Élisabeth Gaskell et ses ouvrages

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ELISABETH GASKELL
ET SES OUVRAGES




Quand une vie féconde en belles œuvres est brusquement tranchée, quand la mort, entre les rares écrivains qui aiment le bien et le font aimer, choisit et frappe soudain une femme d’élite, entourée d’affections, riche encore d’avenir, on voudrait du moins la peindre telle qu’on l’a connue, mettre en pleine lumière son esprit et son cœur, montrer dans son œuvre tout ce qui nous a ému et charmé : tâche difficile, mais qu’une vive sympathie peut donner le courage d’entreprendre.

Un critique éminent a dit que, de nos jours, la personne de l’écrivain se révélait dans ses écrits. Cela est parfaitement juste, appliqué à Mrs Gaskell. Il y avait entre son caractère, sa physionomie, son talent, une harmonie complète. On sentait que ses yeux brillants, observateurs, pénétraient au delà des surfaces et lisaient dans les consciences, mais la douceur du regard rassurait. La bouche s’ouvrait si candide et si franche, qu’il n’en pouvait sortir que de bonnes paroles. Ce front pur n’avait jamais eu à rougir d’une mauvaise pensée. Le sentiment du devoir, le respect de la vérité, la domination de soi et la chaste réserve qu’elle impose, ont présidé à toute l’existence publique et privée de Mrs Gaskell. Son style flexible se prête, comme sa belle organisation, à exprimer des sentiments variés. Une sensibilité vive s’allie chez elle à l’humour, cette gaieté anglaise qui naît de l’observation des contrastes et en tire des effets plaisants ; innocente moquerie exempte d’amertume, qui ne s’attaque qu’à de petits travers, et ne blesse pas ceux qu’elle atteint. Son extrême finesse de touches, si remarquable dans les détails, ne fait que mieux ressortir la fermeté du trait. Quand la justice est en cause, elle a pour la défendre de courageux accents. Elle ne pactise pas avec le vice ; elle ne s’applique jamais à le farder, à lui donner un faux air de grandeur ; si elle l’aborde, ce qu’elle fait rarement, elle le montre abject, tel qu’il est en réalité ; mais elle ne confond pas l’erreur avec le crime. Elle a pour la brebis égarée la compassion du Christ, et sa foi religieuse est tout l’opposé du rigorisme puritain. Sa moralité ne se modèle pas non plus sur celle qui a cours dans le monde : souvent elle abaisse ce qu’il exalte, et relève ce qu’il humilie. D’excellentes traductions de ses principaux romans, ont popularisé en France son talent et son nom.

Née le 29 septembre 1810, à Chelsea, près de Londres, Élisabeth Cleghorn Stephenson, fille d’un pasteur de l’Église anglicane, perdit sa mère peu après sa naissance, et fut adoptée par une tante, qui habitait Knutsford, petite ville du comté de Chester. Enlevée aux brumes de la Tamise, l’enfant grandit dans un pays pittoresque et sain, entourée des soins affectueux d’une femme distinguée, dont la tendresse lui inspirait une reconnaissance passionnée, mais lui attirait en même temps la jalousie de ses cousines. Leurs railleries, en comprimant l’essor de ses épanchements, la forcèrent à se replier sur elle-même. Elle y gagna ; ses facultés se développèrent par l’étude ; le blâme la mit en garde contre les illusions de la vanité, et s’il lui en resta une défiance d’elle-même qui a pu quelquefois la faire souffrir, son tact en devint plus sûr et plus délicat. À cette époque, elle observait beaucoup et ne dissipait pas : elle amassait pour l’avenir.

En 1832, Miss Stephenson épousait M. Gaskell, ministre dissident, et se fixait à Manchester, vaste fournaise industrielle où les vies se consument à tramer sans relâche les milliards de mètres de coton filé et tissé qui, du produit d’une semaine, enserreraient, dit-on, le monde dans leurs réseaux et leurs plis redoublés. L’esprit droit, le cœur tendre de la jeune femme, ne pouvaient être que péniblement frappés du contraste qu’elle avait sous les yeux. D’un côté, les fortunes immenses acquises dans l’industrie, de l’autre, la longue agonie des populations ouvrières qu’un encombrement de marchandises, ou un arrêt de commandes, condamnent à une inaction forcée et aux horreurs de la misère.

Toute femme de pasteur en Angleterre doit consacrer une partie de sa vie aux relations sociales, aux visites utiles, aux œuvres de propagande qui, en ravivant le zèle de la congrégation, font affluer les offrandes nécessaires à l’entretien du culte. Mrs Gaskell, pratiquant une charité plus large et mieux entendue, n’admettait pas que son temps appartînt à telle ou telle secte ; elle le prodiguait, ainsi que ses pensées, à tous ceux qui souffraient. Son affectueuse sympathie la faisait bien venir des pauvres de Manchester qu’elle visitait souvent. Elle accueillait et secondait l’exécution des plans qui pouvaient les soulager sans les avilir. M. Thomas Wright qui, de l’autre côté du détroit, continue l’œuvre du philanthrope Howard et de Mrs Fry, en cherchant à procurer du travail aux prisonniers libérés, la trouva toujours prête à lui venir en aide. Elle prenait un vif intérêt aux jeunes filles de l’École du Dimanche, les réunissait une fois par mois chez elle, leur lisait haut, les encourageait à lui faire part de leurs remarques.

« Avant que nous eussions parlé, elle avait deviné ce que nous avions dans le cœur, » disait une de ses anciennes élèves. Pendant quelque temps elle consacra la soirée du samedi à leur enseigner la géographie et l’histoire d’Angleterre. Celles qui ont eu le bonheur d’assister à ces réunions en gardent un profond et reconnaissant souvenir. Ce fut ainsi qu’à son insu, elle acquit la connaissance intime, la vue intérieure (insight) du caractère particulier à la classe manufacturière du Nord : initiation qui a été l’un des principaux éléments de ses succès littéraires.

Tout entière à ses occupations charitables et aux soins de sa famille, elle n’aurait peut-être pas songé à écrire, si une cruelle douleur, la perte d’un enfant bien-aimé, ne l’eût poussée à chercher une diversion. Elle entreprit un travail sérieux dans un but utile. Elle avait assisté à la terrible crise qui, de 1839 à 1841, foudroya l’industrie anglaise ; elle avait vu des familles entières s’éteindre faute de nourriture, « au milieu d’une agonie à laquelle un Dante seul a manqué pour en dire les douleurs, et le génie même du peintre des enfers eût été impuissant à retracer les effroyables tortures que subit une population tout entière pendant cette cruelle époque. Les philanthropes, qui essayèrent d’en étudier les causes, reculèrent épouvantés, et s’avouèrent vaincus en présence de cette misère sans nom, qui dépassait toute croyance et leur donnait le vertige. Comment s’étonner après cela des sentiments de haine que les ouvriers conçurent pour les patrons, qui, ne partageant pas leurs souffrances, passaient à leurs yeux pour en être la cause ? Ils allèrent plus loin, ils enveloppèrent dans leur ressentiment les magistrats, les législateurs, et jusqu’aux ministres du culte, qui, disaient-ils, se joignaient à leurs oppresseurs pour prolonger leur détresse et ce ne fut pas l’un des moindres malheurs de ces jours d’agonie que l’abîme creusé par la souffrance et le désespoir entre les différentes classes dont se compose la société ! Moins qu’une autre, peut-être, suis-je capable d’exprimer toute l’horreur du tableau dont j’essaye d’esquisser quelques traits. Mais, sur une terre chrétienne, il a fallu qu’on ignorât complètement ces douleurs pour qu’elles pussent exister ; et si faibles que soient mes paroles, peut-être pourront-elles concourir à faire connaître les maux qu’elles signalent et à réveiller l’attention des puissants et des heureux d’ici-bas[1]. »

Voilà bien la pensée du livre. Mary Barton est un ardent plaidoyer qui revendique, avec énergie, les droits du faible. Remplie d’une généreuse pitié pour les plaies qu’elle a sondées et n’a pu guérir, l’auteur en appelle aux maîtres sur tous les tons, au nom de l’humanité, au nom de l’Évangile, au nom aussi des dangers d’une situation grosse de menaces. Il est probable qu’un procès réel lui suggéra la première idée de celui qu’elle a rendu si dramatique par l’intérêt éveillé d’avance sur les personnages, par les alternatives où les placent leur conscience et un faux point d’honneur. Un jeune homme, fils d’un riche fabricant, après avoir compromis par ses assiduités la fille d’un honnête ouvrier, s’amuse à faire la caricature des malheureux délégués qui, affamés, demis-nus, viennent réclamer une augmentation de salaire pour nourrir les femmes, les enfants décimés par la famine dans leurs pauvres taudis. Le croquis roulé et jeté dans l’âtre a échappé au feu. Un ouvrier, qui a surpris le rire ironique des patrons, tandis que le papier passait de main en main, le ramasse furtivement. Chacun s’y reconnaît. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase : la moquerie, l’insulte, aiguisant l’injustice ! l’irritation est poussée jusqu’au délire ; la colère devient de la rage. « Qu’ils pleurent aussi ! qu’ils saignent, ceux qui font « mourir à petit feu ceux que nous aimons ! » Un meurtre est résolu : désigné par le sort, lié par son serment, Barton obéit, mais succombe plus tard sous le poids du remords, tandis que sa fille, partagée entre son amour pour celui qu’on croit être le coupable et la crainte de compromettre son père, poursuit douloureusement, à travers des obstacles multipliés, le seul témoin qui, en prouvant l’alibi, peut sauver son amant. Un rayon de soleil traverse de loin en loin ces sombres scènes. Les yeux se reposent sur la suave figure de la jeune aveugle, sur celle du vieux Job Legh, l’amateur naturaliste, que son innocente passion pour les insectes préserve des rancunes qui fermentent au cœur de ses camarades : et ce dernier portrait n’est pas de fantaisie.

« L’histoire naturelle a de fervents adeptes parmi ces hommes intelligents et simples. Il s’en trouve à qui les œuvres de Linnée sont aussi familières que les plantes de leur propre canton, qui se donnent le luxe d’un jour de vacance à l’époque où va s’ouvrir certaine fleur, et s’en vont, un morceau de pain dans leur poche, battre les champs ou les bois pour y trouver la plante qui manque à leur herbier. »

Une touchante étude, faite aussi d’après nature, est celle de la pauvre Alice : le délire lui rend ses souvenirs d’enfance ; elle revoit la ruche près du cottage, le nid de linotte qui est là dans les branches, la mère sur ses œufs. « Comme son regard est brillant ! chère mignonne ! Elle ne s’envolera pas ? » Un souffle printanier rafraîchit le front fiévreux de la mourante : un jour pur éclaire la sombre demeure ; c’est la brise d’un meilleur monde, l’aube de l’éternelle clarté.

Mary Barton parut en 1848, et fit grande sensation. Les ouvriers lurent le livre avec avidité. Les patrons se plaignirent. On cria au communisme. On accusa l’auteur, resté anonyme, de mettre la grève en honneur, de raviver les hostilités, de diviser plus profondément les deux camps. C’était le contraire que Mrs Gaskell avait voulu. En montrant les choses au vrai, elle espérait apitoyer les riches fabricants sur le sort des mains[2] qui avaient édifié leurs fortunes. Aux uns, elle signalait l’abîme d’où pouvaient surgir des tempêtes ; aux autres, elle expliquait, mais avec moins d’éloquence, les entraves qui s’opposent aux mesures d’humanité, la concurrence qui fait baisser les salaires, la nécessité, parfois impérieuse, de fermer les ateliers pour échapper au déshonneur d’une faillite : mais ce qui n’entraîne qu’une gêne momentanée pour le fabricant est la mort de l’ouvrier.

Après les premières clameurs, la justice se fit jour. Il y avait trop de vérité dans les peintures, trop de conviction chez l’écrivain, pour que la cause ainsi plaidée ne ralliât pas de nombreux partisans. Dans un pays comme l’Angleterre, où la publicité n’a pas de limites, où, à voir la quantité prodigieuse d’ouvrages qui s’impriment et se débitent chaque mois, il semble que les Anglais aient la faculté de lire, non-seulement en voyageant, en mangeant, mais en dormant, un livre qui soulève tant de questions, qui touche à tant d’intérêts, pénètre rapidement dans toutes les classes. Le public forme alors un immense jury appelé à juger des faits qu’on lui expose, et l’opinion devient toute puissante. Elle se prononça en faveur de Mrs Gaskell ; au style ému on avait deviné une femme ; la couleur locale, les études de mœurs, le dialecte du Lancashire si bien compris, si bien rendu, trahissaient une habitante de Manchester. L’auteur ne renia pas son œuvre. Elle fut prônée, fêtée, et ce qui certes lui alla plus au cœur, elle fit faire un pas dans la voie difficile des améliorations. Les patrons concédèrent quelque chose ; les ouvriers, plus éclairés, se montrèrent moins exigeants.

Ma digne et vénérable amie, Miss Edgeworth, m’écrivait le 2 février 1849, trois mois avant sa mort : « Je vous envoie Mary Barton. C’est le tableau de la vie manufacturière de Manchester. Les misères de la classe pressurée de travail y contrastent avec l’opulente inutilité du riche fabricant. Ce n’est pas une peinture surchargée comme celles du Juif errant, mais une reproduction trop vraie. Le remède n’est pas indiqué et ne peut pas l’être. Si c’est une nouvelle répartition forcée de la propriété, elle tarira les sources de l’industrie passée et future, elle tuera une génération de riches par la spoliation, et une génération de pauvres, enrichis tout à coup, de nom, mais appauvris de fait, par l’ivresse, la corruption, et une misère morale pire que l’autre.

« Mary Barton est l’œuvre d’une très-respectable dame, animée, j’en suis sûre, des meilleures intentions. Le livre, garanti vrai, a droit à l’intérêt de toute créature humaine. Mais l’effet en est navrant : il décourage, il abat, il y a trop de mourants et de lits de mort. »

Ce jugement net d’un esprit sain et vigoureux, malgré ses quatre-vingt-deux ans, est bien celui que devait porter l’aimable et profond moraliste qui, au commencement du siècle, avait réhabilité ses pauvres compatriotes irlandais, en les montrant doux, affectueux, spirituels dans leur misère qu’illumine toujours un rayon de gaieté.

Miss Edgeworth, contemporaine de sir Walter Scott, et son précurseur dans les lettres[3], avait pour maxime que l’exemple du bien élève l’âme et l’attire irrésistiblement, tandis que la peinture du mal, en réveillant les mauvais instincts de notre nature, la pousse sur une pente fatale. Elle avait étudié le cœur humain chez l’enfant et chez l’homme ; elle savait jusqu’où peut conduire l’esprit d’imitation. Aussi reléguait-elle les laideurs au fond du tableau. Elle ne les admettait que comme repoussoir. C’est une des nombreuses différences qui la séparent des romanciers modernes. En étalant sur le premier plan les plaies sociales, ceux-ci mettent les chairs au vif, et irritent la souffrance qu’ils prétendent guérir. Je crois l’ancien procédé meilleur : Mrs Gaskell y reviendra.

Mary Barton fut bientôt suivie de Ruth. L’intérêt qui, dans le premier ouvrage, s’étendait à toute une classe, se concentre ici sur une ouvrière orpheline. Confinée avec ses compagnes dans une chambre étroite, dont l’atmosphère vicié empoisonne ses poumons, elle aspire de toutes les forces de sa jeunesse vers l’air pur et la liberté tout : en tirant l’aiguille du matin jusqu’au soir, elle rêve au vieux logis désert où sont ensevelies ses joies. Malheur à la pauvre enfant si elle rencontre sur sa route un de ces beaux fils de la fortune, qui n’ont d’autre loi que leur caprice, et sacrifient sans remords une vie à l’égoïste satisfaction d’une fantaisie passagère. Lâchement abandonnée par son séducteur, insultée par la mère qui confond l’erreur avec le vice, et croit tout réparable avec de l’argent, en butte au mépris public, l’infortunée ne voit de refuge que dans le suicide. Un jeune pasteur, aux membres grêles et contrefaits, à l’âme évangélique, se jette entre elle et la mort : il compatit à son angoisse ; il veut la sauver, et il la sauvera : toutes les portes lui sont fermées, il lui ouvrira la sienne. Mais il a une sœur qui régit son modeste ménage sous le contrôle despotique d’une vieille servante, habituée à morigéner ses maîtres, par droit d’ancienneté et d’affection. La manière dont l’excellent homme ramène à la charité ces cœurs rétifs, est d’un admirable enseignement. Les entretiens du frère et de la sœur abondent en nuances délicates ; et la figure de Ruth déchue, anéantie sous le poids d’un passé qui se dresse sans cesse devant elle et que ses vaillants efforts ne peuvent conjurer, est des plus touchantes. Mais l’observation incisive de l’auteur s’attaque surtout à Bellingham, le vrai coupable, le froid égoïste, qui, en présence du cadavre de sa victime d’autrefois, morte aujourd’hui pour l’avoir soigné, regrette seulement que les paroles amères dû pasteur puritain lui « gâtent ce dernier souvenir de sa belle Ruth. » Il eût voulu pouvoir réparer « cette folie de sa jeunesse. »

« — Les hommes, reprend le pasteur, peuvent appeler de telles actions des folies de jeunesse. Elles ont un autre nom devant Dieu.

Ruth est la glorification du repentir et de l’expiation. Quoi qu’on en ait pu dire, la morale en est des plus austères. Une vie, d’humiliation, la honte déversée sur un enfant, de poignantes angoisses mêlées à l’amour maternel, sont les châtiments justes, mais rudes, d’une faute commise à seize ans, dans l’ignorance de cet âge et l’isolement de toute affection. Un tel exemple n’a rien d’entraînant.

M. Bradshaw, l’un des plus influents paroissiens du pasteur Benson, représente l’aristocratie d’argent, vulgaire, vaine, inflexible, généreuse par ostentation, probe avec dureté, étouffant sous les conventions sociales un reste de cœur. Mrs Gaskell flagelle volontiers ces orgueilleux de bourse, purse-proud, qui pèsent le mérite au poids des écus, et estiment un homme non pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il a. Elle en avait, sans doute rencontré plus d’un.

Les critiques lui reprochèrent d’en vouloir à la fortune, de ne pas tenir la balance égale entre le pauvre et le riche, de mettre tous les griefs d’un côté, tous les torts de l’autre. Elle répondit plus tard victorieusement par la publication de Nord et Sud, beau roman, consciencieusement observé et pensé, où, plus calme, elle rend pleine justice au fabricant, fils de ses œuvres, honorable chef de famille, intelligent, ferme, obligé de se défendre contre une population excitée par les meneurs qui fomentent les irritations et propagent les grèves. L’influence d’une femme, sa tendre sympathie pour les travailleurs, son généreux dévouement pour le maître attaqué, apaisent les rancunes et rapprochent les cœurs. Mais j’ai hâte d’en finir avec ces ouvrages, nés du désir intense de redresser ce qui est mal, enfantés avec tristesse et marchant vers un but louable sans dévier. C’est un devoir pieux, accompli souvent avec passion, toujours avec un incontestable talent ; cependant Mrs Gaskell avait en elle une source d’inspiration plus intime, plus jaillissante. Une fois qu’elle l’a trouvée elle s’y complaît, s’y repose, s’abandonne au courant qui la porte. On a dit, et je le crois, que Cranford était la peinture fidèle de la petite ville où s’étaient passées son enfance et sa jeunesse. Il y a, en effet, jusque dans les moindres détails, cette fraîcheur d’impression qu’on a de quinze à vingt ans. On sent que l’auteur a connu ses personnages, a vécu avec eux, a pénétré dans leur vie, surpris leurs petites faiblesses, mais aussi leurs aimables vertus. La population de Cranford se compose presque exclusivement de femmes ; les vieilles filles y sont en majorité : au premier aspect, les physionomies, un peu ternes, n’offrent rien de saillant ; mais si l’on s’y arrête, si l’on étudie les traits candides de Miss Matty, que de trésors de bonté, de droiture n’y découvre-t-on pas ! on se prend d’affection pour cette nature sensitive et aimante qui, n’ayant pu épancher au dehors, faute d’occasions, le trop plein de son cœur, se retourne avec amour vers le passé, vers cette majestueuse Deborah, si fertile en ressources pour sauvegarder la dignité féminine, la femme forte de la maison, bel esprit un peu arriéré dont les oracles ont été recueillis par sa sœur cadette, trop heureuse de reconnaître, pour s’y soumettre, une supériorité quelconque, humble pâquerette auprès du lys superbe. Miss Matty n’a jamais dû être ni très-jolie, ni très-spirituelle, mais elle a toujours été parfaitement bonne et droite. Parmi ses touchants récits il faut noter « un Amour d’ancienne date ; — les Vieilles lettres ; — Pauvre Pierre ! » Ce dernier chapitre est un modèle de naturel, de sensibilité contenue. Cranford rappelle ces tableaux de l’École flamande qui représentent un intérieur modeste, habité par d’honnêtes bourgeois, éclairé par un jour discret. Là, nulle prétention à l’effet, point de geste dramatique qui attire l’œil. La foule passe devant et n’y voit rien ; mais l’amateur ne se peut lasser de les contempler, il y fait tous les jours de nouvelles découvertes. Les figures qui semblent communes au vulgaire, ont pour lui la suprême distinction, celle du sentiment. Il s’associe au plaisir qu’a eu le peintre à caresser son œuvre, à la compléter, à parfaire chaque détail. Le moindre accessoire a une valeur : les commérages sont les accessoires de Cranford. Une femme d’esprit disait de ce livre « Il me sert de pierre de touche pour juger les gens. Je tasse ceux qui ne l’aiment pas parmi les superficiels, ceux qui le goûtent parmi les délicats. » Elle avait raison : il faut de la délicatesse pour sentir les nuances, pour se plaire à des observations de détail. Cranford, qui passe en Angleterre pour un des meilleurs ouvrages de Mrs Gaskell, n’a pas eu de succès en France. Chez nous l’esprit blasé par la peinture de sentiments forcés, de situations impossibles, ne se prête que difficilement à la lente initiation des caractères ; il aime les coups de foudre. Ces romans qui côtoient la vie, qui ne s’imposent pas impérieusement au lecteur, qu’on peut prendre et quitter comme un salutaire délassement d’occupations plus graves, qui se lisent en famille sans inquiéter les mères, sans effaroucher la pudeur des jeunes filles, ne deviennent cependant que trop rares et mériteraient d’être mieux accueillis. Toute bibliothèque bien composée devrait leur réserver un rayon.

Lady Ludlow[4], est le pendant de Cranford. C’est de même un tableau de demi-teintes, aussi fin, aussi suave, d’un goût plus châtié : un véritable Chardin. Retirée dans le vieux manoir gothique de ses aïeux, l’héritière d’un grand nom a recueilli chez elle des orphelines et des filles bien nées dont les parents pauvres, surchargés d’enfants, sont heureux de les confier aux soins de milady. Elle en est entourée comme d’une cour qui n’a rien de servile, car la souveraine est aimée. Une de ces jeunes filles, qu’un accident a rendue boiteuse, observe de sa chaise longue les personnages, et les dessine d’une main ferme et sûre : rien n’est analysé, tout est senti, agi, parlé. On vit au château de Hanbury, dans ce paisible intérieur, où ne pénètre pas l’ennui, où règne sans partage cette aimable Lady Ludlow, si vive dans ses préjugés nobiliaires, si amusante, dans ses passes contre l’esprit moderne, mais si prompte à réparer une injustice, à confesser un tort. C’est la vieille aristocratie anglaise, après 89, aux prises avec le progrès, ayant en horreur l’enseignement populaire, maintenant les anciennes traditions de suzeraineté, moins par orgueil que par devoir, comme le legs sacré d’ancêtres révérés, et se défendant avec vigueur contre les empiétements de l’esprit révolutionnaire, subversif de toute autorité légitime.

Un jeune pasteur méthodiste, plein de zèle et dont les convictions dans les heureux résultats du mouvement, ne sont pas moins arrêtées que celles de milady, oppose ses idées au despotisme de la châtelaine ; despotisme tempéré par beaucoup de cœur, de droiture et une grande distinction de manières. Ce n’est ni un antagonisme, ni une guerre, mais un malentendu entre gens excellents, qui se rencontrent et se comprennent toujours sur le terrain neutre du bien à faire.

L’intendant Horner, partisan aussi du progrès, mais dévoué à l’antique famille dont il gère les propriétés, est le type des anciens serviteurs de la noblesse. Un portrait non moins original et plein de verve, est celui de Miss Galindo, vieille fille, spirituelle, active, bienfaisante, s’accordant la satisfaction de blâmer ses voisins, et de tempêter contre les natures infimes que, par bonté, elle enrôle à son service.

Si l’on voulait chercher des défauts à une perle fine (il n’y en a pas, dit-on, de parfaites pour l’œil exercé du lapidaire), on pourrait reprocher à l’auteur d’avoir fait entrer dans son cadre un épisode de la révolution française qui, n’étant pas observé sur nature, fait tache au milieu de ces détails intimes, étudiés près à près et dont la vérité vous saisit et vous charme : mais qui voudrait s’arrêter aux défauts, là où il y a tant de qualités ?

Peu après la publication de Cranford et de Lady Ludlow, qui parurent dans Household-Words, recueil que dirigeait Dickens, Mrs Gaskell rentra dans la voie douloureuse par la biographie de Charlotte Bronté. Elle avait connu et aimé l’auteur de Jane Eyre, de Villette, etc. Elle l’avait visitée dans le triste presbytère, jeté au milieu d’un site sauvage du Yorkshire, âpre, austère, aux arbres rabougris, aux rudes habitants, aux neiges persistantes, où les quatre vents du ciel semblent se donner rendez-vous, et pendant les longues nuits d’automne et d’hiver, hurlent et font rage autour de la vieille maison que cerne le cimetière. Parmi les pierres tombales qui se pressent les unes contre les autres, six portaient déjà le nom de Bronté, la mère et cinq enfants, tous morts à la fleur de l’âge, tous doués d’un éclair de génie fatal et mystérieux.

La description du petit village de Haworth, par Mrs Gaskell, rappelle les beaux décors que fit jadis Daguerre pour le drame de Calas : au lever du rideau, on pressentait ce qui allait se passer. Ici de même, l’aspect vrai du lieu fait pressentir le drame simple et navrant.

Une mère délicate, faible et malade, pauvre plante déracinée du sol natal, transplantée du climat de la Cornouailles sous le ciel inclément du nord, et se sentant mourir. Le père, nature violente et stoïque. « Quand il était en colère, il déchargeait ses pistolets à plusieurs reprises par la porte de derrière de la maison. En entendant les explosions répétées, sa femme disait : — Ne dois-je pas rendre grâce à Dieu qu’il ne lui soit jamais échappé avec moi une parole dure ? »

Après la mort de la mère, le pasteur, absorbé par ses études de théologie, par ses devoirs ecclésiastiques, continua de vivre à part, de manger seul. Livrés à eux-mêmes, les six enfants allaient, en se donnant la main, parcourir les landes désertes, ou gravir la colline couronnée de bruyères. À la maison, ils parlaient bas, et s’amusaient sans bruit. À défaut de livres enfantins, ils lisaient le journal et se passionnaient pour la politique. Ils composaient et jouaient de petites pièces dont le héros, toujours vainqueur, était Wellington. Ils discutaient sur les mérites comparatifs de Bonaparte, d’Annibal, de César.

Cette enfance hâtive, sans expansion, sans gaieté, sans échange, développa des esprits exceptionnels, méditatifs, se créant une vie imaginaire pour animer leur solitude, des personnages pour la peupler. C’était une serre chaude à romanciers excentriques : il en sortit deux, Charlotte et Émilie ; les quatre autres étaient tous plus ou moins poëtes.

Dans cette famille Bronté, si richement pourvue des dons de l’intelligence, où chaque physionomie avait son accent, son empreinte originale, le fils l’emportait. Il avait une verve singulière, une intarissable facilité d’improvisation ; poëte à ses heures, conteur charmant, tout jeune il était renommé pour dissiper la tristesse et chasser l’ennui. Un étranger mélancolique s’égarait-il dans les landes sauvages de Haworth, le maître de l’auberge envoyait chercher Branwell Bronté pour faire à son hôte joyeuse compagnie. Il n’y avait pas de bonne fête sans lui. Cette popularité, en lui donnant une haute idée de ses facultés, l’habitua aux adulations du vulgaire. Il n’en était pas moins l’orgueil de son père et de ses sœurs. Loin de lui porter envie, tous saluaient son génie précoce. Comme un autre Joseph, il voyait s’incliner devant sa gerbe celles du champ paternel. Mais ses visions, à lui, étaient d’habiter la grande ville (Londres), de s’y essayer à la poésie, à la peinture ; il dessinait avec une extrême facilité : il rêvait de devenir élève de l’Académie royale. Malheureusement, les ressources bornées du pasteur s’opposaient à ces aspirations ambitieuses. Déjà les filles aînées, Charlotte et Émilie, toutes deux délicates, d’habitudes sédentaires et concentrées, avaient accepté le joug pesant d’institutrice, si opposé à leur nature. Privées des caresses et des soins maternels, n’ayant jamais eu le vif essor de l’enfance, elles ne pouvaient la comprendre ni sympathiser avec elle. Charlotte, qui devait être plus tard un auteur célèbre et qui cherchait déjà sa voie, fit le dur apprentissage de la servitude dans une famille riche et commune, où, après les fatigantes occupations de la journée, on exigeait d’elle, le soir, comme tâche, des travaux à l’aiguille. Un profond sentiment du devoir, le désir d’alléger au père des charges nombreuses, et d’ajouter au bien-être des plus jeunes enfants restés au logis, la soutinrent dans cette pénible carrière, que les maladies, suite du manque d’air et d’exercice, la forcèrent plusieurs fois d’interrompre : pauvre alouette qui se meurtrissait aux barreaux de sa cage ! Mais elle souffrait surtout pour Émilie, sa sœur chérie, — son tendre amour, comme elle l’appelle. « Émilie aimait nos landes ; des fleurs plus brillantes que la rose s’ouvraient pour elle dans nos noires bruyères. D’un creux béant au flanc livide de la colline, elle eût fait un Éden. Elle trouvait dans la solitude ses plus chères délices, et ce qu’elle préférait à tout, — la liberté. La liberté était son souffle et sa vie ; elle eût péri sans elle. L’échange du tranquille presbytère contre une pension bruyante, de la vie silencieuse, retirée, mais sans joug, contre la discipline routinière des classes, dépassait ses forces. Des visions de la maison paternelle et du site familier l’agitaient la nuit, attristaient son réveil. Personne que moi ne savait ce qu’elle souffrait. Je le savais trop bien. Sa santé déclinait dans la lutte. Sa blanche figure, sa taille amaigrie, ses forces défaillantes présageaient un rapide déclin. Je sentais au fond de mon cœur qu’elle en mourrait, et j’obtins son rappel ; elle n’avait passé que trois mois à la pension. Sa nature n’était pas à la hauteur de son courage. »

Revenue au nid, Émilie se sentit revivre ; elle reprit ses promenades solitaires ; l’air vif de ses collines natales lui redonna des forces ; Charlotte l’avait sauvée. Aux vacances toute la famille se trouva réunie : c’était l’heureux temps des projets et des rêves, mais les jours passèrent comme des heures et il fallut se séparer de nouveau. On décida qu’Émilie, qui ne supportait pas l’exil, resterait près du père et de la tante, tandis qu’Anne et Charlotte iraient reprendre leur chaîne : et quelle lourde chaîne pour des esprits indépendants, sensitifs jusqu’à la souffrance !

Vers cette époque Miss Bronté écrivait à une amie :

« Une misérable susceptibilité me fait tressaillir à la moindre atteinte du ridicule comme au contact d’un fer rouge. Ce qui passerait inaperçu pour d’autres entre dans mon âme et l’envenime. Je sais que c’est absurde et m’efforce de le cacher, mais l’aiguillon ne s’enfonce en secret que plus avant dans les chairs. »

Qu’on juge de ce qu’elle avait à souffrir avec cette disposition dans l’emploi de gouvernante, demi-bonne d’enfants, demi-institutrice, en Angleterre, où la morgue de la richesse établit entre celui qui paye et celui qui reçoit une ligne de démarcation infranchissable. En l’absence des parents qui allaient en partie de plaisir, on lui avait confié un petit garçon de quatre ans, avec l’injonction de ne pas le laisser approcher de la cour des écuries. Le frère aîné plus âgé, plus mutin et affranchi de l’autorité des « femmes, » entraîna le petit dans l’endroit défendu : la gouvernante l’y suivit, et lorsqu’elle essaya de le ramener, l’enfant, poussé par son méchant compagnon, lui jeta une pierre qui l’atteignit à la tempe assez violemment pour qu’effrayé il se soumît. Le lendemain, en présence de la famille, la mère demanda à Miss Bronté d’où venait la cicatrice qu’elle avait au front ? Elle répondit simplement « d’un accident, madame. » L’enquête s’arrêta là, mais les frères et sœurs qui avaient assisté à la scène lui surent gré de ne pas « rapporter. » De ce jour elle prit de l’influence sur tous, plus ou moins, selon les caractères. Les progrès qu’elle commençait à faire dans l’affection de ses élèves, augmentaient son intérêt pour eux et lui allégeaient sa tâche. Un jour, au dîner, le petit coupable, pris de remords et d’un élan de reconnaissance, lui dit, en mettant sa main dans la sienne : « oh ! je vous aime, Miss Bronté ! » Aussitôt la mère se récria devant tous les enfants : « aimer la gouvernante, mon cher ! à quoi pensez-vous ? »

Cependant, Branwell Bronté avait déjà compromis l’avenir des siens. Après avoir rêvé la gloire du poëte, de l’écrivain, du peintre, il était retombé lourdement de ses brillantes illusions à une humble place d’employé dans un chemin de fer. Sans aucun empire sur lui-même, entraîné par de violentes passions que de trop faibles principes ne pouvaient réprimer, il se livra au plaisir avec emportement. Ses facultés, inhabiles au bien, tournèrent contre lui : elles le firent rechercher et fêter de gais compagnons qui achevèrent de le corrompre. À la suite de vicissitudes diverses, il revint à la maison paternelle, apportant à son vieux père presque aveugle, à ses sœurs désolées, une santé à jamais perdue, et le répugnant spectacle des suites de l’intempérance. Triste épave d’un naufrage social, il mourut à vingt-quatre ans du « delirium tremens » causé par l’ivresse de l’eau-de-vie et de l’opium. Le pasteur et ses innocentes filles assistèrent pendant trois ans à la dégradation morale, à la lente agonie de l’être qu’ils avaient chéri et admiré. Émilie le suivit bientôt. Toujours stoïque et impassible, elle refusa de voir un médecin : la mort la frappa debout. Puis ce fut le tour de la plus jeune des trois sœurs, Anne, lentement consumée par la maladie de poitrine, qui avait enlevé la mère et dont tous les enfants portaient en eux le germe fatal. Charlotte Bronté devait survivre seule, et pour bien peu de temps, à ceux qu’elle avait tant aimés. Sa biographie est la touchante histoire d’une femme de génie vouée à une sombre destinée, perdant une à une ses plus chères affections, dévoilant dans une correspondance intime les replis de son âme, ses croyances religieuses, ses aspirations poétiques, celles de sa sœur Émilie, leurs tentatives à toutes deux, leurs nombreux mécomptes, leurs succès, arrivés trop tard, alors que les soucis, la douleur les avaient usées et vieillies avant l’âge. Associée par l’amitié à toutes ces émotions, Mrs Gaskell les a rendues avec une poignante énergie.

Elle publia ensuite l’Œuvre d’une sombre nuit, Loysa la Sorcière, les Amoureux de Sylvia[5]. Ce dernier roman vaut qu’on s’y arrête.

Une jeune fille a deux prétendants : l’un austère, compassé, cache sous des dehors puritains une passion ardente, une volonté opiniâtre ; l’autre, gai, vif, alerte, est le préféré. Un jour qu’il s’est mis en route joyeux, il est assailli par deux recruteurs de la marine royale, qui, en vertu de l’odieuse loi de la Press le renversent, le garrottent et le jettent dans un canot qui doit le conduire à bord d’un vaisseau de l’État. Un tiers, que des soupçons jaloux ont poussé sur ses traces, assiste de loin à la lutte. L’homme qu’on enlève et qui ne voit dans ce témoin qu’un cousin de Sylvia, non un rival, lui crie d’une voix étranglée : « Dites-lui qu’elle me reverra ! je reviendrai !… Qu’elle me garde sa foi ! »

Combattu entre sa conscience et son amour, car lui aussi aime éperdument, l’infidèle messager se tait. Il laisse croire à Sylvia que celui qu’elle aime est mort ou inconstant. Les mois, les années s’écoulent. Le malheur fond sur la maison ; le père, compromis dans une révolte, est arrêté, condamné. Le cousin, devenu seul protecteur de la mère et de la fille, les voit tous les jours, leur aplanit les difficultés de la vie, s’impose par ses services et son muet dévouement. La fortune, qu’il a poursuivie avec la même ténacité, lui est venue. C’est un homme établi, rangé ; son commerce est florissant, sa maison confortable. La fille voudrait assurer de l’aisance à sa mère pour ses vieux jours ; mais l’absent, le mort parle encore trop haut dans son cœur. Il était si franc, si loyal, si jeune ! Cette vive image fait paraître le cousin plus réservé, plus terne, plus monotone. Pourra-t-elle jamais se résigner à devenir sa femme ? Vaincue à la fin par ses persévérantes obsessions, elle l’épouse. Le voilà au comble de ses vœux. Sa sombre demeure va s’égayer de cette chère présence ; il verra Sylvia parée des riches étoffes qu’il lui destine depuis longtemps. Elle sera là, toujours là. Elle y est en effet, mais passive, morne, sans épanchement et sans joie. Un mur de glace se dresse entre elle et lui. Ne serait-ce pas ce secret trop bien gardé ? ce message suprême que ses oreilles ont recueilli, que ses lèvres n’ont pas répété ? Si elle l’apprenait jamais !… Cette heure fatale arrive. L’autre est revenu. Il accourt. Sylvia est mariée ; Sylvia berce son enfant. « Il ne vous a rien dit, le misérable ! » Misérable en effet, car le mari n’osera plus regarder sa femme en face ; il a fui, et elle continuera, honorable et pure, sa vie décolorée. — Je m’arrête je n’ai voulu que donner une idée du haut sentiment moral développé avec tant d’art.

Cousine Phillis, publié dans le Cornhill’s Magazine, recueil fondé et dirigé par Thackeray, a la même délicatesse de touche. L’intérêt s’y concentre sur un amour méconnu, né d’une sympathie passagère et qu’une parole imprudente a nourri.

La situation, trop prolongée, dévoile un à un les ravages qu’un sentiment intense fait au cœur de la pudique et fière jeune fille, qui ne s’avoue pas à elle-même ce qu’elle éprouve. Les figures sont en parfaite harmonie avec le cadre rustique. On sent, aux descriptions du paysage baigné de rosée ou éclairé du soleil doux et voilé de l’Angleterre, à la belle scène de la fenaison surtout, que l’auteur aimait la vie des champs et les travaux agrestes.

La Cousine Phillis tient de l’églogue.

Le talent de Mrs Gaskell se complétait, sa voie s’élargissait. Chaque nouvel ouvrage marquait un progrès. Le dernier, Wives and Daughters, que sa mort a brusquement interrompu tout près de la fin, me paraît son chef-d’œuvre. Nulle part elle n’a poussé aussi loin l’observation attendrie et profonde des caractères, saisi au passage des traits plus fugitifs. On n’a jamais mieux peint le vieux gentilhomme campagnard, avec ses préjugés, son ignorance, sa tendresse pour ses fils, qui appartiennent à une autre époque et commencent une génération nouvelle ; — la grande dame, dont la gravité frivole fait la leçon à tout venant, et qui, sûre de son infaillibilité, a confié l’éducation de ses enfants à une intrigante servile, qu’elle protège et qu’elle humilie, selon le caprice du moment ; — l’institutrice égoïste et frivole, qui s’est remariée pour avoir une position, qui n’a pas un sentiment vrai, pas même celui de l’amour maternel, dont l’esprit inventif est toujours en quête de subterfuges pour masquer ses tortueuses menées, et concilier ses intérêts avec les maximes banales d’une moralité mondaine. Elle veut assurer à sa fille, coquette et belle, un riche parti, — non par tendresse, elle s’aime trop elle-même pour aimer personne, — mais par vanité. Il existe entre ces deux femmes une secrète antipathie qui souvent se fait jour, au naïf étonnement de Molly, la fille du mari, née d’un premier mariage. Elle se prend d’affection pour sa brillante compagne, qui, par passe-temps et par envie de plaire, lui enlève le cœur d’un jeune ami dévoué, appelé à devenir plus tard un mari. Elle ne s’en étonne ni ne s’en irrite ; ne subit-elle pas elle-même le charme vainqueur ? Tant d’esprit et tant de beauté ! Et quand l’imprudente coquette s’est mise dans la dépendance d’un fat qui la compromet, Molly lui vient en aide et la sauve par son innocente fermeté. Cette douce figure, indulgente pour les défauts d’autrui, sévère pour elle-même, est le lien qui relie le faisceau ; et cependant elle passerait inaperçue sans l’auréole de bonté qui rayonne autour d’elle. Mrs Gaskell excelle à peindre ces natures féminines, modestes, chastes, contenues, qui, élevées au foyer domestique, en pénètrent les secrets qu’elles gardent avec un soin pieux, par respect pour le bonheur de la famille dont elles maintiennent haut l’honneur à force de droiture et de véracité. C’est un type qu’elle affectionne et qu’elle réussit toujours ; mais elle s’est surpassée dans Molly. On en peut dire autant de tous les personnages de Wives and Daughters. Chaque portrait est parlant. On lit sur les physionomies, on entend les voix, on voit les gestes. Ce n’est pas la fidélité matérielle de la photographie, mais la reproduction vivante, animée, de la nature intérieure, du monde de l’esprit : tout ce qu’il y a de plus opposé au réalisme, si brutal en sa crudité. Ce dernier ouvrage est d’une couleur corrégienne suave, harmonieuse, émue. Il y avait peu d’alliage dans ce beau talent, qui, vers la fin, semblait encore grandir et s’épurer.

L’œuvre considérable de Mrs Gaskell se peut diviser en deux parts : l’une, que j’appellerai son apostolat, et qu’elle a consacrée à la défense des faibles, car, la première, elle a montré au vif et au vrai les souffrances étudiées sur nature des classes manufacturières. Elle a plaidé leur cause par d’irréfutables faits, et si son éloquence dramatique et passionnée a quelquefois outrepassé le but, c’est qu’elle obéissait à l’élan d’une généreuse conviction. L’autre, tout individuelle et d’une sympathie plus large, nous introduit dans un monde qui a ses misères, ses épreuves, mais où règne une atmosphère calme et pure, où circule une gaieté de bon aloi, où s’épanouissent de riants visages, où l’humaine nature peut verser au mal, mais se redresse au contact du bien, où enfin l’on entrevoit la figure aimée, qui vous soulève et vous attire vers les hautes régions, dont elle était si proche.

Si de ce rapide et incomplet aperçu de la carrière littéraire de Mrs Gaskell, nous passons à sa vie privée, nous l’y verrons femme accomplie d’un homme distingué, mère tendre et dévouée de quatre filles élevées par elle, infatigable bienfaitrice du pauvre qu’elle ne délaissa jamais malgré des occupations multipliées. Sa charité n’avait rien de systématique ; à l’exemple du bon Samaritain, elle assistait de tout son pouvoir le blessé qu’elle rencontrait sur sa route. J’ai dit plus haut comment elle réunissait chez elle les jeunes filles de l’École du Dimanche, les instruisant, s’appliquant à gagner leur confiance, afin de les mieux secourir dans leurs afflictions. Mais laissons parler une voix plus autorisée que la mienne à honorer cette chère mémoire :

« Nous étions allés à Londres, voir l’Exposition de 1862, et le temps s’était passé gaiement : à notre retour à Manchester nous fûmes accueillies par la terrible annonce de la disette du coton, et de la famine qui de proche en proche gagnait tout le Lancashire. Je n’oublierai jamais de quelle stupeur nous fûmes frappés. Personne ne parlait d’organiser des secours et personne alors n’eût pu imaginer qu’on ferait face à la crise et qu’on en triompherait. Je crois que nous serions restées immobiles sur nos chaises regardant d’un œil fixe venir la misère : mais vous savez combien l’inertie était impossible avec maman quand il y avait de l’aide à donner. Elle se mit sur l’heure à chercher ce qu’elle pourrait faire. Chose étrange, le plan qu’elle imagina d’elle-même fut précisément celui que l’on adopta ensuite comme le plus efficace pour le soulagement général. Elle pensa que nous devions réunir dans une vaste pièce du rez-de-chaussée tout ce qu’elle pourrait contenir d’ouvrières, auxquelles nous fournirions de l’ouvrage à l’aiguille, que nous leur paierions, sans tenir compte de la valeur absolue du travail, mais en évaluant surtout les frais qu’elles auraient à faire pour se nourrir et se loger. Avant que le temps strictement nécessaire pour mettre ce projet à exécution se fût écoulé, l’urgence d’une vaste organisation se fit sentir. Un comité de dames, dont notre mère était membre, s’assembla pour aviser aux moyens d’occuper les ouvrières des fabriques. On ouvrit des ateliers de couture. Maman consacrait six à sept heures par jour à en surveiller l’établissement, à les organiser. Elle compromit, à cette époque, sa santé par d’excessives fatigues. Voilà un petit trait d’elle que je crois très-caractéristique. Il y avait, dans l’un des ateliers qu’elle visitait le plus assidûment, environ cinq cents ouvrières irlandaises de la plus basse classe et de la pire espèce, turbulentes, mauvaises. Quand la cloche sonnait, impatientes d’échapper à la réclusion et à la discipline, qu’elles détestaient, elles se précipitaient vers la sortie, en foule et furieuses il en résultait de graves accidents. La maîtresse de l’atelier fit venir un ancien soldat qu’elle chargea de garder la porte et d’imposer l’ordre ; mais, après un jour ou deux d’expérience, il fut tellement effrayé qu’il quitta, « ne voulant pas, disait-il, risquer de se faire casser un bras ou une jambe. » Maman décida de suite qu’elle prendrait son poste, et qu’elle échangerait une poignée de mains au passage avec chaque ouvrière, en lui souhaitant le bonsoir. Elle espérait que cette confiance en leur bonne conduite développerait leur instinct de courtoisie. Elle avait deviné juste : là où tout avait échoué, elle réussit. L’ordre se rétablit. On voyait ces grandes filles, incultes et rudes, défiler une à une, et, rougissant de plaisir, s’arrêter, tranquilles et douces, « pour serrer la main de la dame[6]. »

Oui, certes, ce petit trait, qui nous paraît si grand, caractérise bien le noble cœur qui a trop tôt cessé de battre. Dieu, qui lui avait tant donné, lui ménageait une douce mort. Ce fut à Alton, près de Manchester, où elle s’était retirée pour terminer son dernier roman, qu’entourée de ses filles, leur parlant encore, échappa à la cruelle angoisse de la séparation, et passa tout à coup, sans douleur, de cette terre à un meilleur monde, le 13 novembre 1865.

Ce jour-là même, un pasteur lisant à de pauvres vieilles des passages de Mary Barton, dont les scènes leur étaient si familières, s’arrêtait à l’épigraphe du chapitre iii :


Et quand, triste et brumeux, apparut le matin
Qu’un froid givre aiguisait encore,
Son œil limpide et doux se refermant soudain
Se rouvrit sur une autre aurore.


Louise Sw. Belloc.



  1. Mary Barton. Traduction de mademoiselle Morel, p. 57.
  2. Hands. On nomme ainsi, en Angleterre, les travailleurs des fabriques.
  3. Voir ce que dit d’elle sir Walter Scott, dans la préface générale de ses Œuvres.
  4. Charmante nouvelle du volume intitulé : Autour du sofa, traduction de Mme  Loreau.
  5. Les Amoureux de Sylvia, traduits par M. E.-D. Forgues. — L’Œuvre d’une sombre nuit et la Cousine Phillis, imités par le même écrivain, composent en grande partie le volume auquel la présente Notice sert d’Introduction.
    (N. de l’Éditeur.)
  6. Extrait d’une lettre de la fille aînée de Mrs Gaskell à madame Mohl.