Éloge historique de Mme du Châtelet/Édition Garnier

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ÉLOGE HISTORIQUE
DE MADAME LA MARQUISE
DU CHÂTELET
(1752[1])

Cette traduction que les plus savants hommes de France devaient faire, et que les autres doivent étudier, une dame l’a entreprise et achevée, à l’étonnement et à la gloire de son pays. Gabrielle-Émilie de Breteuil, épouse du marquis du Châtelet-Laumont, lieutenant général des armées du roi, est l’auteur de cette traduction, devenue nécessaire à tous ceux qui voudront acquérir ces profondes connaissances dont le monde est redevable au grand Newton.

C’eût été beaucoup pour une femme de savoir la géométrie ordinaire, qui n’est pas même une introduction aux vérités sublimes enseignées dans cet ouvrage immortel ; on sent assez qu’il fallait que Mme  la marquise du Châtelet fût entrée bien avant dans la carrière que Newton avait ouverte, et qu’elle possédât ce que ce grand homme avait enseigné. On a vu deux prodiges : l’un, que Newton ait fait cet ouvrage ; l’autre, qu’une dame l’ait traduit et l’ait éclairci.

Ce n’était pas son coup d’essai ; elle avait auparavant donné au public une explication de la philosophie de Leibnitz, sous le titre d’Institutions de physique adressées à son fils, auquel elle avait enseigné elle-même la géométrie.

Le discours préliminaire qui est à la tête de ces Institutions est un chef-d’œuvre de raison et d’éloquence ; elle a répandu dans le reste du livre une méthode et une clarté que Leibnitz n’eut jamais, et dont ses idées ont besoin, soit qu’on veuille seulement les entendre, soit qu’on veuille les réfuter.

Après avoir rendu les imaginations de Leibnitz intelligibles, son esprit, qui avait acquis encore de la force et de la maturité par ce travail même, comprit que cette métaphysique si hardie, mais si peu fondée, ne méritait pas ses recherches : son âme était faite pour le sublime, mais pour le vrai. Elle sentit que les monades et l’harmonie préétablie devaient être mises avec les trois éléments de Descartes, et que des systèmes qui n’étaient qu’ingénieux n’étaient pas dignes de l’occuper. Ainsi, après avoir eu le courage d’embellir Leibnitz, elle eut celui de l’abandonner : courage bien rare dans quiconque a embrassé une opinion, mais qui ne coûta guère d’efforts à une âme passionnée pour la vérité.

Défaite de tout esprit de système, elle prit pour sa règle celle de la Société royale de Londres, nullius in verba[2] ; et c’est parce que la bonté de son esprit l’avait rendue ennemie des partis et des systèmes qu’elle se donna tout entière à Newton. En effet, Newton ne fit jamais de système, ne supposa jamais rien, n’enseigna aucune vérité qui ne fût fondée sur la plus sublime géométrie, ou sur des expériences incontestables. Ses conjectures qu’il a hasardées à la fin de son livre, sous le nom de Recherches, ne sont que des doutes : il ne les donne que pour tels, et il serait presque impossible que celui qui n’avait jamais affirmé que des vérités évidentes n’eût pas douté de tout le reste.

Tout ce qui est donné ici pour principe est en effet digne de ce nom : ce sont les premiers ressorts de la nature, inconnus avant lui, et il n’est plus permis de prétendre être physicien sans les connaître.

Il faut donc bien se garder d’envisager ce livre comme un système, c’est-à-dire comme un amas de probabilités qui peuvent servir à expliquer bien ou mal quelques effets de la nature.

S’il y avait encore quelqu’un assez absurde pour soutenir la matière subtile et la matière cannelée ; pour dire que la terre est un soleil encroûté, que la lune a été entraînée dans le tourbillon de la terre, que la matière subtile fait la pesanteur ; pour soutenir toutes ces autres opinions romanesques substituées à l’ignorance des anciens, on dirait : Cet homme est cartésien ; s’il croyait aux monades, on dirait : Il est leibnitzien ; mais on ne dira pas de celui qui sait les Éléments d’Euclide, qu’il est euclidien ; ni de celui qui sait d’après Galilée en quelle proportion les corps tombent, qu’il est galiléiste : aussi, en Angleterre, ceux qui ont appris le calcul infinitésimal, qui ont fait les expériences de la lumière, qui ont appris les lois de la gravitation, ne sont point appelés newtoniens ; c’est le privilége de l’erreur de donner son nom à une secte. Si Platon avait trouvé des vérités, il n’y aurait point eu de platoniciens, et tous les hommes auraient appris peu à peu ce que Platon aurait enseigné ; mais parce que, dans l’ignorance qui couvre la terre, les uns s’attachaient à une erreur, les autres à une autre, on combattait sous différents étendards : il y avait des péripatéticiens, des platoniciens, des épicuriens, des zénonistes, en attendant qu’il y eût des sages.

Si l’on appelle encore en France newtoniens les philosophes qui ont joint leurs connaissances à celles dont Newton a gratifié le genre humain, ce n’est que par un reste d’ignorance et de préjugé. Ceux qui savent peu, et ceux qui savent mal, ce qui compose une multitude prodigieuse, s’imaginèrent que Newton n’avait fait autre chose que combattre Descartes, à peu près comme avait fait Gassendi. Ils entendirent parler de ses découvertes, et ils les prirent pour un système nouveau. C’est ainsi que quand Harvey eut rendu palpable la circulation du sang, on s’éleva en France contre lui : on appela harvéistes et circulateurs ceux qui osaient embrasser la vérité nouvelle que le public ne prenait que pour une opinion. Il le faut avouer : toutes les découvertes nous sont venues d’ailleurs, et toutes ont été combattues. Il n’y a pas jusqu’aux expériences que Newton avait faites sur la lumière qui n’aient essuyé parmi nous de violentes contradictions. Il n’est pas surprenant après cela que la gravitation universelle de la matière, ayant été démontrée, ait été aussi combattue.

Les sublimes vérités que nous devons à Newton ne se sont pleinement établies en France qu’après une génération entière de ceux qui avaient vieilli dans les erreurs de Descartes : car toute vérité, comme tout mérite, a les contemporains pour ennemis.


Turpe putaverunt parere minoribus ; et quæ
Imberbes didicere, senes perdenda fateri.

(Hor., lib. II, ep. I, v. 85-86.)


Mme  du Châtelet a rendu un double service à la postérité en traduisant le livre des Principes, et en l’enrichissant d’un commentaire. Il est vrai que la langue latine dans laquelle il est écrit est entendue de tous les savants ; mais il en coûte toujours quelques fatigues à lire des choses abstraites dans une langue étrangère. D’ailleurs le latin n’a pas de termes pour exprimer les vérités mathématiques et physiques qui manquaient aux anciens.

Il a fallu que les modernes créassent des mots nouveaux pour rendre ces nouvelles idées : c’est un grand inconvénient dans les livres de science, et il faut avouer que ce n’est plus guère la peine d’écrire ces livres dans une langue morte, à laquelle il faut toujours ajouter des expressions inconnues à l’antiquité, et qui peuvent causer de l’embarras. Le français, qui est la langue courante de l’Europe, et qui s’est enrichi de toutes ces expressions nouvelles et nécessaires, est beaucoup plus propre que le latin à répandre dans le monde toutes ces connaissances nouvelles.

À l’égard du Commentaire algébrique, c’est un ouvrage au-dessus de la traduction. Mme du Châtelet y travailla sur les idées de M. Clairaut[3] ; elle fit tous les calculs elle-même, et quand elle avait achevé un chapitre, M. Clairaut l’examinait et le corrigeait. Ce n’est pas tout ; il peut dans un travail si pénible échapper quelque méprise : il est très-aisé de substituer en écrivant un signe à un autre. M. Clairaut faisait encore revoir par un tiers les calculs, quand ils étaient mis au net : de sorte qu’il est moralement impossible qu’il se soit glissé dans cet ouvrage une erreur d’inattention ; et ce qui léserait du moins autant, c’est qu’un ouvrage où M. Clairaut a mis la main ne fût pas excellent en son genre.

Autant qu’on doit s’étonner qu’une femme ait été capable d’une entreprise qui demandait de si grandes lumières et un travail si obstiné, autant doit-on déplorer sa perte prématurée : elle n’avait pas encore entièrement terminé le Commentaire, lorsqu’elle prévit que la mort allait l’enlever. Elle était jalouse de sa gloire, et n’avait point cet orgueil de la fausse modestie, qui consiste à paraître mépriser ce qu’on souhaite, et à vouloir paraître supérieur à cette gloire véritable, la seule récompense de ceux qui servent le public, la seule digne des grandes âmes, qu’il est beau de rechercher, et qu’on n’affecte de dédaigner que quand on est incapable d’y atteindre.

C’est ce soin qu’elle avait de sa réputation qui la détermina, quelques jours avant sa mort, à déposer à la Bibliothèque du roi son livre tout écrit de sa main.

Elle joignit à ce goût pour la gloire une simplicité qui ne l’accompagne pas toujours, mais qui est souvent le fruit des études sérieuses. Jamais femme ne fut si savante qu’elle, et jamais personne ne mérita moins qu’on dît d’elle : C’est une femme savante. Elle ne parlait jamais de science qu’à ceux avec qui elle croyait pouvoir s’instruire, et jamais elle n’en parla pour se faire remarquer. On ne la vit point rassembler de ces cercles où il se fait une guerre d’esprit, où l’on établit une espèce de tribunal, où l’on juge son siècle, par lequel en récompense on est jugé très-sévèrement. Elle a vécu longtemps dans des sociétés où l’on ignorait ce qu’elle était, et elle ne prenait pas garde à cette ignorance.

Les dames qui jouaient avec elle chez la reine étaient bien loin de se douter qu’elles fussent à côté du commentateur de Newton : on la prenait pour une personne ordinaire ; seulement on s’étonnait quelquefois de la rapidité et de la justesse avec laquelle on la voyait faire les comptes et terminer les différends ; dès qu’il y avait quelque combinaison à faire, la philosophe ne pouvait plus se cacher. Je l’ai vue un jour diviser jusqu’à neuf chiffres par neuf autres chiffres, de tête et sans aucun secours, en présence d’un géomètre étonné qui ne pouvait la suivre.

Née avec une éloquence singulière, cette éloquence ne se déployait que quand elle avait des objets dignes d’elle ; ces lettres où il ne s’agit que de montrer de l’esprit, ces petites finesses, ces tours délicats que l’on donne à des pensées ordinaires, n’entraient pas dans l’immensité de ses talents. Le mot propre, la précision, la justesse, et la force, étaient le caractère de son éloquence. Elle eût plutôt écrit comme Pascal et Nicole que comme Mme  de Sévigné ; mais cette fermeté sévère et cette trempe vigoureuse de son esprit ne la rendaient pas inaccessible aux beautés de sentiment. Les charmes de la poésie et de l’éloquence la pénétraient, et jamais oreille ne fut plus sensible à l’harmonie. Elle savait par cœur les meilleurs vers, et ne pouvait souffrir les médiocres. C’était un avantage qu’elle eut sur Newton d’unir à la profondeur de la philosophie le goût le plus vif et le plus délicat pour les belles-lettres. On ne peut que plaindre un philosophe réduit à la sécheresse des vérités, et pour qui les beautés de l’imagination et du sentiment sont perdues.

Dès sa tendre jeunesse elle avait nourri son esprit de la lecture des bons auteurs en plus d’une langue. Elle avait commencé une traduction de l’Énéide, dont j’ai vu plusieurs morceaux remplis de l’âme de son auteur ; elle apprit depuis l’italien et l’anglais. Le Tasse et Milton lui étaient familiers comme Virgile : elle fit moins de progrès dans l’espagnol, parce qu’on lui dit qu’il n’y a guère dans cette langue qu’un livre célèbre, et que ce livre est frivole.

L’étude de sa langue fut une de ses principales occupations. Il y a d’elle des remarques manuscrites dans lesquelles on découvre, au milieu de l’incertitude et de la bizarrerie de la grammaire, cet esprit philosophique qui doit dominer partout, et qui est le fil de tous les labyrinthes.

Parmi tant de travaux que le savant le plus laborieux eût à peine entrepris, qui croira qu’elle trouva du temps non-seulement pour remplir tous les devoirs de la société, mais pour en rechercher avec avidité tous les amusements ? Elle se livrait au plus grand monde[4] comme à l’étude. Tout ce qui occupe la société était de son ressort, hors la médisance. Jamais on ne l’entendit relever un ridicule. Elle n’avait ni le temps ni la volonté de s’en apercevoir ; et quand on lui disait que quelques personnes ne lui avaient pas rendu justice, elle répondait qu’elle voulait l’ignorer. On lui montra un jour je ne sais quelle misérable brochure dans laquelle un auteur, qui n’était pas à portée de la connaître, avait osé mal parler d’elle ; elle dit que si l’auteur avait perdu son temps à écrire ces inutilités, elle ne voulait pas perdre le sien à les lire ; le lendemain, ayant su qu’on avait renfermé l’auteur de ce libelle, elle écrivit en sa faveur sans qu’il l’ait jamais su.

Elle fut regrettée à la cour de France autant qu’on peut l’être dans un pays où les intérêts personnels font si aisément oublier tout le reste. Sa mémoire a été précieuse à tous ceux qui l’ont connue particulièrement, et qui ont été à portée de voir l’étendue de son esprit et la grandeur de son âme.

Il eût été heureux pour ses amis qu’elle n’eût pas entrepris cet ouvrage dont les savants vont jouir : on peut dire d’elle, en déplorant sa destinée, periit… arte sua[5].

Elle se crut frappée à mort longtemps avant le coup qui nous l’a enlevée : dès lors elle ne songea plus qu’à employer le peu de temps qu’elle prévoyait lui rester à finir ce qu’elle avait entrepris, et à dérober à la mort ce qu’elle regardait comme la plus belle partie d’elle-même. L’ardeur et l’opiniâtreté du travail, des veilles continuelles dans un temps où le repos l’aurait sauvée, amenèrent enfin cette mort qu’elle avait prévue. Elle sentit sa fin approcher ; et, par un mélange singulier de sentiments qui semblaient se combattre, on la vit regretter la vie et regarder la mort avec intrépidité. La douleur d’une séparation éternelle affligeait sensiblement son âme ; et la philosophie dont cette âme était remplie lui laissait tout son courage. Un homme qui s’arrache tristement à sa famille désolée, et qui fait tranquillement les préparatifs d’un long voyage, n’est que le faible portrait de sa douleur et de sa fermeté ; de sorte que ceux qui furent les témoins de ses derniers moments sentaient doublement sa perte par leur propre affliction et par ses regrets, et admiraient en même temps la force de son esprit, qui mêlait à des regrets si touchants une constance si inébranlable.

Elle est morte au palais de Lunéville, le 10 septembre[6] 1749, à l’âge de quarante-trois ans et demi, et a été inhumée dans la chapelle voisine[7].

FIN DE L’ÉLOGE HISTORIQUE.
  1. L’Éloge historique de madame du Châtelet fut imprimé pour la première fois, avec une singulière faute dont je parlerai plus loin (page 520), dans la Bibliothèque impartiale, janvier-février 1752, réimprimé dans le Mercure de 1754, premier volume de décembre, et admis dans le cinquième volume des Nouveaux Mélanges. Dans cette dernière impression, il est précédé de cette note : « Cet éloge devait être mis à la tête de la traduction de Newton. » et qui a été supprimée dans les éditions de 1768 et 1775. Les éditeurs de Kehl disent dans une de leurs notes : « Cet éloge a paru à la tête d’une traduction des Principes de Newton, par Mme  la marquise du Châtelet. » L’ouvrage dont ils veulent parler est celui qui a pour titre : Principes mathématiques de la philosophie naturelle, 1756, deux volumes in-4o ; mais il ne contient pas l’Éloge de madame du Châtelet par Voltaire. (B.) — Est-ce à cause de son impression anticipée que Clairaut ne le fit pas figurer dans l’édition des Principes qu’enfin il donna en 1756 ? C’est probable. (G. A.)
  2. Cette devise de la Société royale de Londres rappelle ce vers d’Horace (livre Ier, épître i, 14) :

    Nullius addictus juraro in verba magistri.

  3. Ce célèbre géomètre (1713-1765) avait été un des maîtres de Mme  du Châtelet.
  4. Dans la Bibliothèque impartiale on avait, au lieu de plus grand monde, imprimé plus grand nombre. Cette singulière faute, dont Voltaire se plaint dans sa lettre à Formey du 21 mars 1752, a été répétée dans le Mercure en décembre 1754, reproduite dans le tome V des Nouveaux Mélanges, en 1708 ; dans le tome XIII (Ier des Mélanges) de l’édition in-4o, et encore tome XXXII de l’édition encadrée de 1775. Cependant un volume intitulé Troisième Suite des mélanges, 1761, in-8o, désavoué par Voltaire, donnait la bonne version : au plus grand monde, qui a été suivie par les éditeurs de Kehl. (B.)
  5. Ovide, Ibis, 6.
  6. Toutes les impressions faites jusqu’à ce jour (1830) portent : dix août ; faute que je me suis permis de corriger. Voyez, dans la Correspondance, les lettres à d’Argental, des 1er et 4 septembre 1749 ; à Voisenon, du 4 septembre ; à Mme du Deffant, du 10 septembre 1740. (B.)
  7. Outre la traduction des Principes mathématiques de Newton, on a de Mme  la marquise du Châtelet : 1° un volume d’Institutions leibnitziennes, dont les premiers chapitres sont un modèle du style qui convient aux ouvrages philosophiques. Ces Institutions sont adressées à son fils, depuis ambassadeur en Angleterre, et colonel du régiment du Roi. 2° Une pièce Sur la nature du feu, dont nous avons parlé dans le volume des Œuvres physiques de M. de Voltaire. 3° Un traité manuscrit Sur le Bonheur, le seul peut-être des ouvrages sur cette question qui ait été écrit sans prétention, et avec une entière franchise. (K.) — Les Institutions de physique, par madame du Châtelet, sont de 1740, in-8o. Les Réflexions sur le bonheur ont été imprimées dans les Opuscules philosophiques et littéraires, 1790, in-12 et in-8o. Le duc du Châtelet, fils de cette dame, s’empoisonna en prison avec de l’opium dans le temps des massacres de la Révolution. (B.)