Émile Verhaeren, sa vie, son œuvre/13

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul Morisse et Henri Chervet.
Mercure de France (p. 190-214).



VI

LE POÈME VERHAERENIEN


Je suis celle des surprises fécondes.
E. V., Celle des voyages.


Le véritable poème ne saurait être une simple juxtaposition d’éléments, un assemblement de rouages mécaniques. Comme l’homme lui-même, il est un être organisé, fait de l’union d’un corps et d’une âme inséparables. Son corps, ce sera la substance même des mots, la couleur des images, la cinématique du mouvement et tout ce qui constitue le squelette de la pensée. Au-dessus de tout cela, il lui faut encore posséder ce je ne sais quoi d’indicible qui est l’âme, cette âme seule capable de le coordonner en organisme, cette âme qui est un souffle, un rythme, une essence très particulière et qui pourtant n’a pas de nom, qui intéresse le sentiment seul et échappe à la connaissance. Dans ce domaine suprasensuel se révèle la personnalité du poète ; mais, si celui-ci a du génie, son poème portera, physiquement, si je puis dire, et matériellement, une marque caractéristique. À côté du sentiment insaisissable et de la vibration mystérieuse, existe la matérialité du poème. Les mots font comme un réseau, l’expression semble un filet qui, dans les eaux profondes de la vie intérieure, s’en va capter le sentiment fuyant pour l’attirer à la lumière. Et c’est, disons-nous, cette matérialité, particulière à chaque poète, qui sera significative de sa race, de son milieu, de sa personnalité. Mais, tout comme un être vivant, cet organisme poétique n’échappe pas à la loi de croissance : il connaît la maturité et la vieillesse. Ainsi que le visage de l’homme, au cours de l’âge, emprunte ses modifications au caractère primordial de l’enfant, la structure du poème ne peut être autre chose que l’extrait de tout ce qui est typique et général. Elle doit accuser toutes les transformations de l’âme jusqu’aux dernières acquisitions. Dans tout vrai poète, la technique, le métier, l’extérieur, en un mot, doivent suivre parallèlement l’évolution du contenu intime et spirituel de la poésie. Dans la forme, le poème devra manifester d’abord le respect de la tradition, puis la révolte de la jeunesse, l’acquisition de la personnalité, avant de se refroidir lentement jusqu’à la calcination définitive.

Dans ce sens, purement formel, le développement du poème verhaerenien a son histoire. Les vers de Verhaeren occupent dans les lettres françaises une place si originale et si caractéristique que la lecture d’une seule strophe suffit à en faire reconnaître l’auteur. Ils sont nés de la tradition ; ils sont le produit d’une certaine culture et se rattachent au mouvement d’une époque. Lors des débuts de Verhaeren, Victor Hugo, le roi du lyrisme français, était mort, Baudelaire oublié, Paul Verlaine presque inconnu. Les héritiers de Hugo se partagèrent son empire, comme jadis les Diadoques celui d’Alexandre. De lui ils ne conservèrent que le faste extérieur. L’éclat de leur verbe contrastait avec la minceur de leur voix et l’artificiel de leurs sentiments. Alors se leva, en face d’eux, en face des François Coppée, des Catulle Mendès, des Théodore de Banville, une nouvelle école de jeunes gens, qui s’appelèrent les Décadents et les Symbolistes. Je dois avouer mon incapacité à expliquer cette appellation, sans doute pour avoir lu, à ce sujet, trop de définitions différentes. Quoi qu’il en soit, un groupe de jeunes se dressa contre la tradition pour tenter en diverses expériences la recherche d’une nouvelle expression lyrique. En quoi consistait cette nouveauté, on ne saurait guère le dire. Peut-être la vérité serait-elle que tous ces poètes n’étaient pas français : tous importaient de leur pays, de leur race, de leur passé quelque chose de neuf ; le respect de la tradition française que leurs aînés avaient dans le sang ne s’imposait pas à eux comme un obstacle ; c’est ainsi que, sans le savoir, ils restaient plus près de leur instinct artistique. Considérons leurs noms, ils décèlent assez l’exotisme : Vielé-Griffin et Stuart Merrill, américains, Verhaeren, Maeterlinck et Mockel, belges, ou Jean Moréas, pseudonyme français jeté sur la complication d’un patronyme grec. En 1885, leur indiscutable mérite fut d’apporter un élément d’inquiétude au lyrisme français. Mallarmé plongeait ses vers dans les ténébreux mystères du symbole, jusqu’à ce que les mots revêtissent un sens obscur qui les rendit presque incompréhensibles. Verlaine donnait à sa poésie la légèreté fluide et simple d’une musique inconnue. Gustave Kahn et Jules Laforgue, les premiers, abandonnèrent la rime et l’alexandrin au profit d’un vers libre à l’irrégulière ordonnance. Chacun s’efforçait pour son propre compte de trouver du nouveau, et tous se retrouvaient en communauté d’ardeur pour attaquer les idoles d’un lyrisme démodé et pour désirer fougueusement une nouvelle formule d’expression. Leur tort fut de tant surfaire l’importance d’une révolution dans la technique, de tant s’attacher à approfondir les théories, au lieu de chercher à développer leur propre personnalité. Aussi leurs talents se sont-ils très vite enlisés. Peu à peu leurs chemins ont bifurqué. Plusieurs ont sombré dans le journalisme. D’autres continuent à fouler toujours les traces de leur jeunesse et tournent encore dans le même cercle. Des Symbolistes et des Décadents il n’est rien resté, sinon un épisode de l’histoire littéraire. Ce n’est plus qu’une enseigne à demi effacée, mais depuis longtemps la boutique est vide. Verhaeren a compté parmi les Symbolistes. Toutefois nous ne pensons pas que cette école ait beaucoup marqué sur lui. D’eux, il n’a guère pu recevoir que des excitations, qui l’affermissaient dans ses tendances natives à la révolte. Son attitude vis-à-vis du vers libre est en tout cas indépendante de cette influence. Cette forme nouvelle ne lui est pas imposée par l’instinct d’imitation ; elle a éclos en lui sous la poussée d’une nécessité intérieure. Ce n’est pas l’exemple des autres qui l’a aidé à secouer les chaînes de la tradition, cette délivrance lui incombait à lui-même. Et c’est cette fatalité d’obligation qui seule importe ; car, en vérité, il est indifférent qu’un poète écrive des vers réguliers ou des vers libres : le fait à retenir est qu’un poète parvienne, par une nécessité de sa nature, sous la poussée d’une force intime, à s’éloigner de la tradition pour se créer à lui-même une forme vraiment originale et personnelle.

Verhaeren débuta par être Parnassien. Ses premiers essais poétiques, qu’il n’a jamais publiés et qu’il composa sur les bancs de l’école ou dans ses premières années d’étudiant, dénotaient l’influence impérieuse de Lamartine et de Victor Hugo. Même dans ses deux premiers volumes parus, les Flamandes et les Moines, il n’est pas un seul poème où il se soit éloigné de ces modèles. Parfois pourtant, ses vers sont d’une forme un peu moins strictement régulière. Là sont, encore très légères, les fêlures qui plus tard vont faire éclater le vase. Mais la cause de ces petites insubordinations était dans la sauvagerie ou l’âpreté des sujets, dans une sorte de raideur du tour de phrase dont la race seule est responsable. Un étranger lui-même reconnaît facilement que la syntaxe et la prosodie ne sont pas là celles d’un Latin, sensible, par sa nature et par logique, à la plasticité de la forme ; on sent que ce n’est que par un effort puissant de sa volonté que ce tempérament barbare se plie, difficilement, à l’harmonie. Dans le français que Verhaeren emploie, on retrouve l’expression large et violente de sa race, quelque chose qui touche à la ballade allemande. Déjà le nom décelait l’étranger, et, dans le français de Verhaeren cette marque originelle ne saurait échapper à la fine oreille d’un de ses compatriotes.

L’évolution du poète le rapprochait de plus en plus de sa véritable nature. L’héritage en lui de sa race se révoltait davantage contre la tradition oppressive, et ses affinités germaniques se marquaient plus intensément dans ses vers. Tout son tempérament est opposé aux exigences de la suprême « impassibilité ». Ce n’est pas vers l’harmonie qu’il le pousse, mais vers des rythmes farouches. Ses vers ont des vibrations profondes et gutturales, où les voyelles chantent une âpre musique. De toute part perce sa vraie nature, avec sa rudesse mâle et brusque. À cela s’ajoutent encore les résultats de sa transformation intérieure. Tant que la tendance poétique de Verhaeren demeura tournée au pittoresque, tant qu’il ne se souciait que de peindre, sans fièvre, la passion du peuple flamand, la vie austère des couvents, l’alexandrin lui suffisait pour ordonner les ondes rythmiques. Mais dès qu’une impression personnelle vient troubler cette primitive indifférence intérieure, le vers perd de sa quiétude. Plus l’alexandrin paraît sur le point d’éclater, plus le poète sent croître en lui le désir de le briser. Verhaeren prend le vers ternaire, le vers des Romantiques avec ses deux césures qui scandent les lignes en trois parties strictement égales de rythme et de poids, mais cet alexandrin libre, inauguré par Hugo, il le rend irrégulier : les syllabes sont de poids différents et de sonorités diverses, elles ne sont plus en équilibre stable, elles montent et elles descendent. Peu à peu l’uniformité grave du mouvement se change en une sorte d’onde à vagues rythmiques. Puis cela ne lui suffit plus. L’excès de son tempérament ne supporte aucune entrave extérieure. Car ce n’est point la tranquillité qu’il veut décrire, mais sa propre agitation avec ses frémissements et ses inquiétudes fébriles. Une impression violente qui module en un cri sa multiplicité ne saurait, pour revivre, s’enfermer dans un vers régulier. Il lui faut le geste de la passion, le mouvement de la liberté : c’est-à-dire le vers libre. Certes celui-ci fut, en France, vers le même temps, employé par bien d’autres poètes, dont plusieurs se disputent la priorité de son « invention ». Mais que signifient de telles coïncidences, sinon qu’elles sont non le produit du hasard mais d’une sorte de réflexe consécutif à la modernité des sentiments ambiants, au désir inquiet où se cherche la poésie d’une époque. Il est tout à fait indifférent de savoir si Verhaeren a eu ou non des modèles. Les emprunts extérieurs ne peuvent jamais s’assimiler intimement à l’organisme : seules les acquisitions de sa propre vie constituent pour l’homme un véritable gain. Pour Verhaeren, c’est une nécessité intérieure qui le poussait à briser le vieil instrument pour s’en créer un nouveau, nécessité intégrante à son développement même. On ne saurait en effet concevoir dans une forme régulière cette agitation nerveuse, ce mouvement passionné des poèmes que Verhaeren devait écrire. Pour s’adapter à l’extraordinaire diversité des impressions modernes, leurs élans, leurs ardeurs, leurs brusques retours en arrière, leur soudaineté, leur sombre mélancolie, pour magnifier leur entrée inattendue dans l’intimité passionnelle de l’individu, il faut un vers qui soit solide et pourtant souple comme une lame d’épée. De tels poèmes échappent à la règle, tout comme la foule, et ne sauraient s’avancer militairement au pas de parade. Récités, ils ne supporteront pas le ton déclamatoire, compassé, froid et sentimental de la Comédie-Française. C’est à la foule qu’ils s’adressent et il faut les dire ainsi. C’est un cri, c’est un appel, c’est un coup de fouet. Cela échappe à l’harmonie ; cela n’est plus que spontanéité impulsive.

Délivrée de la monotonie de l’alexandrin, la poésie de Verhaeren y a gagné une diversité infinie. Le vers alors sait rendre le côté plastique d’une impression en même temps que son côté intime et émotif. Plus n’est besoin d’une description pittoresque. La résonance extérieure suffit et la musique du rythme. Ces lignes inégales, qui tantôt vont pénétrer jusqu’à la marge et qui tantôt s’aiguisent dans la flèche d’un seul mot, constituent tout le clavier des impressions. Pour dire la monotonie de la solitude, les voici qui s’avancent, le pas grave, comme un noir cortège de deuil : « Mes jours, toujours plus lourds, s’en vont roulant leur cours[1]. » Comme l’éclat blanc d’une torche, voici ce brusque cri : « la joie », qui jaillit, au delà de toute pesanteur terrestre, au plus haut des cieux ! Toutes les voix du jour et de la nuit peuvent se traduire presque en des onomatopées : ce qui est brusque et soudain, dans une forme rapide ; ce qui est pesant ou magnifique, dans une forme large ; une rudesse soudaine conviendra à l’inattendu ; un mouvement fébrile et précipité sera adéquat à l’impatience ; un changement subit de mouvement indiquera la sauvagerie. Le rythme du vers, à lui seul, suffit à rendre toute impression. Dans nombre des poèmes de Verhaeren, un étranger, ignorant la langue française, pourrait en comprendre le sens, rien qu’à entendre leur musique innée, de même qu’on peut saisir l’intention poétique rien qu’au seul aspect de leur disposition typographique.

Aussi bien, j’aimerais à qualifier symphonies les poèmes les plus saillants de Verhaeren. Ils sont conçus comme pour un orchestre. Ce n’est plus de la musique de chambre avec des soli de violons. Tous les instruments y exécutent des ensembles enthousiastes. Ils sont divisés en parties, dont les mouvements diffèrent : les transitions servent de pauses. Dans ces poèmes, le lyrisme coule à pleins bords et se mélange au drame et à l’épopée. Le poème strictement lyrique se borne à décrire un état d’âme ; le poème de Verhaeren va plus loin et s’attache à la naissance de cet état d’âme. Ce premier moment de la construction est proprement épique : la description part d’un début médiocre pour s’élever vers une énorme dépense de force. Puis viennent les passages dramatiques, où les manifestations du tempérament se placent les unes en face des autres, provoquent des chutes et des ascensions qui ne trouvent qu’enfin leur résolution harmonique. D’un point de vue purement extérieur, le poème de Verhaeren paraît plus large, plus étendu que n’importe quel autre. Il dépasse, sans souci des lois de l’esthétique, la mesure ordinaire du lyrisme, il puise sa force nourricière en des domaines voisins. Plus qu’aucun autre poète contemporain, il touche à la rhétorique, à l’épopée, au drame, à la philosophie : le contenu du poème ne contient point de règle. Et sans règle aussi en est la forme extérieure, puisqu’il n’obéit qu’à une puissance nouvelle et toute interne. Maintenant que les lignes ne sont plus enchaînées pour former des colonnes égales, le poète peut décrire ses impressions sauvages et débordantes avec les lignes qui leur sont propres, sauvages comme elles en leurs arabesques intrépides. Aujourd’hui, le poème de Verhaeren, avec les acquisitions que l’âge mûr a faites définitives, est en pleine possession de son architectonique particulière. Cependant, la comparaison avec un monument, une œuvre d’art, ne serait pas juste. C’est plutôt une manifestation de la nature. Élémentaire, comme tout sentiment, il trouverait son processus symbolique dans l’orage : d’abord une vision s’approche, c’est le nuage ; la condensation s’accentue ; il devient plus lourd ; il oppresse ; la tension intérieure augmente ainsi que la chaleur, jusqu’à ce que dans l’éclair des images, dans le tonnerre du rythme, toute la force emmagasinée parvienne à se décharger. L’andante aboutit toujours à un furioso, et ce n’est que tout à fait à la fin qu’on retrouve le ciel clair et pur de la sérénité, synthèse intellectuelle de l’état du Chaos. Cette structure du poème verhaerenien est presque constante. Prenons, au hasard, deux exemples qui démontreront cette vérité, deux poèmes des Visages de la Vie : la Foule et Vers la mer. Ces deux pièces débutent par une vision. Dans l’une, c’est la foule, avec son tohu-bohu et sa puissance ; dans l’autre, un délicat tableau de la mer au matin, séduisant comme un Turner avec ses nuances diaphanes. Mais, voici que la passion du poète embrase cette vision paisible. On voit croître l’agitation de la foule et monter la houle des vagues. L’extase arrive, et c’est la seconde précise où le poète s’enfonce lui-même dans la foule et semble, corps et âme, se plonger dans la mer. Et c’est enfin l’identification absolue qui se résout dans un grand cri de désir, c’est le poète qui veut impérieusement devenir toute la foule, ou devenir toute la mer.

Ici et là apparaît le geste extatique de l’isolé vers l’infini. La première image n’évoquait qu’une impression sensorielle ; elle a donné naissance à un enthousiasme éthique toujours croissant, jusqu’à ce que, selon l’évolution de la vision, se dégage une nécessité morale et métaphysique. Cet essor du sentiment individuel vers le sentiment cosmique est le processus fondamental du poème verhaerenien. Pour en rendre la forme plus sensible, il faudrait donner de sa nature une expression géométrique : ces poèmes sont, en quelque sorte, de forme parabolique. Tandis que l’ordinaire poème lyrique se présente en général sous l’aspect régulier et harmonique du cercle, étant un simple retour en soi-même, le poème verhaerenien est une véritable parabole, irrégulier qu’il est au premier abord, mais soumis cependant à une loi. D’un élan rapide, il s’élève, va de la terre aux nues, du réel au virtuel, puis, à cette incroyable altitude, il redescend subitement sur le sol. L’enthousiasme ravit l’impression aux constatations pittoresques pour l’élever du simple spectacle sans passion à cette vertigineuse hauteur où rayonnent toutes les possibilités, délaissant toute considération sensible pour la spéculation métaphysique. Soudain, de la façon la plus inattendue, cette impression est ramenée sur le terrain de la réalité. Et, en vérité, la musique de ce poème ne peut-elle se comparer à une pierre qu’on lance, qui ébranle les airs de son murmure continu pour retomber brusquement ? Et dans le rythme ne trouve-t-on pas aussi cette vitesse qui va s’accélérant, cette aspiration et ce retour à soi-même, durant lequel semble méditer la force de pesanteur qui revient à la terre ?

Disons maintenant quelques mots des moyens employés par Verhaeren pour atteindre la vision, pour traduire la passion dans les phénomènes intérieurs et pour éveiller l’enthousiasme. Examinons d’abord s’il est vrai de dire que Verhaeren soit un artiste au point de vue de la langue. Ses moyens verbaux ne sont nullement restreints. Si, dans ses termes ou dans ses rimes, on peut constater des retours fréquents qui confinent parfois à la monotonie, on remarque chez lui dans l’emploi du mot une étrangeté, une nouveauté, un inattendu qui sont presque sans exemple dans la lyrique poésie française. Une langue ne s’enrichit pas uniquement de néologismes. Un mot peut acquérir une vie nouvelle en prenant une place et un sens qu’il n’avait pas, par une transvaluation de sa signification, comme fit Rainer Maria Rilke dans la poésie allemande. « Être le rédempteur par la vie poétique des pauvres mots qui se meurent d’indigence dans la vie journalière[2] », voilà peut-être qui est supérieur à la création de nouveaux vocables. Verhaeren a hérité le sentiment de la langue flamande et, par là, apporté dans le français une sorte de tonalité belge. Certes, il ignore presque complètement le flamand, mais il a retenu quelque chose de la vague musique entendue pendant son enfance, une sorte d’accent guttural moins sensible sans doute aux étrangers qu’aux Français. Je voudrais m’appuyer ici sur la monographie de Maurice Gauchez, si intéressante sur ce point, et lui emprunter les exemples les plus significatifs. Parmi les néologismes de Verhaeren qui tiennent à ses origines flamandes, Gauchez signale : les baisers rouges, les plumes majuscules, les malades hiératiques, la statue textuelle, les automnes prismatiques, le soir tourbillonnaire, les solitudes océans, le ciel dédalien, le cœur myriadaire de la foule, les automnes apostumes, les vents vermeils, les navires cavalcadeurs, les gloires médusaires. Il fait remarquer avec raison combien certains verbes pourraient enrichir le vocabulaire français : enturquoiser, rauquer, vacarmer, béquiller, s’enténébrer, se futiliser, se mesquiniser, larmer.

Cependant cet enrichissement vient de l’instinct de race : je n’y puis reconnaître la marque essentielle de son talent verbal. Il y a trouvé une couleur locale ; mais ce n’est pas celui qui, à proprement parler, peut expliquer l’originalité de sa langue. Si Verhaeren a été dans la poésie française un créateur, c’est parce qu’il a su, avant tout, étendre son domaine en renouvelant la poésie qui, sur le terrain de la technique, des sciences et des métiers, courait à une déroute fatale. Le grand apport fécond dont la langue poétique lui est redevable ne vient pas tant du flamand, que de la science. L’homme qui écrit des vers sur le théâtre et sur la science, qui chante les fabriques et les gares, ne peut être indifférent à leur terminologie. Au vocabulaire de la science, il est contraint d’emprunter certains mots techniques, comme à la médecine des expressions pathologiques. En élargissant le domaine de la poésie il lui faut aussi étendre son vocabulaire. On trouve chez lui des noms géographiques qui sont des surprises pour la rime : Berlin, Moscou, Sakhaline, les Baléares, et d’autres îles lointaines. Le progrès des sciences le force à inventer chaque jour de nouveaux termes, les nouvelles machines nécessitent l’éclosion de mots neufs, et c’est une source nouvelle qui pour la première fois vient de jaillir pour que vienne s’y rafraîchir toute la langue lyrique.

Cependant cette richesse incroyable comporte un écueil : ce n’est pas la pauvreté, ni l’étroitesse, c’est ce qu’on pourrait appeler l’emprise de certains termes. Un sentiment qui s’affirme unilatéral, s’il présente des avantages, offre aussi des inconvénients. S’il est vrai que la constance de la passion confère au poème verhaerenien un caractère d’éloquence et de prédication, elle ne va pas sans engendrer une certaine monotonie dans les images. Verhaeren semble subir la fascination de certains mots : images, épithètes, tournures de phrase. On les trouve répétés sans cesse à travers toute son œuvre. C’est à un brasier qu’il compare toutes les choses qui évoquent des passions multiples. Carrefour est pour lui le symbole de l’indécision. Par le mot essor, il exprime l’effort suprême. Des exclamations et des cris se répètent de page en page. Les épithètes aussi sont monotones, souvent même schématiques avec les froides désinences en ique. Ses images révèlent ce que le langage de la science appelle la pseudoanesthésie : c’est-à-dire que, chez lui, aux couleurs et aux sons correspondent toujours respectivement les souvenirs d’impressions précises d’un ordre sensoriel voisin. Le rouge évoque en lui tout ce qui est passionné ; l’or, ce qui est grand et solennel ; le blanc, ce qui est doux ; le noir, ce qui est hostile. C’est pour cette cause que ses images paraissent brusques et absolues. Suivant l’explication qu’en donne Albert Mockel, dans sa magistrale étude, il est en elles, à proprement parler, un mouvement décisif, spontané qui surpasse notre attente. Comme les couleurs et comme le rythme ces images sont puissantes. Elles ont la soudaineté de l’obus qui traverse l’espace et dont notre œil ne peut prendre connaissance qu’après son arrivée au but, lorsqu’il fait voler la cible en éclats. La raison en est sans doute dans la destination de ces poèmes : ils sont faits pour être dits. L’affiche, faite pour être vue de loin, ne produira son effet qu’au moyen de couleurs franches, d’images pathétiques qui fascinent le regard. Verhaeren, comme nul autre, a su trouver de telles images ; les nuances, il semble les dédaigner et son brutal instinct d’homme fort n’aime que l’éclat et la franchise du coloris. « La couleur, elle est dans ses œuvres une surprise de métaux et d’images[3]. » La haute flambée de ses images illumine, comme des éclairs, les horizons à l’infini. Je rappellerai seulement les « beffrois immensément vêtus de nuit », ou « la façade paraît pleurer des lettres d’or », « les gestes de lumière des phares ». Par l’intensité de telles images Verhaeren porte dans l’expression du sentiment une clarté vraiment extraordinaire. « Personne, je crois, ne possède à l’égal de Verhaeren le don des lumières et des ombres, non point fondues, mais enchevêtrées, des noirs absolus coupés de blanches clartés[4]. »

Si le tempérament de l’écrivain se montre unilatéralement développé, il en résulte pour lui un exclusivisme artistique qui présente un avantage de même sens. Verhaeren ne se soucie pas de l’écriture artiste au sens courant du mot : il ne cherche pas toujours la comparaison unique et nécessaire ; il ne se défend pas de se répéter dans l’abondance et ne s’ingénie pas à employer, pour ainsi dire, chaque mot pour la première fois. Son vocabulaire poétique est riche, mais pas jusqu’à l’infini ; la puissance réceptive de sa sensibilité n’est point sans limites. Pour lui, comme pour tout poète de la passion, les impressions parvenues à leur paroxysme n’ont pour termes de comparaison que les éléments de la nature : le feu, la mer, le vent, le tonnerre et l’éclair. Elles finissent même par s’identifier avec eux. Pour nous expliquer plus clairement, disons que, si Verhaeren est un écrivain artiste, ce ne saurait être dans le sens de Gœthe, mais dans celui de Schiller. Ainsi que Schiller, en effet, il a le don de pouvoir formuler en une ligne l’expression lyrique définitive de certaines de nos connaissances. Il a su mettre en formules poétiques l’essence du sentiment vital. Ces formules ont eu ou auront la plus heureuse fortune : qu’il me suffise de rappeler des expressions comme « les villes tentaculaires » qui sont en France entrées dans le langage courant, comme « la vie est à monter et non pas à descendre », comme « toute la vie est dans l’essor ». Toute l’extase lyrique est concentrée dans ces courtes phrases qui sont comme une véritable monnaie dont la valeur d’expression aura toujours cours dans la langue.

C’est cette brusquerie rude, qui va parfois jusqu’à la brutalité, ce dédain des transitions harmonieuses, qui créent l’individualité du poème verhaerenien. Au fond, ce sont là tous les caractères d’une virilité puissante. La musique des vers est gutturale, profonde, âpre : leur voix est mâle. La plastique des poèmes, comme un corps masculin, se développe selon les beaux mouvements de la force : si, dès qu’on les fige au repos, les gestes sont heurtés, ils se retrouvent toujours, au moment de la passion, d’une beauté triomphale. Tandis que la poésie française suivait en quelque sorte le rythme du corps féminin, en imitait la grâce souple et les lignes délicates et ne s’attachait qu’à trouver l’harmonie, le poème verhaerenien n’a prétendu qu’à l’expression du mouvement, tel que le décèle la marche vigoureuse et fière de l’homme. C’est pour une autre raison encore que les Français l’ont si longtemps répudié : dans la langue que le poète emploie, la trace des origines allemandes qui nous réjouit si fort, ne se révèle à un Français que par la sensation d’une rudesse toute germanique. Tandis que nous autres, Allemands, croyons ouïr un écho de la ballade qui, au lointain de nos souvenirs, berça nos rêves d’enfant, le Français perçoit une opposition à sa tradition nationale. En effet, au cours du développement de Verhaeren, dans sa personnalité comme dans ses vers, sous le vernis français apparaît de plus en plus la mentalité germanique. Ce ne fut que dans la première période, où sa poésie ne s’était pas encore rendue indépendante, qu’elle ne se différencia pas de celle des autres poètes. Mais, à mesure qu’il se détachait des liens de la pensée et des sentiments français, il se rapprochait inconsciemment de l’art allemand. Il est vrai qu’aujourd’hui Verhaeren semble revenir au classicisme. Ses derniers poèmes ont moins d’audace ; les images en sont plus schématiques. L’ensemble donne une impression de sérénité et de transfiguration. Mais il ne faut pas voir là un lâche compromis envers la tradition rompue, un repentir et un retour. Gœthe, Schiller, Hugo et Swinburne nous ont présenté un phénomène analogue quand l’âge eut refroidi leur sang, apaisé la sensualité de leur conception au profit de leur intellectualité. L’homme victorieux répudie la brutalité du combattant. L’homme mûr ne va pas vers la rébellion, mais vers l’harmonie. Et ici, de même qu’au cours de toute l’évolution du poète, c’est le vers qui est le signe le plus sensible de la transformation intérieure. C’est lui qui fournit la preuve la plus parfaite que l’organisme a évolué, jusqu’en ses profondeurs les plus intimes, selon l’inéluctable décret de la loi même de la vie.

  1. « L’heure mauvaise » (les Bords de la route).
  2. Rainer Maria Rilke, Mir Zur Feier.
  3. Albert Mockel, Émile Verhaeren.
  4. Ibid., idem.