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Élise Duménil/Avis de l’éditeur

La bibliothèque libre.
Chez Giquet et Cie (p. 5-10).

AVIS DE L’ÉDITEUR.


Nous croyons devoir faire précéder cet ouvrage de la lettre suivante, qui nous a été adressée par un de nos correspondans de Hambourg :

Hambourg, le 8 février 1801.

« Le Roman d’Élise Duménil, que vous trouverez dans l’envoi que je vous annonce vient d’obtenir un brillant succès en Angleterre. Les journaux en ont fait le plus grand éloge, et déjà il est admis dans les écoles de la langue française, comme un modèle de bon goût et de style épistolaire.

» Cet ouvrage a le mérite rare d’offrir tout l’intérêt du Roman, sans avoir rien de romanesque. L’action qui est peu compliquée, se passe dans l’intérieur de deux familles, et dérive de la différence des opinions et de la conduite des pères de deux jeunes gens destinés l’un à l’autre dès leur plus tendre enfance.

» De cette source découlent les évènemens et le but moral d’Élise Duménil, qui consiste dans les inconvéniens attachés, d’une part, à une sévérité déplacée, et de l’autre, à une excessive indulgence. La situation des amans au milieu des deux êtres si opposés auxquels ils doivent soumission et obéissance, est singulièrement attachante : on les voit dans un combat perpétuel entre des devoirs qu’ils respectent, et la passion qui maîtrise leurs âmes. Rien n’est intéressant comme le développement que l’auteur a donné, dans ces circonstances difficiles, au caractère de son héroïne.

» Simple, ingénue comme la nature, et douée de la sensibilité la plus profonde, Élise peint avec la plus aimable candeur la violence de son amour pour le jeune Alfred. Il lui est impossible d’imposer silence à la voix qui parle si impérieusement à son cœur ; et si jamais entraînée par un penchant irrésistible, elle avoit le malheur de s’égarer, elle inspireroit, s’il étoit possible ; un plus vif intérêt ; mais ne perdroit rien de sa pureté aux yeux de son amant, et même de ses lecteurs.

» Il est un autre personnage qui, sans être aussi important qu’Élise et Alfred, joue un très-grand rôle ; je veux parler de Ferdinand, ami d’Alfred. La crainte de dérober quelque chose au plaisir de votre lecture, m’empêche d’entrer dans des détails sur ce personnage, qui m’a causé une surprise agréable par son caractère entièrement original, et que l’on retrouve cependant avec toutes ses nuances dans la société. Je le recommande à votre étude particulière, sur-tout dans les lettres xlviii, liv, cxlvii et clxxxiv. Je ne me permettrai à son sujet qu’une observation que je crois essentielle. Ferdinand est un homme de beaucoup d’esprit ; mais c’est un homme du monde : le système qu’il s’est fait en y entrant, n’est pas celui d’un philosophe ; ce n’est point non plus celui de la moralité la plus exacte ; c’est, un plan de conduite qui se rapporte, non à ce qui devrait se pratiquer, mais à ce qui se pratique dans le monde ; et l’on ne doit pas être étonné qu’il éprouve des retours qui sont dans la nature, sans être des contradictions dans son caractère.

» L’auteur a placé dans le cours de l’ouvrage quelques descriptions dont vous lui saurez gré ; elles sont liées au sujet, et étoient en quelque façon nécessaires (permettez-moi l’expression suivante) pour espacer les époques et les évènemens. Il résulte d’ailleurs de ces descriptions une variété piquante, et elles doivent plaire par le soin et l’extrême exactitude avec lesquels elles sont traitées, tant pour les arts que pour les usages des pays qu’elles concernent. J’aime beaucoup, dans ce qui regarde les derniers, à voir une femme française élever sa voix contre cet usage qui sépare les hommes de son sexe chez une nation digne d’estime à tant d’autres égards, et leur fait chercher l’oubli de cette privation dans un emploi de leur tems qui leur fait peu d’honneur.

» Personne n’avoit plus de droits sans doute que l’auteur, à réclamer en faveur de l’esprit et de la beauté, et de leurs titres pour faire exclusivement, et en tout teins, l’agrément et le bonheur de la société. Douze années n’ont pu effacer de notre mémoire cet Hôtel de Montalembert, qui, rappelant la célébrité de celui de Rambouillet, mais non ses ridicules, avoit tant d’avantages sur lui par l’attrait enchanteur qu’y répandoient les graces et les talens. Si je ne craignois pas de donner trop d’étendue à cette lettre, quel plaisir j’éprouverois à vous retracer les charmes de cette société, qui faisoit l’admiration même des étrangers, et frappa d’étonnement un des plus grands hommes de l’Europe[1]; de cette société qui, semblable à la beauté vraie dégagée d’une inutile parure, étoit plus agréable encore dans les jours où, réduite à son heureux comité, elle savoit unir toutes les ressources de l’esprit à la plus aimable simplicité ; de cette société, enfin qui, dans ce cercle étroit, comme dans ses réunions les plus nombreuses, offroit le tableau touchant de trois femmes charmantes rivales d’esprit et d’agrémens, inviolablement unies par une amitié bien plus extraordinaire que le sentiment fabuleux d’Oreste et de Pylade, et qui, comme on le raconte de ce dernier, a su résister au tems et survivre aux plus grands malheurs !

» Je me bornerai à une seule réflexion ; elle se rapporte à l’ouvrage qui fait le sujet de ma lettre. En remarquant la grace et la facilité du style, le ton excellent qui règne par-tout, les nuances fines et délicates qui marquent la connoissance et le grand usage du monde, vous éprouverez une foible surprise, quand vous saurez que l’auteur d’Élise étoit la maîtresse de cette maison brillante que je viens de rappeler à votre souvenir, madame la marquise de Montalembert.

» Je suis, etc. »

  1. Le prince Henri de Prusse.