Émile Verhaeren, sa vie, son œuvre/07

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Traduction par Paul Morisse et Henri Chervet.
Mercure de France (p. 94-106).



VII

FUITE DANS LE MONDE


On boit sa soif ; on mord sa faim.
E. V., l’Amour.


Cette crise fut celle de la négation, poussée jusqu’aux plus extrêmes limites du possible. Le malade ne s’était pas seulement dérobé au monde extérieur, mais encore à lui-même. Rien ne persistait en lui que l’absence de toute volition, qu’un sentiment de dégoût et de souffrance.

La vie en lui ne se prouvait
Que par l’horreur qu’il en avait.[1]

Il avait franchi toutes les étapes imaginables, jusqu’à cette dernière après quoi il faut périr ou se transformer. Tout d’abord la douleur avait été purement physique qui n’affectait que les organes des sens pour les exacerber ; puis elle avait provoqué une dépression morale. L’abattement s’était changé en souffrance psychique. Par une extraordinaire progression, ce sentiment de douleur correspondait non plus seulement à chaque excitation particulière, mais à une sorte d’excitation générale et perpétuelle, causée par l’ensemble des choses ; ce fut véritablement la douleur cosmique. Mais en celui qui a pu assumer à lui seul le fardeau de la douleur universelle, et qui fut assez robuste pour la soutenir à travers les siècles, en celui-là, dis-je, les hommes ont cru trouver le symbole du Christ. Quant à un être terrestre et mortel, il ne peut que se briser sous un tel poids. La vie tenait ici sa vengeance : elle avait refoulé celui qui l’avait niée jusqu’aux confins de son propre moi, l’acculant à l’épouvante devant l’abîme de sa propre poitrine, dans une tragique confrontation avec la mort et la folie. L’organisme physique et poétique de Verhaeren était comme surchauffé à un point extrême, plein de dangers. Cette extase ardente et fiévreuse — celle d’un flagellant — avait amené son sang à un haut degré d’ébullition, et suscitait au plus profond de sa poitrine d’effroyables images. Seule une aération pouvait dissiper tout cela et empêcher le suicide de se produire ainsi qu’une explosion.

Pour mettre en fuite ces idées de destruction, il n’y avait que deux moyens : se réfugier dans le passé, ou fuir vers un monde nouveau. En de semblables catastrophes, certains, comme Verlaine, alors que tout édifice de leur vie s’effondrait, dans la crainte de rester seuls sous la menace du ciel, ont trouvé asile dans les cathédrales du catholicisme. Mais Verhaeren, pour croyant et enthousiaste qu’il fût, redoutait le passé bien plus que l’inconnu : Il ne se délivra de son trop lourd fardeau que par une véritable fuite dans le monde. Lui qui naguère ne considérait, dans son orgueil, tout le passé du monde que dans son rapport avec sa propre personnalité, qui voulait trancher à lui seul l’éternel conflit par où la vie engage une lutte immortelle pour être ou n’être pas, voici qu’il se précipite au milieu des choses et qu’il se renferme dans leur existence. Il s’objective maintenant, lui qui jadis se bornait à une sensibilité subjective ; lui qui autrefois fermait sa porte à la réalité, il laisse maintenant ses artères battre à l’unisson de la vie universelle. Il ne se cantonne plus dans une réserve orgueilleuse, il se donne, il se prodigue joyeusement à tout, et troque la fierté de l’isolement contre l’extraordinaire volupté d’une omniprésence. Il ne considère plus toutes les choses en elles-mêmes, mais soi dans toutes les choses. Mais c’est par le symbole que le poète en lui arrive à sa complète délivrance, dans le sens de Gœthe. De même que le Christ, dans la légende, enferme dans des pourceaux les puissances infernales qu’il chasse du corps du possédé, Verhaeren chasse hors de lui-même sa propre surabondance et la jette dans le monde. La chaleur fiévreuse de sa sensibilité se concentrait et risquait de faire éclater sa poitrine trop étroite ; elle rayonne à présent sur tout ce qui l’entoure, elle l’embrase, là où il n’y avait pour lui autrefois que le froid le plus glacial. Toutes les puissances mauvaises, tous ces fantômes de rêve maladif qui rampaient autour de lui, il les recrée et les reforge dans les formes de la vie, semblable lui-même au forgeron de son admirable poème :

Dans son brasier, il a jeté
Les cris d’opiniâtreté,
La rage sourde et séculaire ;
Dans son brasier d’or exalté,

Maître de soi, il a jeté
Révoltes, deuils, violences, colères
Pour leur donner la trempe et la clarté
Du fer et de l’éclair.[2]

Dans l’œuvre d’art, il objective sa personnalité. Des blocs de fer, dont le poids l’écrasait, il forge maintenant les monuments et les statues de la Douleur. Tous ses sentiments de jadis, nébuleux et confus, sans forme et sans consistance ainsi que des songes, ne pèsent plus sur lui comme des cauchemars : ce sont maintenant de claires statues, où se symbolisent comme dans la pierre les expériences de l’âme. Son angoisse, cette angoisse brûlante, plaintive, effroyable, le poète l’a arrachée de lui et l’a toute versée dans le sonneur qui brûle sur la tour en flammes. La monotonie de ses jours s’est faite musique dans le poème de la pluie ; son combat insensé contre les éléments, qui, cependant, sont parvenus à briser sa force, il l’a représenté par ce passeur d’eau qui lutte contre le courant, tandis que ses rames se rompent une à une. Cette analyse cruelle de sa propre douleur, il l’a enfermée dans le thème du pêcheur qui, dans son filet troué, ne remonte du fleuve sombre que souffrance sur souffrance. Ses plaisirs où le mal rougeoie, il leur a donné la figure spirituelle de cet aventurier qui vient d’un pays lointain afin de retrouver l’amante unique. Les sentiments ne se traduisent plus ici par de vagues accords dans des rêves fluides ; ils s’enclosent dans des formes humaines, multiples et changeantes. C’est ici le symbolisme, dans le sens de la délivrance gœthienne. Car une sorte d’enchantement chasse de la poitrine du poète tout sentiment qui a trouvé sa forme artistique. Ainsi, peu à peu, l’âme du poète se débarrasse de son pesant fardeau, et la fièvre morbide disparaît de son œuvre. C’est maintenant qu’il peut dévisager l’orgueil et, derrière son masque, la lâcheté qui le poussait au meurtre de soi-même et qui l’obligea à cette fuite devant le monde ; c’est maintenant qu’il aperçoit combien fut néfaste cet égoïsme qui l’isolait de l’univers :

J’ai été lâche et je me suis enfui
Du monde, en mon orgueil futile.[3]

En se rendant compte, il a prononcé les mots qui achèvent de le libérer. La crise est finie.

Enfin, le désespoir de Faust est vaincu : des harmonies résonnent comme un matin de Pâques. À l’hymne de la Résurrection se mêle un cri de joie : « La terre m’a reconquis[4] ! » Verhaeren a consacré de nombreux symboles à cette délivrance, à cette ascension qui va de la maladie à la guérison, du non désespéré au oui bienheureux. Le plus magnifique est cet admirable poème où saint Georges se penche vers lui, avec sa lance lumineuse, et aussi cet autre où les quatre sœurs s’approchent de lui pour lui prédire la libération :

L’une est le bleu pardon, l’autre la bonté blanche,
La troisième l’amour pensif, la dernière le don
D’être, même pour les méchants, le sacrifice.[5]

La bonté et l’amour vont s’installer là où il n’y avait place autrefois que pour la haine et la désespérance. À leur approche, le poète sent palpiter en lui l’espoir de la guérison, l’espoir d’une force artistique naturelle.

Et quand elles auront, dans la maison,
Mis de l’ordre à mes torts, plié tous mes remords
Et refermé, sur mes péchés, toute cloison,

En leur pays d’or immobile, où le bonheur
Descend, sur les rives de fleurs entr’accordées
Elles dresseront les hautes idées,
En sainte-table, pour mon cœur.[6]

La certitude de la guérison se fait de plus en plus sentir. À mesure qu’approche le soleil sauveur, le brouillard se dissipe. Le poète n’ignore plus qu’il a vagué dans l’ombre comme en les galeries d’une mine, ni qu’il s’était creusé un inextricable labyrinthe dans le dur rocher de la haine, au lieu de suivre, parmi les hommes, le grand chemin dans la lumière. Et voici que surgit, éclatant et joyeux, dominant la voix timide de l’espérance et de la prière, le triomphe soudain de la certitude. Pour la première fois, Verhaeren trouve la forme du poème de l’avenir : le dithyrambe. Là, où jadis hurlait au perdu dans la solitude la plainte de la douleur, où sonnait son « carillon noir », toutes les cordes du cœur vibrent et chantent à présent.

Sonnez toutes mes voix d’espoir !
Sonnez en moi ; sonnez, sous les rameaux,
En des routes claires et du soleil.[7]

Et la route continue dans la clarté, « vers les claires métamorphoses[8] ».

Cette fuite dans le monde a été la délivrance suprême. Certes, le corps a retrouvé la santé ; il se réjouit du voyage et se plaît à la route ; l’âme a trouvé la sérénité ; la volonté, qui se sent pousser des ailes nouvelles, s’est encore fortifiée. Mais il y a plus, l’art du poète, lui-même, s’est infusé un sang plus rouge et plus frais. Jusque dans le vers de Verhaeren on sent la délivrance. Jadis, le poème, indifférent, descriptif et pittoresque, conservait la forme froide de l’alexandrin ; ensuite, en pleine crise, en proie à la cruelle monotonie, il s’était essayé à traduire la désolation et le vide des impressions par une uniformité terrifiante et belle de sa tristesse. Maintenant, comme sorti d’un rêve, ce poème prend une vie soudaine ; il sort du sommeil comme un fougueux animal ; il se dresse, il se cabre, il s’agite. Tous les gestes, il les imite : la menace, la malédiction, la joie et l’extase. Brusquement, loin de toutes les influences et de toutes les théories, le vers a conquis sa liberté. Le poète n’enferme plus le monde en sa personne, mais il se donne tout à lui : ainsi le poème ne prétend plus obstinément clore l’univers entre les quatre murs de sa prison, il s’abandonne, au contraire, à chaque sentiment, à chaque rythme, à chaque phrase mélodique. Il s’adapte. Dans l’ardeur bouillonnante de son désir, il s’étend pour embrasser l’incommensurable étendue des cités. Il sait se comprimer pour enfermer en lui la beauté d’une seule fleur tombée. Il sait imiter tour à tour la voix tonnante de la rue, le bruit des machines, et les murmures amoureux dans un jardin, au printemps. Le poème peut désormais parler toutes les langues des sentiments, exprimer toutes les voix des hommes, maintenant que le cri plaintif et douloureux de l’isolé est devenu la voix universelle.

Cette joie nouvelle ne va pas sans apporter au poète la conscience de la faute que naguère il a commise. Il se prend à considérer les années qu’il a perdues en ne vivant que pour lui-même et pour ses sentiments égoïstes et mesquins : que n’écoutait-il la voix de son temps ! Par une étrange concordance du génie, l’œuvre de Verhaeren exprime ici ce que, dans les mêmes années peut-être, Dehmel a admirablement rendu dans son poème, le Sermon sur la montagne, lorsque, laissant tomber ses regards des hauteurs de la solitude sur la ville de fumée, il s’écrie extatiquement :

Que t’en viens-tu pleurer, tempête ? Ô souvenirs.
Disparaissez ! Là-bas dans la fumée, tremblant,
Le cœur de la cité bat. Des millions de voix
Réclament en grondant le bonheur et la paix.
Ver, que veut ta douleur ? Le désir solitaire
Ne coule plus comme jadis, source secrète,
D’un cœur vers d’autres cœurs. Tout un peuple aujourd’hui
Gémit farouche et dur vers la clarté, — et toi
Tu t’oublies encor, seul, dans la volupté
De la mélancolie ?

Là-bas, ne vois-tu pas, par dessus la forêt
De cheminées et de forges, comme des poings
Se dresser menaçante l’épaisse fumée ?
Sur ton rêve de pureté, sens du travail
S’abaisser le sarcasme : vois, lui lutte, rongé
Par la saleté. Toi, dis, tu ne fis l’amour
Qu’avec ton seul désir. Plein d’une flamme impure,
Tu fus ta jouissance ; — oh ! répands cette force
Qui dans ton sang afflue, et tu te sentiras
Libre de toute faute.[9]

Répands la force qui coule à flots en toi, donne-toi ! tel est aussi le cri de joie de Verhaeren à cette époque. Les contraires finissent enfin par se rejoindre. La suprême solitude se change en communion suprême. Le poète a senti que le don de soi est meilleur que la réserve. D’un seul coup d’œil, il aperçoit derrière lui l’affreux danger des douleurs égoïstes.

Et tout à coup je m’apparais celui
Qui s’est, hors de soi-même, enfui
Vers le sauvage appel des forces unanimes.[10]

Et lui qui jadis désertait cet appel et se réfugiait dans la froideur de l’isolement, il se précipite maintenant face en avant, aiguillonné par un désir intense

De n’être plus qu’un tourbillon
Qui se disperse au vent mystérieux des choses.[11]

Pour pouvoir vivre toute la grandeur, toute la beauté, toute l’ardeur de ce monde, il sent qu’il lui faut se multiplier. « Multiplie-toi ! Donne-toi ! », ce cri jaillit ainsi, comme une flamme pour la première fois.

Multiplie et livre-toi ! Défais
Ton être en des millions d’êtres ;
Et sens l’immensité filtrer et transparaître.[12]

Cette fraternité qui l’unit à toutes choses décuple en lui les possibilités de chanter l’époque moderne. Ce n’est que parce qu’il se livre à chaque chose qu’il peut comprendre toutes les manifestations contemporaines et devenir le poète de la démocratie des villes, de l’industrie, de la science, devenir le poète de l’Europe, le poète de notre temps. Seule cette conception panthéiste peut engendrer l’étroit rapport entre le monde individuel et l’univers qui nous entoure, rapport qui doit se résoudre par une incomparable identité. Cette affirmation bienheureuse ne pouvait procéder que d’une négation aussi désespérée. Seul l’homme pourra aimer le monde de tout son être, qui l’a haï également de tout son être.

  1. « Un soir » (les Bords de la route).
  2. « Le Forgeron » (les Villages illusoires).
  3. « Saint Georges » (les Apparus dans mes chemins).
  4. Gœthe, Faust.
  5. « Les Saintes » (les Apparus dans mes chemins).
  6. « Les Saintes » (les Apparus dans mes chemins).
  7. « Saint Georges » (idem.)
  8. « Le Forgeron » (les Villages illusoires).
  9. « Was weinst du, Sturm ? — Hinab, Erinnerungen !
    dort pulst im Dunst der Weltstadt zitternd Herz !
    Es grollt ein Schrei von Millionen Zungen
    nach Glück und Frieden : Wurm, was will dein Schmerz !
    Nicht sickert einsam mehr von Brust zu Brüsten
    wie einst die Sehnsucht, als ein stiller Quell ;
    heut stöhnt ein Volk nach Klarheit, wild und gell,
    und du schwelgst noch in Wehmutslüsten ?
    « Siehst du den Qualm mit dicken Fäusten drohn
    dort überm Wald der Schlote und der Essen ?
    Auf deine Reinheitsträume fällt der Hohn
    der Arbeit ! fühl’s : sie ringt, von Schmutz zerfressen.
    Du hast mit deiner Sehnsucht blos gebuhlt,
    in trüber Glut dich selber nur genossen ;
    schütte die Kraft aus, die dir zugeflossen,
    und du wirst frei vom Druck der Schuld ! »

  10. « La Foule » (les Visages de la Vie).
  11. « Celui du savoir » (les Apparus dans mes chemins).
  12. « La Forêt » (les Visages de la Vie).