfin les noms propres Aymer et Loeys, qui comptent toujours pour trois syllabes, sont parfois pris pour deux : Aimer 2532, 2594, Loeys 866. Ces quelques exemples suffisent à prouver combien peu on doit faire fond sur le texte de l’Élie pour une étude phonétique et grammaticale de l’ancien français.

V

Origine et date du poème.

Les derniers vers du poème (v. 2757-2761) rattachent entre elles les deux chansons d’Aiol et d’Élie, et font du héros de la première le fils du héros de la seconde :


D’Elye vint Ayous, si con avant orés.
Ichi faut li romans de Julien le ber
Et d’Elye son fil qui tant pot endurer ;
Cil engenra Ayoul qui tant fist a loer,
Si con vous m’orés dire, sel volés escouter.


Avant d’examiner le rapport qui existe entre les deux poèmes et de rechercher l’origine et la date de l’Élie, il est bon de rappeler et de résumer ce qui a déjà été dit sur l’Aiol[14]. Ce poème, composé au xiie siècle en vers décasyllabiques par un trouvère du centre de la France, a été remanié au xiiie siècle par un poète picard qui a refait les vers en rythme dodécasyllabique, tout en conservant en décasyllabes une partie de la rédaction primitive. Aiol, personnage fictif, est, d’après l’hypothèse qui a été émise dans l’introduction du poème, le fils d’un personnage historique, Hélie, comte de la Flèche.

À s’en tenir aux vers qui précèdent, les deux chansons ont donc même auteur ou tout au moins même remanieur ; c’est à cette dernière hypothèse qu’il faut s’arrêter, car, de même que l’Aiol, l’Élie est un remaniement du xiiie siècle. Les quelques vers décasyllabiques, qui se montrent dans le poème[15] représentent en effet un état plus ancien de la chanson de plus comment expliquer autrement que par l’action d’un remanieur l’erreur, souvent répétée, qui transforme Saint-Gilles en ville de Provence[16], et fait du château-fort de Saint-Gilles, lieu d’origine réel ou imaginaire d’Élie, la grande cité du midi, si importante et si célèbre aux xiie et xiiie siècles ? Le Saint-Gilles, en effet, du poème semble bien ne pas être dans le Midi, mais plutôt dans l’Anjou ; il suffit pour s’en convaincre de se reporter, d’un côté, à un passage très explicite de la chanson et d’étudier, d’autre part, la topographie de l’Élie et les noms de villes qui y figurent. Au v. 179, Élie a quitté Saint-Gilles ; après avoir chevauché tout un jour, il rencontre un messager blessé qui, au sortir d’Angers, vient d’être assailli et mis à mal par les Sarrasins. La chose est claire pour venir de Provence en Anjou, il eût fallu plus d’un[17] jour à Élie, même s’il eût été monté sur Prinsaut ou sur Marchegai. Le Saint-Gilles de la chanson est donc près d’Angers[18]. Du reste, le trouvère accumule dans ses vers les noms de villes de cette partie de la France : Chartres, Bourges, Orléans, Poitiers, Blèves, qui n’est pas Blois, comme le croit M. Koelbing[19] ; autre part, il parle encore du Maine, du Berri, de la Loire. La Provence, au contraire, n’est citée que trois fois, et encore est-ce pour déterminer simplement la ville de Saint-Gilles :

v. 397 ....... Saint Gille, en Provence le bele.
v. 932 .... en Provenche ens ei mostier Saint Gille.
v. 1414 .......... Saint Gille, de Provence la bele.


Aucun fait de l’action ne se passe en Provence, et les quelques villes de cette région qui sont mentionnées n’apparaissent qu’incidemment (Arles 2205, Valence 2464. Élie est presque toujours appelé Élie de France (v. 1781, 1814, 1841, 1946, 2001, 2004, 2144), ce qui, à l’époque du poème, ne concorderait guère avec une origine méridionale. Bien plus, dans une partie de la chanson qu’il a évidemment composée lui-même, le remanieur avait tellement peu présent à l’esprit le lieu de son action, qu’il devait supposer être en Provence, que dans l’énumération qu’il fait des peuples rangés sous la bannière de Julien, comte de Saint-Gilles (v. 2622-2623), il nomme des Français, des Bourguignons, des Flamands, des Berrichons, mais non pas des Provençaux.

Il y a donc eu remaniement, et remaniement fait au xiiie siècle. Mais quel était le poème original et à quelle époque en remonte la composition ? Je remarque tout d’abord que ce poème primitif, tel que l’avaient sous les yeux, d’une part, le trouvère du xiiie siècle dont nous possédons le remaniement, et, de l’autre, un second remanieur français, qui a servi d’original à la version norvégienne, était incomplet à la fin[20]. On peut supposer, soit que l’Élie n’a pas été achevé par son auteur, soit qu’une même famille de mss. défectueux a servi aux deux remanieurs qui, chacun de leur côté, ont composé un épilogue tout différent. Quoi qu’il en soit, il est facile de prévoir que la chanson du xiie siècle[21] devait se terminer par le mariage d’Élie et de Rosemonde. Mais le remanieur, en refaisant un autre poème du xiie siècle, l’Aiol, y avait remarqué le personnage d’Élie, le père du héros. Ce personnage portait le même nom qu’Élie de Saint-Gilles ; de là à identifier les deux noms, il n’y avait qu’un pas. Le remanieur n’hésita pas, et, reliant entre eux deux poèmes qui n’avaient rien de commun, il donna pour père à Aiol l’Élie de l’Élie de Saint-Gilles. Une chose pourtant le gênait : la présence de Rosemonde, qui logiquement devait épouser Élie, mais qui ne pouvait pas être la mère d’Aiol, puisque dans l’Aiol cette mère est sœur du roi Louis et porte le nom d’Avisse. Le remanieur se tira d’affaire en imaginant, au dernier moment, un empêchement au mariage d’Élie et de Rosemonde et en faisant épouser Avisse à Élie. Dès lors, les deux poèmes étaient soudés l’un à l’autre : la geste de Saint-Gille était créée, et l’auteur du roman de Raoul de Cambrai[22] pouvait, à son tour, faire remonter la geste d’une génération, et intercaler, à la fin de son poème, un long passage pour parler de la naissance à Saint-Gilles de Julien, père d’Élie et fils de Bernier et de Béatrix.

À une époque où on prétendait relier entre elles presque toutes les chansons, l’Élie devait se rattacher à une geste quelconque ; il se rattache en effet à la geste de Monglane, et la plupart des héros de cette famille, à laquelle appartient Élie par sa mère, se retrouvent dans le poème : Arnaud de Beaulande[23], Aimeri de Narbonne, Bernard de Brebant et son fils Bertrand, Beuve de Comarchis, Guillaume d’Orange, Garin d’Anseüne, Aïmer le Chétif, Turpin l’archevêque de Reims, etc. Il est à remarquer qu’Élie, qui figure dans la généalogie de la maison de Monglane donnée au xiiie siècle par Albéric de Trois-Fontaines[24], ne se trouve pas mentionné dans le roman d’Aimeri de Narbonne[25] ; ce qui prouve, une fois de plus, que le remanieur a fait œuvre personnelle en introduisant Élie dans la geste de Monglane ; ce qui prouve aussi qu’Albéric de Trois-Fontaines a connu le roman d’Élie, tel que nous le possédons aujourd’hui ; et c’est là sans doute l’unique source où il puise, quand il fait d’Élie le neveu de Guillaume d’Orange.

Le remanieur possédait bien, du reste, la littérature épique de son temps ; plusieurs fois il fait allusion à certaines chansons de geste : à une chanson sur le chétif Aïmer[26] (v. 67) tout d’abord, puis à Rainouard au tinel (v. 2519, 2535) et aussi au poème perdu de Basin[27], quand il parle de l’herbe enchantée des monts de Garnimas (v. 1070-1082). Il mentionne plus loin (v. 1793-1796) une légende de la femme de Salomon qui est fort ancienne, et sur laquelle M. G. Paris a donné quelques éclaircissements[28]. Autre part, c’est l’épopée bretonne dont il met en jeu les héros : le roi Arthur, Gauvain et Mordret ; enfin, au v. 2383, il place dans la bouche de Charles-Martel un dicton, bien connu d’ailleurs[29], mais qui ne se retrouve ni dans Garin le Loherain ni dans Girart de Roussillon, les deux seuls poèmes qui fassent mention de Charles-Martel.

Tous ces souvenirs ne permettent guère de supposer un élément historique dans la chanson d’Élie ; je suis toutefois disposé à faire une certaine place à la réalité historique en considérant comme des Normands les Sarrasins dont il est question en maint endroit du poème. On a vu, aux vers 179-180, qu’Élie avait quitté Saint-Gilles et avait marché tout le jour sans boire ni manger. Au v. 1050, nous retrouvons Élie qui, depuis trois jours, n’a rien mangé. Il est évident pour moi que, dans la version primitive, les trois jours dataient du départ de Saint-Gilles ; et il me semble facile d’expliquer les nombreux combats d’Élie et son lointain voyage en terre païenne, en supposant que le héros de la chanson a eu affaire, non pas à des Sarrasins, mais à des envahisseurs normands. On sait, en effet, que, du ixe au xe siècle, les Normands ont souvent envahi le bassin de la Loire et ont même séjourné, à plusieurs reprises, sur ses bords[30]. N’est-il pas naturel de voir dans Sobrie, la ville païenne du poème, un des établissements normands des rives ou de l’embouchure de la Loire, Noirmoutiers peut-être[31], et d’admettre que les souvenirs terribles, laissés en Anjou par les invasions normandes, ont servi de base à des traditions locales, qui, en se développant, ont abouti entre autres à la chanson d’Élie ?

Sans vouloir cependant m’avancer trop sur un terrain où les preuves manquent, je résume tout ce chapitre en quelques mots : l’Élie de Saint-Gille est un poème remanié au xiiie siècle sur un original du xiie siècle. Un trouvère qui avait déjà remanié l’Aiol a opéré de même sur l’Élie, et a lié ces deux chansons l’une à l’autre par une transition de son invention.

VI

L’Elissaga.

La chanson d’Élie de Saint-Gille n’a pas eu la vogue européenne de l’Aiol[32] et n’a été imitée que dans la littérature scandinave, où elle est devenue le poème norvégien l’Elissaga[33].M. Eug. Koelbing a bien voulu traduire en allemand, pour la Société des anciens textes, ce poème dans sa forme la plus ancienne ; c’est sur cette traduction qu’est faite la version française que je publie plus loin.

Avant de comparer les deux versions française et norvégienne, je reproduis la notice que M. Koelbing a jointe à sa traduction.


Les mss. de la saga sont :

A — Université d’Upsal, ms. Delagardie 4-7, vél. in-fol. xiiie siècle.

D — Stockholm, ms. 7, parchem., in-fol. (1500).

C — Copenhague, Arnamagnéen 533, parchem., in-4o (1400).

B — Stockolm, ms. 6, parchem., in-4o (1400).

Fragments :

F1 et F2 — Copenhague, Arnamagnéen 567, in-4o (1350).

H — Copenhague, Arnamagnéen 579, in-4o (1500), 6 feuillets.

E — Copenhague, Arnamagnéen 580 in-4o (1300), 1 feuillet.

Le ms. A est celui qui, par son âge et par son contexte, se rapproche le plus de l’original. Ce n’est certainement pas l’original lui-même, comme le prouvent différentes altérations et omissions. À la même classe (= x) que ce ms., appartient D dont le texte est très écourté et parfois altéré. — E (un feuillet) appartient aussi à cette classe.

En regard de cette première classe se place la classe y, représentée principalement par C et B, qui renvoient à un original commun fortement remanié. À la même classe appartiennent les fragments F1, F2 et H.

La. traduction a pris pour base le ms. A, aussi longtemps qu’il dure. On n’a mentionné qu’un petit nombre de variantes, choisies parmi les plus importantes de celles que présentent B, C et D d’accord entre eux contre A ; dans ce cas, ces mss. semblent reproduire l’original. Au milieu d’A manquent deux feuillets. Cette lacune est comblée au moyen du texte de C, avec les variantes de B, qui est remplacé, là où il fait défaut, par une copie, b.

A finit définitivement à la page 161. La fin de la saga est donnée d’après C ; on n’a mis que les variantes communes à B et D, et, dans le cas où B manque, (p. 168-172), les variantes communes à H et D. Page 173, commence une lacune de C jusqu’à la page 176 ; cette lacune est comblée par B ; de même, la dernière page de C étant illisible, la fin est donnée d’après B.

Le fragment E, qui est noté parfois en variante, va de la p. 139 à la p. 145 ; F1, de la p. 131 à la p. 135 ; F2, de la p. 173 à la p. 176. H commence au milieu de la page 131 et va jusqu’à la fin mais il n’a qu’une très médiocre valeur.

La comparaison minutieuse du texte français et de la version norvégienne a été faite par M. Koelbing dans ses Beitraege zur vergleichenden Geschichte der romantischen Poesie und Prosa des Mittelalters... (p. 92-136) ; je ne crois pas cependant inutile de faire cette étude à nouveau, et la comparaison, laisse par laisse, de la rédaction française (= F) et de la saga norvégienne (= S) ajoutera de nouveaux éléments au travail de M. Koelbing.

I. — Le commencement est un peu allongé dans S, qui, à partir du v. 11, supprime toute la fin de la tirade, faisant double emploi avec le commencement de la laisse II.

II — Dans S, la scène se passe à une fête de saint Denis ; cette énonciation manque dans F. — S est plus croyable que F en donnant à Julien soixante ans d’âge (p. 94) et non cent (v. 36). — Les noms de différents personnages sont changés : Olive de F est devenue, suivant les mss., Osseble ou Ozible (le rapprochement d’autres mots comme Piereplate, Hilaire, Blaye donne lieu de supposer qu’il faut lire Orable, dans une laisse assonant en a. e) ; Garin de Piereplate s’est changé en Guérin de Porfrettiborg. — Après le v. 42, il y a une lacune dans F ; la fille de Julien est trop jeune encore pour se marier, mais, comme le dit S (p. 94-95), Guérin a jure de l’épouser plus tard. — S ne fait pas d’allusion à Anseïs de Carthage (F. v. 67). — À la fin de la laisse, F présente deux lacunes, c’est d’abord le développement des vers 74-80 (Julien explique longuement dans S, p. 96, la manière dont il récompensera ou punira son fils, suivant sa conduite) ; c’est ensuite un long passage (S, p. 97) où Élie veut partir seul et sans armes.

III. — Le commencement est un peu plus long dans S. — Après le v. 100, il y a une lacune dans F, représentant dans S (p. 99) le développement du v. 116. — Nouvelle lacune après le v. 106 : F oublie de mentionner que le coup donné par Julien à Élie fait rire toute l’assemblée des barons. Le trait est tout à fait primitif.

IV. — Les détails de la joute d’Élie sont plus nombreux dans S (p. 100) que dans F, où ils se réduisent à quatre vers (v. 133-136). — S a passé les vers 141-142.

V. — Dans S (p. 101), Julien menace Élie de le mettre en prison ; ce détail semble ajouté, car la menace ne se réalise pas plus tard. — Sauf Aïmer et Thieri (F, v. 167), les noms des chevaliers ne sont pas les mêmes dans les deux rédactions ; S contient plus de noms que F. Il est, du reste, impossible de savoir quels étaient ces noms dans l’original ; car aucun d’eux ne reparaît (à l’exception d’Aïmer = Aïmart) dans la suite. — S (p. 102) ne parle pas d’Angers, mais, en revanche, cite Montpellier (le ms. A donne Pelliers, qu’il faut peut-être lire Poitiers). — Dans S (p. 104), le messager n’est que blessé ; dans F, il meurt entre les bras d’Élie. Cette dernière leçon est la bonne, car plus loin (v. 681-2), les chevaliers envoyés au secours d’Élie s’attardent à enterrer le corps cet incident manque dans S.

VI. — L’énumération des dix princes païens, qui, en dehors des deux chefs, Macabré et Jossé, doivent successivement combattre Élie, n’est pas la même dans F et S. Dans F, certains noms, comme Aitropé, Gambon et Orable, ne se retrouvent pas dans la suite ; S nomme trois fois Malpriant. Pour la comparaison des deux textes, il faut se reporter à chaque laisse.

VII. — La rédaction F, certainement abrégée, ne mentionne ni le nom de Guibourc (S, p. 105), ni la réplique de Bernard, qui est près d’attirer à Guillaume un second coup.

VIII et IX. — Les deux premiers princes païens tués par Élie sont les mêmes dans les deux rédactions : Rodoant de Calabre et Corsaut de Tabarie.

X. — Les noms des trois païens qui suivent sont douteux dans F et dans S ; le seul qui soit nommé directement est Gaidonet (F, v. 350), sans doute le même que Granduse d’Orcle, cité plus haut par S (p. 104). Quant aux deux autres, on a le choix entre Malchabarié (S, p. 104), Aitropé (F, v. 255), Gambon ou Orable (F, v. 256). — Au v. 371, F a tort de citer Jossé d’Alixandre, que S remplace par Malatré (p. 108).

XI. — Le sixième combattant est Triacre (ou Tiacre) dans les deux rédactions.

XII. — Le septième païen est Malatré dans S (p. 109) ; il faut donc corriger dans F (v. 406 et 448) Salatré en Malatré.

XIII. — Le huitième païen est Jossien (S donne Jossé qui a été corrigé) ; c’est sans doute aussi le même que le Josué de F (v. 257). — Aux v. 468 et 471, la correction de Salatré en Aitropé est inutile, par suite de la substitution de Malatré à Salatré dans la laisse XII. — Quant à Priant (F, v. 469), c’est une forme fautive de Malpriant.

XIV. — Le neuvième païen est Salatré. — Après le v. 480, il y a une lacune dans F ; il faut, en effet, expliquer qu’Élie est attaqué par Salatré. — La fin de la laisse est plus explicite dans S (p. 111-112) que dans F qui se contente de dire : « ... ja l’encauchera trop. » Ce trop signifie qu’Élie courra plus tard de grands dangers en s’obstinant à poursuivre Malpriant, le dixième combattant.

XV. — L’allocution du jongleur à ses auditeurs est plus longue dans S (p. 112). — F oublie de mentionner, après le v. 510, que le cheval d’Élie s’abat de fatigue ; cette mention est utile, puisque plus loin on constate que le cheval s’est reposé (F, v. 539 ; S, p. 113).

XVI. — Les deux rédactions concordent.

XVII. — S ne dit pas que le combat entre Élie et Malpriant ait lieu près d’un gué dans une île (F, v. 541). — F ne parle pas de la rapidité exceptionnelle du cheval (S, p. 113-114), qui justifie le désir qu’ont tour à tour Malpriant et Élie de posséder un pareil destrier.

XVIII. — Le nom de Brandone, cité par F (v. 562), est encore un nouveau nom à ajouter à ceux qui peuvent désigner les païens tués précédemment par Élie.

XIX. — Après le v. 581 de F, il faut supposer une lacune, car dans S (p. 114) Guillaume fait allusion à la longue absence d’Élie qui a dû être attiré jusqu’au gros de l’armée. — On remarque aussi dans S (p. 115) une lacune comblée par F : « Coupe nos liens, » dit Guillaume à un vilain qui passe, « que nous soyons libres. » — « Excellent seigneur, » dit le vilain, « que puis-je faire ? J’ai sept enfants à élever, je suis pauvre et misérable... » S ne dit pas que Guillaume a proposé au vilain de lui donner des chevaux pour prix de sa peine ; ce à quoi le vilain répond : « Qu’en ferais-je ? Je n’ai pas de quoi les nourrir, je suis pauvre, etc. » — Nouvelle lacune dans S, qui ne parle pas des plaintes du vilain contre son maître (F, v. 602). — À la fin de la laisse, c’est, au contraire, F qui abrège, et l’énumération des présents faits au vilain par Guillaume est beaucoup plus complète dans S (p. 115).

XX. — La rédaction est plus courte dans S, qui ne dit rien (p. 116) de l’armement de Guillaume et des siens (F, v. 632-638).

XXI. — Les allusions littéraires ne sont pas les mêmes dans F (v. 654-655) et S (p. 117) : au lieu de Gauvain, de Pilate et de Mordrant l’aïrous, S parle de Gafer le fort, de Margant l’irascible et de Golafre le furieux. — F n’a pas la phrase finale où S compare Guillaume et ses compagnons à des héros chrétiens ressuscités pour défendre le royaume ; ce trait, du reste, paraît plutôt être ajouté par le rédacteur norvégien.

XXII. — La comparaison du commencement est différente dans F et S ; dans l’une, Guillaume est comparé à un lion (p. 117) ; dans l’autre, à un faucon (v. 659) ; cette dernière est plus habituelle aux trouvères français. — S ne cite pas les noms des païens tués, énumérés par F (v. 666-667). — S ne parle pas (voy. plus haut laisse V) du messager tué, qui retarde l’arrivée des chevaliers. — Le païen tué par Élie est dans S (p. 118) Tanabré d’Alexandrie ; dans F (v. 688), c’est au contraire Ataignant, frère de Rosemonde, leçon bien préférable à l’autre, puisqu’elle explique pourquoi plus tard Élie craint tant d’être fait prisonnier par Macabré (cf. v. 1300), père d’Ataignant.

XXIII. — Dans S, les vingt chevaliers envoyés au secours d’Élie par Julien sont tués (p. 118) ; dans F, au contraire, dix seulement sont tués. Les dix autres sont faits prisonniers ; c’est ce qui explique plus loin dans S (p. 136) la présence de chevaliers français, gémissant dans les prisons de Sobrie. S a d’autant plus tort de faire tuer tous ces vingt chevaliers, qu’au commencement de la laisse suivante, Élie se plaint de ce que les hommes ont été tués ou faits prisonniers (S, p. 118).

XXIV à XXVIII. — F ne connaît pas la légende du Juif et de saint Martin (S, p. 119), qui doit être originale. — Les deux rédactions concordent, d’une part, jusqu’au v. 775 de F et, de l’autre, jusqu’à la phrase de S (p. 120) : « ils trouvèrent que le conseil... » À partir de là, il y a bouleversement dans l’ordre des laisses (voy., p. 120-128, les chiffres correspondants des laisses de F et de S). La faute est évidemment imputable au ms. fr. qui a servi au traducteur norvégien. Le scribe ou plutôt le jongleur, auteur de ce ms., a confondu dans sa mémoire les deux tirades en u XXIV et XXVI, et après le v. 775 a placé les vers 873 et suivants. Cette première erreur a jeté le trouble dans l’ordre des épisodes : le jongleur a tâché d’y remédier en multipliant les transitions. Mais, dans son oubli, il avait sauté les vers 776-794, où est racontée la manière dont Élie apprend son nom à Guillaume, qui se hâte alors de courir à Saint-Gilles demander secours à Julien. Il fallait pourtant expliquer la présence de Guillaume à Saint-Gilles ; le jongleur n’a trouvé rien de mieux que d’imaginer que le roi Louis a envoyé Guillaume en ambassade auprès de Julien pour le prier, lui et son fils, de venir à la cour. C’est alors que, par hasard, Guillaume apprend qui est Élie, et il raconte à Julien les malheurs de son fils (S, p. 124-125). Tout ceci est évidemment contraire à l’original, car depuis le commencement du poème, depuis le moment où Guillaume, venant au secours de Louis (v. 222), est fait prisonnier par les Sarrasins, il n’a pas revu Louis et n’a pu, par conséquent, être chargé par lui d’un message. Il faut donc admettre que tout ce passage est de l’invention d’un jongleur. Mais la fin de l’épisode est, tout au contraire, beaucoup plus rationnelle dans S que dans F. Le remanieur de la rédaction française, préoccupé déjà sans doute de relier le poème d’Élie de Saint-Gille à l’Aiol, fait demander secours par Julien à toute la famille de Monglane et surtout au roi Louis, qui devra apparaître à la fin pour marier Avisse, sa sœur, à Élie (v. 863-869) ; dans S, Julien envoie à la recherche de son fils un marchand nommé Thomas, dont « on ne raconte plus rien dans cette histoire » (p. 125), il est vrai, mais qui, dans le poème primitif, devait sans doute amener le dénouement. — Dans l’ordre des laisses, le jongleur a entamé une première fois (p. 121) la laisse XXVII, qu’il a reprise ensuite (p. 126) ; il a aussi, pour plus de logique, interverti la laisse XXVIII et la fin de la laisse XXVII. — L’énumération des païens envoyés par Macabré à la poursuite d’Élie est incomplète dans F et dans S ; F oublie de mentionner Hector (v. 1007) et S (p. 128) ne parle pas de Malgant (= Baligant). Voy. plus loin la laisse XXXIII.

XXIX. — Au commencement, F n’a pas tout un passage de S où Macabré fait à Rosemonde l’éloge d’Élie (p. 128-129), ce qui fait naître l’amour de la jeune fille pour le jeune homme. — Par contre, le combat entre Élie et le roi Codroé (F, v. 1024-1041) n’existe pas dans S. C’est une lacune, car, dans le texte primitif, Élie devait sans doute tuer Baligant, dont un remanieur aura fait Codroé, peut-être pour le besoin de l’assonance. Voy. la laisse XXXIII. — Il y a quatre larrons dans F (v. 1054), trois dans S (p. 129). — La présentation d’Élie aux larrons (v. 1061-1092) manque dans S ; les vers qui montrent Élie privé de son heaume expliquent le sans-gêne avec lequel le traitent les larrons ; ils appartiennent certainement à l’original. — F ne parle pas de la première demande que les larrons font à Élie relativement à son cheval ni des menaces qu’ils profèrent contre lui (S, p. 129).

XXX. — Les deux rédactions se complètent l’une l’autre : dans S, Élie donne en paiement aux larrons un faux denier (p. 131) ; ceci manque dans F. — Le chef des larrons veut s’élancer sur Élie (v. 1151) ; cet incident n’existe pas dans S. — Élie reproche ses vols au chef des larrons : lacune dans F.

XXXI. — Après le v. 1174, S ajoute certains détails qui ne se retrouvent pas dans F, entre autres la promesse que Galopin fait à Élie de lui livrer des trésors.

XXXII. — F commence par un vers qui prouve que Galopin vient de dire à Élie qu’il n’est pas païen ; S ne fait pas mention de ce fait. — Toute la fin de l’histoire de Galopin : la façon dont il est tombé au pouvoir des larrons, l’hommage qu’il fait à Élie (v. 1192-1203), épisodes appartenant certainement à l’original, manquent dans S. — Pour le combat soutenu par Élie et Galopin contre Jossé, Gontier et Hector, l’ordre n’est pas le même dans les deux rédactions : dans F, Élie, attaqué d’abord par Hector, est blessé par lui, puis successivement par les deux autres païens. Galopin vient à la rescousse, tue Gontier et Hector, et met en fuite Jossé. Dans S, Élie a d’abord Jossé pour adversaire. Galopin tue alors Gontier. Jossé est mis en fuite par Élie et Hector est tué par Galopin. Cette dernière version doit certainement se rapprocher moins de l’original que la première ; car il s’agit surtout dans cette laisse de mettre en lumière la valeur de Galopin qui vient à bout des trois païens.

XXXIII. — Dans S (p. 134), Jossé annonce à Macabré qu’Élie a tué Hector, Gontier et Malgant ; ce Malgant est le Baligant de F (v. 1007), envoyé à la suite d’Élie, et que F a changé aussi (v. 1026) en Codroé. — La fin de la laisse, à partir du v. 1257, est très abrégée dans S.

XXXIV. — F n’a pas, après le v. 1295, quelques vers utiles, représentés dans S (p. 134), où Galopin explique pourquoi Macabré lui en veut personnellement. — Ici, non plus que plus haut (v. 688), S ne parle d’Ataignant, fils de Macabré. — Quelques vers manquent dans F, après le vers 1306, pour annoncer l’arrivée des païens.

XXXV. — Élie, blessé grièvement, conseille à Galopin de l’abandonner (S, p. 135). Le texte de F est plus naturel : Élie prie Galopin d’aller à la recherche d’un pèlerin qui veuille bien partir pour Saint-Gilles et demander secours à Julien.

XXXVI. — Les vers 1349-1359 de F, répétition de la fin de la laisse précédente, manquent dans S. — Dans F, Rosemonde adresse sa prière au Dieu des chrétiens et s’engage à renier Mahon ; dans S, au contraire, elle s’adresse à Mahomet, ce qui est tout naturel, puisque, dans tout le reste du poème et principalement dans la laisse L, elle invoque le nom du dieu païen. — Plus loin (p. 136), S ajoute une phrase relative aux prisonniers francs, faits par les Sarrasins (voy. plus haut F, v. 717). Ces prisonniers sont sans doute aussi les mêmes que ceux dont parle Rosemonde (F, v. 1648), quand elle apprend à Élie qu’elle a près d’elle des chevaliers de Julien.

XXXVII. — S (p. 137) allonge un peu la description du costume et de la beauté de Rosemonde. — S ne mentionne toujours pas la mort d’Ataignant (F, v. 1427). — F parle de deux herbes (v. 1446) et S de quatre (p. 138).

XXXVIII. — L’énumération des chevaliers dont Élie regrette l’absence est moins complète dans le ms. A que dans F et dans les autres mss. norvégiens.

XXXIX. — Cette laisse n’est représentée dans S que par trois lignes correspondant aux vers 1483-1485. — Le reste de la tirade de F, où Rosemonde nomme à Élie tous les prétendants à sa main, doit cependant être original, car elle annonce la venue de Lubien.

XL et XLI. — Les deux laisses n’ont, dans F et S, qu’une légère différence : dans F, c’est Caïfas ou Jossé que Lubien combattra, si on lui refuse Rosemonde ; dans S, c’est le roi Macabré lui-même.

XLII. — F a omis, à la fin, toutes les menaces proférées par Macabré contre le messager (S, p. 140).

XLIII. — Les deux versions sont à peu près semblables.

XLIV. — Cette laisse, répétition partielle de la précédente, est passée par S. — Les vers où Macabré déshérite son fils sont introduits par S à la fin de la laisse XLVI.

XLV. — S ne reproduit pas le proverbe fr. (v. 1565) :

Cil qui tranche son nés, il vergonge sa fache.

XLVI. — Jusqu’au v. 1606, les deux versions se ressemblent. — À la fin paraît l’équivalent du passage de la laisse XLIV, indiqué plus haut. — Les vers 1634-1676, qui contiennent la description de la tour, manquent dans S. — S nomme le chambellan (F, v. 1608) qui, avec Jossé (S, p. 142 et 143, note 4), se rend auprès de Rosemonde ; il l’appelle Omer. — S s’étend longuement sur la parure de Rosemonde (p. 143-144).

XLVII. — Les deux rédactions concordent.

XLVIII. — Cette laisse, répétition de la précédente, manque dans S.

XLIX. — Les deux rédactions concordent.

L. — Après le v. 1777, il y a une lacune dans F ; Macabré doit promettre à Rosemonde de la marier à celui qui le délivrera de Lubien (S, p. 145).

LI et LII. — Les deux rédactions concordent. — S, cependant, ne cite pas la légende de la femme de Salomon (F, v. 1793-1798).

LIII. — Les deux rédactions concordent.

LIV. — F décrit plus longuement que S le chemin suivi par Galopin (v. 1854-1858). — Au v. 1874, F fait dire à Galopin que les présents offerts à Lubien lui sont envoyés par le seigneur de sa terre ; dans S, le rédacteur, qui prépare déjà sa fin où figure Ruben, frère de Jubien (= Lubien), annonce ces présents comme donnés par Ruben, qu’il gratifie du titre de prince d’Alexandrie ; ce qui est incompatible avec toute la donnée du poème qui fait de Jossé le roi d’Alexandrie.

LV. — Toute cette laisse est abrégée dans S. — La description du cheval est plus longue dans F (v. 1890-1900) que dans S (p. 149). — F a de plus, (v. 1908-1914), un trait de caractère et de fine observation, qui manque dans S. C’est le refus, que simule Galopin, de voir le cheval de Lubien, pour donner plus d’envie au roi païen de le lui montrer. — S oublie de mentionner aussi que le cheval est entouré de trente gardes (F, v. 1929-1935).

LVI. — La prière de Galopin (F, v. 1961-1965) manque dans S (p. 149). — Les deux rédactions diffèrent : dans S, Galopin tue les gardiens (p. 150) ; dans F, il se contente de les endormir avec des herbes enchantées des puis de Garnimas, que ne connaît pas le rédacteur de S ; ce doit être la rédaction primitive. — Le reste est abrégé dans S.

LVII. — Un nouvel épisode (F, v. 2025-2041), qui rappelle de près la laisse précédente, manque dans S. — F, à son tour, ne contient pas le passage où Galopin s’empare de l’épée de Lubien (dont il est parlé plus loin, aux vers 2090-2093, et aux vers 2279-2281), et où il a un moment l’idée de le tuer (S, p. 151).

LVIII. — Les deux rédactions concordent. — S a une phrase (p. 151-152), relative à l’épée de Lubien, que F a certainement passée.

LIX. — Les noms des païens qui arment Lubien ne sont pas les mêmes dans les deux rédactions.

LX. — Les deux versions sont assez différentes, comme forme, à la fin de la laisse, bien que le fond reste le même.

LXI. — Le texte original devait évidemment mentionner le nom de Malpriant comme le font F (v. 2118) et les mss. C et D de la version norvégienne (p. 153, note 4). — La différence dans les deux textes est sensible relativement aux sentiments de Macabré : dans F, Macabré est heureux de voir Élie qui sûrement va lui rendre son royaume (v. 2142-2145) ; dans S (p. 154), il maudit sa fille qui lui a fait jurer de protéger son plus grand ennemi. Cette dernière leçon appartient plus probablement à la leçon primitive.

LXII. — Les deux rédactions concordent, sauf à la fin, où S passe les vers 2186-2187, qui rendent Galopin témoin des coups donnés par Caïfas à Rosemonde ; Galopin plus loin (v. 2338) doit tout raconter à Élie.

LXIII. — Dans F, la capitale de Lubien est Baudas (v. 2196) dans S, c’est Damas (p. 156). — Dans F (v. 2200), ce qui n’existe pas dans S, Lubien propose à Élie sa fille Esclabonie. Ce fait est nécessaire, puisqu’il attire la réplique d’Élie, invoquant son amour pour Rosemonde.

LXIV. — La narration du combat n’est pas tout-à-fait semblable dans les deux rédactions. F, entre autres différences, dans cette laisse, ne parle pas de Prinsaut, qui veut piétiner Lubien, mais est retenu par Élie (S, p. 156) ; il ne mentionne le fait qu’à la laisse suivante. — Les noms des compagnons de Lubien ne sont pas pareils dans les deux textes : Gontable d’Orlie de F (v. 2287) est sans doute le même que Gondracle de Clis de S (p. 156). Quant à Tornebrans (v. 2236), il reparaît dans S (p. 158) sous le nom de Tanabraz.

LXV. — Les deux rédactions concordent.

LXVI. — Les noms des païens qui attaquent Élie différent dans les deux versions. Jonacle, cependant, de F (v. 2306) peut être assimilé à Jonatré, ou plutôt Jonatre de S (p. 158). Cf. plus haut Triacle, v. 364, et Tiatre de S, p. 108, note 1. — Dans F (p. 158), Élie poursuit les païens et en tue encore un ; ceci manque dans F.

LXVII. — Les deux rédactions concordent.

LXVIII. — Dans F, Élie tue Caïfas (v. 2348-2353) ; dans S (p. 169-170), il le blesse seulement. C’est un artifice du rédacteur qui veut plus tard faire reparaître ce personnage à la fin du poème (p. 166) pour le faire tuer, alors seulement, par Élie.

LXIX. — Au commencement de cette laisse, les deux rédactions sont assez dissemblables. — Dans F, Élie est poursuivi par les païens, tandis que Rosemonde prie pour lui : Élie se réfugie alors dans la tour de Rosemonde. Dans S, l’attaque des païens n’est pas mentionnée : on ne sait donc comment s’expliquer pourquoi plus tard (p. 161) Élie propose à la jeune fille de s’enfermer dans une tour. — Dans F, Rosemonde prend l’engagement envers Dieu de se faire chrétienne ; dans S, elle propose à Élie de l’épouser : il refuse, car elle est païenne.


À partir du v. 2418 de F (voy. S, p. 161), les deux textes se séparent complètement et n’ont plus rien de commun.

Je suis donc forcé de m’arrêter ici dans l’examen comparatif des rédactions française et norvégienne. Il est facile de voir par tout ce qui précède combien les deux textes sont défectueux ; ils offrent tous deux de nombreuses lacunes, et il n’est guère possible d’obtenir la physionomie générale du poème qu’en la composant de divers traits empruntés successivement à l’une ou à l’autre des deux versions. On peut cependant remarquer que le ms. français est le plus souvent en faute, et présente un texte notablement inférieur à celui du norvégien. Les lacunes qu’on y constate sont dues à la négligence ou à la légèreté du scribe, qui souvent laisse de côté les vers les plus nécessaires au développement et à la marche du poème, sans se douter de son erreur ; dans la version scandinave, au contraire, à part quelques exceptions que j’ai relevées plus haut, c’est avec une intention bien marquée que le rédacteur a omis certains passages ; il ne répète jamais, par exemple, les laisses similaires qui n’ajoutent rien à l’action du roman ; de même aussi il supprime presque toujours les allusions littéraires qu’il ne comprenait pas ou que n’auraient pas comprises ceux auxquels il s’adressait ; bien plus, on sent que ce rédacteur s’intéresse réellement aux personnages de son poème, qu’il les suit dans leurs aventures, et quand l’un d’eux, comme le marchand Thomas (p. 125), ne se montre qu’incidemment pour disparaître aussitôt, le scribe a bien soin de noter le fait et d’appeler l’attention à ce sujet. En un mot, les fautes de S sont généralement celles d’un homme lettré et intelligent ; celles de F proviennent toutes de l’étourderie et de la négligence d’un scribe ignorant.

Cette différence entre les deux versions apparaît aussi bien tranchée dans la manière dont les deux rédacteurs ont traité la fin du poème. On a vu plus haut qu’à partir d’un certain point, les deux textes sont absolument différents : dans F, Élie, réfugié avec Rosemonde dans une tour, envoie un messager à Julien, qui vient avec toute la geste de Monglane au secours de son fils ; Élie, forcé de renoncer à Rosemonde, se marie avec Avisse, sœur du roi Louis, et Galopin épouse Rosemonde. Dans S, le dénouement est plus logique : Galopin, envoyé en ambassade par Élie, ramène Julien et tous ses parents ; de nombreux combats ont lieu, et Élie finit par épouser sa bien-aimée Rosemonde, tandis que sa sœur Orable épouse Gérard, fils de Guillaume d’Orange. Comment donc expliquer cette divergence, et quelle était la rédaction originale ? M. Koelbing, après avoir un instant admis que le scribe norvégien pouvait bien ne pas avoir connu la fin du texte français et avait peut-être lui-même fabriqué une fin, préfère cependant[34] une seconde hypothèse toute contraire, et conclut en disant que c’est le remanieur français qui a changé la fin et s’est écarté de l’original représenté par la saga.

Il est bien évident que la fin, telle qu’elle est donnée par le texte français, n’existait pas dans l’original ; on y voit, en effet, reparaître un personnage, Corsaut de Tabarie (v. 2428), qui avait déjà été tué au v. 341 ; de plus, l’intention où est le remanieur de relier, comme on l’a vu plus haut (p. xx), l’Élie de Saint-Gille au poème d’Aiol amène diverses circonstances certainement étrangères à la rédaction primitive : l’apparition, par exemple, au v. 2566 de Marchegai (le cheval d’Élie dans l’Aiol), comme aussi l’empêchement canonique au mariage de Rosemonde et d’Élie. Mais, si la fin de F a été imaginée par un remanieur, est-ce une raison de croire que la saga possède la version primitive ? Tel n’est pas mon avis ; je pense, au contraire, que le norvégien, non plus que le français, ne fournit une fin qui ait les caractères d’un poème original. Rien d’individuel, comme l’a remarqué lui-même M. Koelbing, dans les épisodes qu’il renferme, rien de nouveau dans la marche de l’action qui devient banale et impersonnelle ; de plus, la présence d’un nouveau prince d’Alexandrie, Roben, est en contradiction flagrante avec tout le reste du poème, où ce titre est donné à Jossé ; enfin, la mention du mariage d’un fils de Guillaume d’Orange, Gérard, avec Orable, fille de Julien de Saint-Gilles, ne peut appartenir à la rédaction primitive. Un tel mariage, outre qu’il est contraire à ce que fait prévoir le commencement du roman où Orable (= Olive) est fiancée à Guérin de Porfrettiborg (= Piereplate), créerait un nouveau lien de parenté entre les familles de Saint-Gilles et de Monglane, que n’auraient pas manqué de signaler les auteurs de quelque autre chanson de geste. L’ignorance où nous sommes à ce sujet prouve bien, d’une part, que le fait n’appartient pas à l’histoire littéraire du moyen âge et, de l’autre, qu’il a dû être inventé postérieurement comme toute la fin de la saga. J’ajoute, et c’est là un argument capital, que l’oubli où la saga laisse le marchand Thomas (p. 125), qui originairement devait retrouver Élie, est une preuve contre l’authenticité de la fin de la version norvégienne.

Force est donc de reconnaître que ni le texte français ni la saga ne représentent la fin de l’original : les deux versions dérivent l’une et l’autre, par une série d’intermédiaires que je n’ai pas à rechercher, d’un même ms. incomplet qui faisait finir la chanson primitive d’Élie là où s’est arrêté le ms. A de l’édition de M. Koelbing (p. 161) : « Nous chercherons un homme fidèle et nous l’enverrons vers mes gens pour avoir secours. Et alors viendra ici Julien, le duc de la ville de Saint-Gilles, et avec lui Guillaume d’Orange et une foule des meilleurs chevaliers ; et nous conquerrons toute la contrée, et tu seras baptisée et faite chrétienne. » « Volontiers, » dit la jeune fille, « si tu donnes à tes paroles plus de force par un serment sur ta foi. » Ils parlaient ainsi, mais ils n’étaient pas à la fin, car voilà leurs tribulations qui se renouvellent. Ici sans doute apparaissait Thomas, qui tirait d’embarras les héros de la chanson.

Telle devait être la fin du ms. incomplet qui a servi de base aux deux rédactions française et norvégienne ; les auteurs de ces deux rédactions ont vu qu’il y avait dans ces quelques lignes les éléments d’une fin ; ils ont donc séparément composé une fin à l’Élie. Dans chacune des deux fins, on retrouve les trois faits principaux qui ont servi de points de repère aux développements des deux versions : 1o  l’envoi d’un messager à Saint-Gilles ; 2o  l’arrivée sous les murs de Sobrie de Julien et de Guillaume d’Orange ; 3o  le baptême de Rosemonde. Mais les détails différent du tout au tout. Le rédacteur du poème français, préoccupé surtout de rattacher l’Élie à l’Aiol, n’a pas pris la peine de changer l’assonance de sa dernière laisse, qui compte ainsi 418 vers assonant en é ; quant à l’auteur de la version norvégienne, il a fini d’une façon normale en mariant Élie et Rosemonde ; ce devait être ainsi que finissait l’original.

Mais ici se pose une question : la fin de la version norvégienne est-elle l’œuvre d’un remanieur français dont le texte aurait été traduit, ou l’œuvre d’un rédacteur scandinave ? Je ne saurais répondre catégoriquement à cette question. Cependant je suis porté à croire que l’auteur de la fin de la saga est un norvégien, peut-être l’abbé Robert, scribe du roi Hakon[35] qui, s’étant d’abord arrêté dans le ms. A à la fin du ms. original, a ajouté ensuite une fin. Ce n’est, je le répète, qu’une supposition, suggérée par la banalité des épisodes et des descriptions de cette fin, qu’un remanieur français eût rendue sans doute plus vivante. Quoi qu’il en soit, pour établir les rapports du texte français et de la saga, il ne faut considérer que la partie commune des deux versions, puisque les deux fins, composées séparément par des auteurs différents, ne peuvent servir de termes de comparaison.


Après avoir étudié successivement le roman d’Élie de Saint-Gille au point de vue de la langue et de la versification, après avoir examiné la date de sa composition, son origine, son développement à l’étranger et sa place dans l’épopée française du moyen âge, il me reste quelques mots à dire sur la manière dont a été faite cette édition. Contrairement à ce qui avait eu lieu pour l’Aiol, où les corrections avaient été multipliées, j’ai respecté ici, presque jusqu’à la servilité, l’orthographe bizarre du scribe, en corrigeant toutefois les fautes contraires à la mesure du vers. Pour la saga, j’ai suivi, d’aussi près que possible, la traduction allemande de M. Koelbing ; j’ai seulement ajouté, en marge, la concordance avec la numérotation des laisses du poème français. Je me suis permis aussi de ramener, quand cela se pouvait, les noms propres norvégiens à la forme donnée par le français. Un Glossaire vient ensuite, qui n’est que le complément de celui d’Aiol : je n’y ai pas admis, en effet, les mots[36] ou les formes qui avaient déjà été expliqués dans celui-ci. Un Index de noms de personnes et de lieux complète le volume.

En terminant cette introduction, qu’il me soit permis d’adresser mes meilleurs remerciements à mon commissaire responsable, M. Gaston Paris, qui, au cours de cette publication, ne m’a ménagé ni les conseils ni les avis salutaires.


Paris, 25 novembre 1880
G. R.

  1. Aiol, chanson de geste publiée d’après le manuscrit unique de Paris par Jacques Normand et Gaston Raynaud, 1877 (1878), in-8° de 350 pages.
  2. Je rappelle que ces trois gestes sont, d’après la Chronique saintongeaise, la geste du Roi, la geste de Doon de Mayence et la geste de Garin de Montglane.
  3. Cette publication devait primitivement être faite avec le concours de mon ami et confrère Jacques Normand, qui avait même commencé une copie du ms., avant que M. W. Foerster n’eût donné à Heilbronn en 1876 une édition de l’Élie, comme complément de son Aiol, dont on attend toujours l’introduction, les remarques et le glossaire.
  4. Voy. le catalogue De Bure, 1783, t. II, p. 214-218, Edm. Stengel, Mittheil. aus fr. Handschr. der Turiner Univers.- Bibliothek, p. 32-33, et notre édition d’Aiol, p. ij-iv.
  5. T. XXII, p. 416-424.
  6. Beitraege zur vergleichenden Geschichte der romantischen Poesie und Prosa des Mittelalters, unter besonderer Berückschttigung der englischen und nordischen Litteratur (Breslau, 1876), p. 92-136.
  7. Voy. plus loin p. xxvii.
  8. Voy. p. xxxviii-xxxix.
  9. Voy. p. xix-xx.
  10. Les chiffres de ces deux tableaux correspondent la numérotation des laisses.
  11. Voy. plus loin p. xl-xli.
  12. Voy. l’introduction d’Aiol, p. xv-xviii.
  13. C’est par une distraction évidente que dans l’introduction de l’Aiol (p. ix) caus, fr. chaut, a été confondu avec caus, fr. coup. Voy. Romania, t. VII, p. 156.
  14. Voy. l’introduction d’Aiol, p. xix-xxviii.
  15. Voy. plus haut p. xi-xii.
  16. Je note, en passant, que Saint-Gilles, la fameuse ville du Midi, est toujours dite en Provence au moyen âge, bien qu’elle soit en Languedoc (auj. dans le dép. du Gard).
  17. Dans roman de Raoul de Cambrai, p. 267, il faut à Bernier quinze jours pour aller de Saint-Quentin à Saint-Gilles.
  18. Il s’agit peut-être ici de Saint-Gilles, près de Grugé-l’Hôpital, dont parle le dictionnaire de M. Célestin Port.
  19. Beitraege..., p. 96.
  20. Voy. plus loin p. xxxviii-xxxix.
  21. M. P. Paris (Hist. litt., t. XXII, p. 423-424) dit que la « mention d’un pèlerinage pacifique au saint sépulcre » pourrait faire supposer que la rédaction primitive de l’Élie est antérieure au commencement du xiie siècle. Il faut observer que cette mention se trouve à l’extrême fin du poème français (v. 2178), dans une partie qui est l’œuvre personnelle du remanieur ; c’est donc bien plutôt un souvenir du temps passé qu’une allusion au temps présent.
  22. Li romans de Raoul de Cambrai et de Bernier, pp..... E. Le Glay (Paris, Techener, 1840), p. 257-258. Cf. aussi P. Paris, Hist. litt., XXII, p. 724-725.
  23. Le poème d’Élie de Saint-Gille ne connaît pas les trois frères d’Arnaud de Beaulande : Girard de Vienne, Renier de Gênes et Milon de Pouille ; il reproduit donc la plus ancienne tradition. Voy. G. Paris, Hist. poét. de Charl., p. 70-80.
  24. Pertz, Monum. German., t. XXIII, p. 716.
  25. Voy. G. Paris, Hist. poét. de Charl., p. 469.
  26. Dans cette chanson Aïmer tuait un guerrier, sans doute païen, appelé Anseïs de Carthage ; il ne peut s’agir du héros chrétien du poème de ce nom, où Anseïs n’est pas tué, et qui est postérieur à Élie ; il faut donc rectifier le Glossaire, p. 196.
  27. Voy. G. Paris, Hist. poét. de Charl., p. 315-322.
  28. Romania, t. IX, p. 436-438.
  29. Leroux de Liney, dans son Livre des proverbes français (t. II, p. 355), cite deux exemples de ce proverbe, l’un emprunté à la Chanson des Saisnes, de Bodel, l’autre au roman de Parise la duchesse ; voy. aussi le glossaire de Gachet, p. 777.
  30. Voy. Depping, Histoire des expéditions maritimes des Normands... (nouvelle édition, 1844), p. 63 et suiv.
  31. Le poème parle plusieurs fois (v. 541, 952) d’une île, près de laquelle se livre un combat.
  32. Il faut ajouter aux citations d’Aiol données dans l’introduction de ce poème (p. xxxiii-xxxiv) les vers 12753-12756 de la Chronique rimée de Philippe Mousket (éd. Reiffenberg), qui font allusion à la parenté d’Élie avec le roi Louis. Voy. Romania, t. VII, p. 156.
  33. M. Eug. Koelbing doit donner prochainement une édition de cette rédaction norvégienne.
  34. Beitraege.., p. 131-133.
  35. Voy. p. 161.
  36. Une faute d’attention a fait traduire dans le Glossaire d’Aiol ateriel par ratelier (v. 1043) ; ce mot, plus connu sous la forme hasterel, n’a ici rien de commun avec hasta et signifie nuque.