Émile Verhaeren, sa vie, son œuvre/09

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Traduction par Paul Morisse et Henri Chervet.
Mercure de France (p. 123-143).



II

LES VILLES


Le siècle et son horreur se condensent en elles
Mais leur âme contient la minute éternelle.

E. V., les Villes.


Lorsqu’un malade atteint enfin sa guérison, que ses yeux se rouvrent à la lumière et ses bras à toutes choses, il éprouve une béatitude infinie à sentir partout l’air qui circule librement, à contempler les orgies du soleil, à écouter les torrents du bruit universel, à se laisser pénétrer, dans une clameur de joie, par la symphonie de la vie. Dès ce premier instant de la guérison, Verhaeren a été comme altéré de vivre ; dans son enthousiasme il semblait vouloir rattraper, d’un seul bond, les années qu’au temps de sa crise il avait perdues dans la solitude et la maladie. Son regard, son oreille, ses nerfs, tous ses sens, comme affamés, se précipitèrent, dès lors, sur les choses, dans la furie de leur désir. Leur ardeur ne pouvait se satisfaire que dans l’entière possession. Comme s’il eût voulu étreindre toute l’Europe, Verhaeren a parcouru alors tous les pays. L’Allemagne, Berlin, Vienne et Prague le virent, voyageur toujours solitaire, ignorant les idiomes et n’écoutant que la grande voix des villes, que le murmure mystérieux et sombre qui, pareil au bruit des flots, monte des métropoles européennes. Pèlerin pieux, il s’en fut vénérer le tombeau de Wagner à Bayreuth ; à Munich il se pénétra de cette musique d’extase et de passion. À Colmar, il apprit à comprendre Mathias Grünewald, qui devint son peintre préféré. Les paysages tragiques du nord de l’Espagne le conquirent, avec leurs montagnes dépouillées et sombres, dont les diverses silhouettes serviront de fond aux péripéties enflammées du drame Philippe II. À Hambourg, il s’enthousiasma au spectacle de la circulation colossale : des jours entiers il contempla l’arrivée et le départ des navires, leur chargement et leur déchargement. Partout où la vie manifestait une intensité, une expression, une énergie nouvelle, il l’a aimée jusqu’au paroxysme. C’est une marque très caractéristique de son tempérament que l’harmonieuse beauté des villes calmes et claires, rêveuses et comme ensommeillées, le séduise moins que les cités modernes, noires et de suie couvertes. Sa dilection se détourna presque intentionnellement de l’idéal traditionnel pour aller vers l’inconnu. Florence, symbole de poésie à travers les siècles, lui fut une désillusion : trop doux lui parut l’air italien, trop grêles les contours, trop rêveuses les rues. Au contraire, Londres l’émut comme une découverte, avec son agglomération, son amoncellement de maisons et de fabriques. Il admira cette ville qui semble coulée dans l’airain, ce labyrinthe de rues sales et grouillantes où bat infatigablement le cœur du commerce mondial, où la fumée des usines en travail menace d’obscurcir le ciel. Les villes industrielles n’avaient jusqu’ici inspiré aucun poète. Ce sont celles justement qui attirent Verhaeren, ces villes qui se créent à elles-mêmes avec leurs brouillards et leurs fumées la voûte de leur ciel aux teintes plombées, ces villes qui emprisonnent leurs habitants pendant des lieues et des lieues. À ce poète, qui met toute sa joie dans la couleur, Paris est devenu cher. Tous les hivers il y séjourne. Il se plaît à cette agitation affairée, à cette activité qui paraît s’essouffler, cette rivalité, cette ardeur fiévreuse, cette confusion babylonienne. Il aime ce pêle-mêle et son étrange musique. Souvent il est resté des heures sur l’impériale des lourds omnibus pour mieux voir la cohue, les yeux clos pour mieux sentir pénétrer en lui-même ce bourdonnement sourd, si pareil dans sa continuité au bruissement de la forêt. Il ne s’intéresse plus comme dans ses premiers livres à l’existence des petits métiers ; il aime cette ascension du travail manuel vers le travail mécanique, dont on n’aperçoit pas le but mais seulement la formidable organisation. Peu à peu cet intérêt lui est devenu une raison suffisante de vivre. Le socialisme, qui alors grandissait en force et en activité, tomba comme une goutte rouge dans la pâleur maladive de son œuvre poétique. Vandervelde, le chef du parti ouvrier, devint son ami. Lorsque le parti fonde à Bruxelles la Maison du Peuple, Verhaeren vient courageusement à son aide, fait des conférences et prend part à tous ses efforts. Ensuite, dans une vision magnifique, de ces mêmes efforts, il fait une œuvre poétique, en les haussant, par-dessus la politique et l’actuel, au rang des grands événements qui touchent à l’humanité tout entière. Dès lors sa vie intérieure se précise ; elle bat d’un rythme régulier dans la certitude. Par son mariage, il avait acquis une tranquillité personnelle, qui équilibrait son indompté besoin d’agitation. Il possède enfin des assises solides. Les farouches extases peuvent nettement s’objectiver, son regard peut suivre le tourbillon enflammé des nouvelles apparences. Les tableaux morbides, les hallucinations fiévreuses se changent maintenant en claires visions. Désormais, pour le poète, les horizons de notre époque s’éclairent non plus à la lueur subite de la foudre, mais au rayonnement d’une puissante lumière perpétuelle.

En entrant dans la vie, Verhaeren se pose un premier problème : il lui faut s’expliquer avec le monde qui l’entoure, avec l’individu, avec la cité. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas la ville au sens de patrie, mais la ville conforme à l’idéal moderne, la ville gigantesque, étrange et monstrueuse qui, comme un vampire, a tiré à soi toutes les forces du sol pour élaborer et concentrer en elle une force nouvelle. Elle met en contact immédiat les éléments vitaux les plus contraires ; elle alterne brusquement les couches sociales, accumulant d’incroyables richesses sur la plus pitoyable misère ; elle fortifie les oppositions et les dresse en catégories hostiles ; elle les contraint à ce combat où Verhaeren aime à voir se précipiter toutes choses. La grandeur de ce nouvel organisme dépasse la mesure des esthétiques anciennes. Des hommes nouveaux surgissent en face de la nature comme des étrangers, avec un autre rythme, une respiration plus saccadée, des mouvements plus vifs, des désirs plus impétueux qu’avec ce nouvel ordre de choses n’en avaient connu toutes les sociétés humaines, tous les métiers et toutes les castes. C’est un nouveau panorama qui se développe. Le regard, auquel ne suffisent plus les perceptions horizontales dans le lointain, veut mesurer les hauteurs, s’adapter à l’élévation des maisons, compter avec de nouvelles vitesses et de nouvelles étendues. L’argent ainsi qu’un sang nouveau nourrit ces villes, une énergie nouvelle les brûle : il faut que d’elles sortent une foi nouvelle, un Dieu nouveau et un art neuf. Leurs dimensions sont infinies ; elles effraient comme une beauté jusqu’ici inconnue. L’ordre qui les régit semble se dérober sous la terre, se cacher derrière une confusion à travers laquelle il n’est pas de chemin.

Quel océan, ses cœurs ?…
Quels nœuds de volontés serrés en son mystère ! [1]

s’écrie le poète étonné de s’avancer à travers la plénitude de ces villes sans en pouvoir comprendre la grandeur.

Toujours en son triomphe ou ses défaites,
Elle apparaît géante, et son cri sonne et son nom luit.[2]

Il sent qu’une formidable énergie se dégage de ces cités. Il éprouve la pression toute nouvelle de leur atmosphère sur son corps. Son sang circule plus activement selon leur rythme. Leur seule approche apporte une volupté nouvelle.

En ces villes…
............
Je sens grandir et s’exalter en moi,
Et fermenter, soudain, mon cœur multiplié.[3]

Malgré lui il se sent vis-à-vis d’elles dans une étroite dépendance. Ce magnifique accouplement d’énergies suscite en lui une pareille concentration de toutes les forces de son être. Elles lui communiquent leur fièvre. Avec une intensité que nul autre poète contemporain n’aura connue, il identifie à l’âme de la ville sa personnalité. Pourtant il en connaît les dangers ; il sait que par elles lui viendra l’inquiétude, qu’elles le surchaufferont, qu’elles l’exciteront et que, par leurs contrastes, elles le jetteront dans la confusion.

Voici la ville en or des rouges alchimies,
Où te fondre le cœur en un creuset nouveau
Et t’affoler d’un orage d’antinomies
Si fort qu’il foudroiera tes nerfs jusqu’au cerveau.[4]

Mais il sait que l’influence de la ville sur lui sera féconde, qu’il en retirera plus de force et plus de puissance. Atteindre quelque grandeur est impossible à celui qui passera sans s’arrêter devant elles, qui n’en éprouvera nulle sensation, qui se refusera à vivre, à croître à leurs côtés. Dès maintenant les hommes nouveaux et les hommes forts devront se tenir en perpétuel échange avec elles.

Cette grande idée — nous l’avons vu — n’est pas spontanée : c’est là une connaissance acquise. À la mesure de l’ancienne beauté, le tableau d’une ville moderne est horrible. Elle ne connaît point le sommeil, durant son état de veille continue, et ne se repose point, comme la nature, dans le silence et dans l’obscurité. Sans répit, elle entraîne les hommes dans son tourbillon ; sans relâche, elle excite leurs nerfs, et son existence se poursuit jour et nuit. Le jour, elle a la teinte grise du plomb. C’est comme une mine obscure dont ses rues seraient les galeries, où des hommes enterrés travaillent sans repos, sans entrain et se livrent à un épuisant transport de passions. Il semble qu’elles aient été bâties pareilles à d’immenses forêts vierges de pierre et d’airain, et, parmi les rues — ces rues « à poumons lourds et haletants[5] » — aucune ne semble mener à l’air libre, au plein jour. Ces millions de fenêtres sont d’un aspect monotone. Et les antres obscurs où des hommes — semblables eux-mêmes à des automates — sont assis devant les machines, grondent sur l’insaisissable cadence d’un continuel effort. Nul reflet d’éternité ne descend sur elle, et durant tout le jour, dans son nuage de fumée, la ville halète, hostile, laide et grise. Pendant la nuit, au contraire, la rudesse des contours s’atténue ; grâce à elle tous les éléments épars se forgent en un tout. La ville nocturne n’est plus que séduction. La passion, enchaînée pendant le jour, brise ses entraves.

… Pourtant, lorsque les soirs
Sculptent le firmament, de leurs marteaux d’ébène,
La ville au loin s’étale et domine la plaine
Comme un nocturne et colossal espoir ;
Elle surgit : désir, splendeur, hantise ;
Sa clarté se projette en lueurs jusqu’aux cieux,
Son gaz myriadaire en buissons d’or s’attise,
Ses rails sont des chemins audacieux
Vers le bonheur fallacieux
Que la fortune et la force accompagnent ;
Ses murs se dessinent pareils à une armée
Et ce qui vient d’elle encor de brume et de fumée
Arrive en appels clairs vers les campagnes.[6]

C’est en visions grandioses que Verhaeren traduit ces éruptions flamboyantes. Ici, c’est la vision des music-halls. Des cercles de feu entourent une maison, des lettres criardes grimpent à l’assaut des façades, attirent la foule jusque devant la rampe illuminée. Le peuple se trouve ici rassasié des sensations qu’il aime. Chaque jour, l’art est assassiné dans ces mauvais lieux : pendant quelques heures l’ennui y est enchaîné, fouetté par la couleur, la flamme et la musique, aiguillé vers une autre volupté, qui attend au dehors que l’illusion d’ici se soit évanouie dans la nuit :

Et minuit sonne et la foule s’écoule
— Le hall fermé — parmi les trottoirs noirs ;
Et sous les lanternes qui pendent,
Rouges, dans la brume, ainsi que des viandes,
Ce sont les filles qui attendent…[7]


les filles, « les promeneuses », « les veuves d’elles-mêmes[8] » qui vivent de l’appétit sensuel de la foule. Car ici, comme tous les autres instincts, la volupté est organisée, canalisée. Mais l’instinct primordial n’a pas changé. Au dehors, dans les champs et dans les villages, la faim cause la joie saine des repas où la bière mousseuse déborde. Ici, la faim n’est plus que le désir de l’argent. Tout ici a faim d’argent : c’est vers l’argent que s’oriente toute l’activité de la ville. « Boire et manger de l’or[9] » est le rêve le plus ardent de la foule. « Tout se définit par des monnaies[10] » ; toutes les valeurs sont en raison d’une valeur nouvelle : la valeur monétaire. N’est-elle pas admirable la vision du bazar où, à tous les rayons, à tous les étages, se vendent, non point seulement comme dans la réalité les objets d’utilité courante, mais encore, selon une symbolique supérieure, toutes les valeurs morales, convictions, opinions, gloire, nom, honneur, pouvoir et toutes les lois mêmes de la vie ? Tout ce sang brûlant, tout cet argent afflue à la Bourse, cœur affamé de la ville, qui absorbe tout cet or, qui rythme cette fièvre et la répand dans toutes les artères de la cité. Tout s’achète, voire la volupté. Dans un coin écarté, à « l’étal », dans les rues où guette la débauche, les femmes se vendent comme une marchandise. Mais cette puissance de l’argent n’est pas toujours régularisée ni endiguée. Comme dans la nature, il est ici des orages et de soudaines catastrophes. Parfois ce torrent d’argent se fraie de nouveaux chemins. La révolte jaillit comme une flamme. Les antres obscurs dégorgent leurs foules ; l’envie gagne les hommes, et le démon aux mille têtes combat et verse son sang pour la possession de ce bien unique : l’or qui brûle et qui rayonne.

Mais la grandeur et la puissance des villes ne résident pas dans la passion. Elles sont dans la force mystérieuse que ces passions nous dérobent. Il est un ordre élevé qui les répartit et qui les domine. Dans ce chaos profond, au milieu de ce flot de choses périssables, se dressent trois ou quatre figures, qui sont comme des statues au sein des « villes tentaculaires », comme les dompteurs des passions. Autrefois, les rois et les prêtres savaient contenir l’énergie bouillonnante et refréner, d’une main de fer, le peuple ainsi qu’un animal dangereux. De nouveaux souverains remplissent aujourd’hui ce rôle : ce sont les hommes d’État, les généraux, les démagogues, les organisateurs. Dans ses mouvements et dans ses instincts, la ville est animale, de même qu’elle est bestiale dans ses passions. Elle a la laideur de toute fureur amoureuse. On ne peut prendre à la contempler un plaisir pur, comme devant un paysage régulier qui s’estompe doucement dans la verdure des forêts. On n’éprouve d’abord qu’horreur, haine, méfiance et hostilité. Mais c’est la grandeur de Verhaeren que, par une vue large, il parvienne à découvrir, au delà de l’hostilité, de la douleur et des tourments, jaillissante parmi les vapeurs angoissantes de l’inesthétique, la flamme d’une beauté nouvelle. Pour la première fois, se trouve ici dégagée la beauté des fabriques, des « usines rectangulaires », la fascination des gares, et toutes les beautés inconnues des choses neuves. Si, dans sa débauche, elle est laide, si elle paraît telle au regard de tout idéal classique, si son image est faite de cruauté et de terreur, la ville n’est cependant pas inféconde. « Le siècle et son horreur se condensent en elles, mais leur âme contient la minute éternelle[11]. » Et c’est ce sentiment qu’elle participe à l’éternité qui fait son importance et sa magnificence ; c’est parce que, au-dessus de tout le passé, elle est la nouveauté, la nouveauté vis-à-vis de laquelle l’accord est inéluctable. Certes, sa forme est affreuse, sa couleur grise est sombre ; mais l’idée qui domine son organisation est grandiose et admirable. Et — ici comme toujours — l’admiration qui trouve un point d’appui peut donner au monde entier un élan qui le porte de la négation à l’affirmation.

Mais en Verhaeren l’artiste n’est déjà plus prépondérant ; il s’intéresse trop à tous les problèmes de la vie pour n’envisager que d’un point de vue d’esthéticien la conception de la ville moderne. Ce que, pour lui, elle symbolise avant toute chose, c’est l’expression du sentiment contemporain. Dans sa trilogie, il ne se restreint pas à résoudre poétiquement le problème d’une nouvelle classification sociale. Il y étudie une des plus brûlantes et toujours pendantes questions de l’économie et de la politique nationales, le combat de deux forces de sens contraires, de l’agriculture et de l’industrie. La ville et la campagne acquièrent réciproquement leur bien-être, l’une au dépens de la détresse de l’autre. La production et le commerce sont, dans la mesure où ils se conditionnent, hostiles l’un à l’autre au terme de leur processus. Comment, de nos jours, en Europe, la bataille entre la ville et la campagne a donné la victoire à la ville, comment peu à peu celle-ci absorbe les meilleures forces de la province, et comment se pose le problème des « déracinés », tout cela, Verhaeren a été le premier qui l’ait décrit poétiquement dans cette vision colossale que sont les Villes tentaculaires. Subitement des villes ont surgi ; des milliers d’hommes s’y sont agglomérés. D’où venaient-ils ? De quelles sources ces masses formidables ont-elles soudain afflué dans ces immenses réservoirs ? La réponse est immédiate. Le cœur de la ville est nourri du sang des campagnes. Les champs s’appauvrissent. Fascinés, les paysans cheminent vers la ville de l’or, vers la ville qui flamboie dans le soir, qui recèle la richesse et le pouvoir. Ils s’y rendent, ayant chargé leurs dernières nippes sur leurs charrettes, afin de les vendre ; ils partent avec leur fille pour l’exposer aux désirs sensuels, avec leur fils pour l’envoyer à la mort dans les usines ; ils partent pour tremper, eux aussi, leurs mains dans ce fleuve frémissant qui roule de l’or. La terre est abandonnée. Seules, les silhouettes fantastiques des malheureux idiots chancellent sur les routes désertes. Les moulins désemparés tournent à vide dans le vent. Les fièvres montent des marais, où l’eau, désormais stagnante avec ses canaux obstrués, répand la maladie et la pestilence. Des mendiants se traînent de porte en porte, reflétant dans leurs yeux la misère et l’abandon du pays. Autour des derniers propriétaires, encore hésitants, se pressent les ennemis : les « donneurs de mauvais conseils ». C’est l’agent d’émigration qui les incite à partir vers les contrées de l’or. Ainsi dissipent-ils leur patrimoine et s’en vont-ils vers de lointaines espérances,

Avec leur chat, avec leur chien,
Avec, pour vivre, quel moyen ?
S’en vont, le soir, par la grand’route.[12]

S’il en est que l’émigration n’arrive pas à séduire, c’est l’usure qui les chasse de leurs propres foyers. Un réseau de chemins de fer vient soudain trancher en deux le plus calme village. Depuis longtemps les kermesses y ont cessé leurs danses. La lutte est inégale. La campagne, comme si l’on avait sucé son sang, est dépeuplée et partout vaincue : « La plaine est morte et ne se défend plus[13]. » Tout se rue vers « Oppidomagne ». C’est ainsi que Verhaeren, dans son drame symbolique les Aubes, qui contient avec les Campagnes hallucinées et les Villes tentaculaires la trilogie de la transformation sociale, c’est ainsi, dis-je, qu’il nomme la ville géante qui, avec ses bras de pieuvre, aspire en elle sans discernement toutes les forces de l’univers qui l’environne. Vers elle, les forces affluent de tous les côtés. Tous les chemins se rythment vers elle. Ce n’est pas la seule énergie des hommes qu’elle attire, toute la mer semble aussi se précipiter en ses ports. « Toute la mer va vers la ville[14]. » Tous les flots semblent uniquement faits pour y amener, comme une forêt en marche, les navires. Elle absorbe toutes choses, les transforme dans « la noire immensité des usines rectangulaires[15] » et, avec ce qu’elle a dévoré, semble vomir de l’or.

Ce monstrueux combat social entre les campagnes et la ville a une plus haute signification. Il n’est que le symbole momentané d’un conflit éternel. La campagne représente essentiellement le conservatisme. Les modalités de travail y sont comme pétrifiées dans le calme de la régularité. La vie sans précipitation n’y connaît d’autres règles que le changement des saisons. Comme les formes, toutes les impressions y sont pures et simples. Les hommes y sont plus directement soumis aux fatalités naturelles : la foudre, la grêle peuvent anéantir leur travail. Aussi craignent-ils Dieu et n’osent-ils douter de son existence. La ville, au contraire, symbolise le progrès. À travers le fracas des rues on n’entend plus la voix des madones. Un ordre préventif met la vie de l’individu à l’abri des coups du sort. On y connaît la fièvre de la nouveauté qui suscite le désir et le besoin de conditions vitales nouvelles, de rapports neufs et d’un dieu nouveau.

L’esprit des campagnes était l’esprit de Dieu ;
Il eut la peur de la recherche et des révoltes,
Il chut ; et le voici qui meurt, sous les essieux
Et sous les chars en feu des récoltes.[16]

Si la campagne était le passé, la ville est l’avenir. La campagne veut conserver son caractère, sa beauté, son Dieu. La ville au contraire est obligée de tout créer : beauté, croyance, divinité.

Le rêve ancien est mort et le nouveau se forge.
Il est fumant dans la pensée et la sueur
Des bras fiers de travail, des fronts fiers de lueurs,
Et la ville l’entend monter du fond des gorges
De ceux qui le portent en eux
Et le veulent crier et sangloter aux cieux.[17]

Mais nous, pense Verhaeren, nous ne devons pas faire partie de ce vieux monde qui meurt : nous vivons dans les villes et notre pensée doit communier avec elles. Nous devons vivre selon le temps nouveau, faire comme lui œuvre de création et constituer un nouveau langage pour l’expression de son désir encore informulé. Le retour à la nature ne nous est plus possible. Une telle évolution n’est plus compréhensible. Si nous avons perdu d’importantes valeurs, les nouvelles sont là qui doivent les remplacer. Si notre sentiment religieux s’est affaibli, si morte est notre foi dans le dieu ancien, forgeons-nous un idéal nouveau. Ces fins inconnues des anciens, il nous les faut découvrir, trouver une beauté neuve dans les formes de la ville, un rythme dans son bruit, un ordre dans sa confusion. Il faut trouver la fin vers laquelle tend son énergie et constituer un langage avec son bégaiement. Certes les villes ont causé des ruines sans nombre ; mais peut-être créeront-elles plus encore qu’elles n’ont détruit. Elles sont comme des creusets où se fondent les métiers, les races, les religions, les nations et les idiomes :

… les Babels enfin réalisées
Et les peuples fondus et la cité commune
Et les langues se dissolvant en une.[18]

La nouveauté règne : ne nous demandons pas si c’est bien, nous lui devons notre confiance. Les convulsions fébriles des grandes villes, cette agitation, ces tourments et ces cris, tout cela ne se produit pas sans objet. Douleurs et convulsions sont le signe qu’un ordre nouveau est enfanté. Être le premier à avoir transformé en sentiment de volupté cette douleur de la foule, après avoir pressenti avec joie toute cette effervescence, après avoir conçu une espérance au milieu de cette inquiétude, voilà ce qui peut vraiment s’appeler être un novateur, un de ces hommes dont la destinée est de donner une poétique réponse à ces questions nouvelles que pose notre temps.

  1. « L’Âme de la Ville » (les Villes tentaculaires).
  2. Id. (idem).
  3. « La Foule » (les Visages de la Vie).
  4. « Les Villes » (les Flambeaux noirs).
  5. « L’Âme de la Ville » (les Villes tentaculaires).
  6. « La Ville » (les Campagnes hallucinées).
  7. « Les Spectacles » (les Villes tentaculaires).
  8. « Les Promeneuses » (idem).
  9. « La Bourse » (les Villes tentaculaires).
  10. « Le Bazar » (idem).
  11. « Les Villes » (les Forces tumultueuses).
  12. « Le Départ » (les Campagnes hallucinées).
  13. « La Plaine » (les Villes tentaculaires).
  14. « Le Port » (les Villes tentaculaires).
  15. « La Plaine » (idem).
  16. « Vers le futur » (les Villes tentaculaires).
  17. « L’Âme de la Ville » (idem).
  18. « Le Port » (Les Villes tentaculaires)