Émile Verhaeren, sa vie, son œuvre/15

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul Morisse et Henri Chervet.
Mercure de France (p. 233-244).



TROISIÈME PARTIE


(1900-1910)


LES VISAGES DE LA VIE. LES FORCES TUMULTUEUSES.
LA MULTIPLE SPLENDEUR. TOUTE LA FLANDRE. LES HEURES
CLAIRES. LES HEURES D’APRÈS MIDI. LES RYTHMES SOUVERAINS.






I

LE POÈME COSMIQUE


Vers la beauté toujours plus ....les vols
Vers la beauté toujours plus claire et plus certaine.

E. V., les Spectacles.


La dépendance de la poésie à l’égard de la vie s’affirme selon un processus analogue à celui de la combustion. Ce sont les phénomènes du monde extérieur qui viennent alimenter le feu sacré qui brûle au plus intime du poète et sa passion d’artiste. Ce sont eux qu’il transforme en flammes et qu’il embrase en s’embrasant lui-même. À mesure que la circulation sanguine se ralentit, la flamme s’affaiblit, l’incendie s’apaise, et, peu à peu, de purs cristaux, résultat de cette combustion, apparaissent comme le résidu laissé par les réalités soumises à ce feu intérieur. Dans sa jeunesse et pendant son âge d’homme, Verhaeren a mis dans son œuvre une ardeur intense, effrénée, pareille à une flamme haute et libre. Dans les œuvres du quinquagénaire, il semble que la passion se soit apaisée et que seul persiste le désir d’atteindre le but de cette passion et de dégager la loi intérieure de cette agitation. L’enthousiasme immédiat que lui apporte la combustion elle-même, c’est-à-dire la transformation des données extérieures en visions poétiques, ne peut plus lui suffire dès l’instant qu’il y manque le résidu philosophique de la connaissance. En effet, on ne peut admettre qu’il soit possible de considérer le présent avec une certaine profondeur si l’on se refuse à en franchir les limites. Tout état présent contient en même temps son existence antérieure et son devenir. On ne peut concevoir un présent si absolu qu’il ne soit si intimement lié au passé et à l’avenir. Toute manifestation présente un caractère constant d’éternité, dès qu’on l’envisage du côté intérieur. À présent que le poète délaisse l’extériorité pittoresque du monde pour tourner sa vision en lui-même, vers la psychologie, à mesure qu’à travers les contingences phénoménales il approche de l’essence même des forces, il lui faut saisir, derrière la variabilité des choses, leur qualité constante. Toute analyse vraiment sérieuse aboutit toujours à la découverte d’un élément primordial. De tout point de la surface de la terre, une ligne droite perpendiculaire à la tangente aboutit à son centre : il en est ainsi de la voie logique, qui, de toutes choses, même des manifestations éphémères, conduit directement au centre de la force. Aucune connaissance des phénomènes actuels ne saurait être féconde si elle ne s’appuie sur la connaissance des lois éternelles, et si elle n’interprète les manifestations changeantes comme les transformations de phénomènes primordiaux invariables. Dans l’incroyable développement organique de notre poète, ce passage de l’âge viril à un âge plus avancé, de l’observation simple à la connaissance profonde, correspond à un nouveau moment artistique. Un passage, c’est-à-dire autre chose qu’une transformation, et qui tient à la fois de l’évolution et de la régression, ainsi qu’il apparaît dans la forme même du poème, lequel tend à se figer, au lieu de se transformer. Le gain acquis par l’homme viril est définitif ; c’est le sentiment conscient de ces acquisitions qui en accentue la valeur. Après l’âge viril, la vie n’apporte sans doute plus rien de nouveau ; l’équilibre statique est réalisé, mais il s’y ajoute une compréhension plus large de l’existence. La vie, ce n’est plus la lutte, l’agitation, la course de tous les instants : vivre, c’est posséder. Tout ce que la passion a conquis par son élan et par ses combats, le repos à présent en règle l’ordonnance et en détermine l’appréciation. Chez Verhaeren, ce passage de la jeunesse à l’âge mûr s’est effectué, dans le sens de Nietzsche, du dionysien à l’apollinien, c’est-à-dire de la surabondance à l’harmonie. Le désir du poète est désormais : « Vivre ardent et clair », vivre passionnément, mais sans cesser de veiller sur la flamme intérieure ; il n’y a plus de nervosité fébrile. De plus en plus maintenant les livres de Verhaeren semblent se cristalliser : ce ne sont plus des bûchers à la flamme ardente et libre, ils scintillent et ils rutilent comme des pierres précieuses aux mille facettes. La violence du feu, les vapeurs de la fumée sont dissipées : il ne reste plus que les purs résidus qui brillent d’une lueur claire. Les visions sont devenues des idées. Et de la lutte intestine des énergies terrestres ressortent des lois immuables.

De toute sa volonté, durant ces dernières années et dans ses dernières œuvres, Verhaeren tend à réaliser le poème cosmique. Par la trilogie des villes, il s’est emparé du monde extérieur, tel qu’il s’offre actuellement à nous : il l’a attiré à lui et s’en est rendu le dominateur. Dans des visions passionnées, il avait tracé l’image de ce monde, il avait conquis toutes ses formes ; il s’en était emparé pour en faire un monde à lui et le dresser en face du monde véritable. Mais lorsque le poète veut se créer tout un univers, et le concevoir dans ses possibilités comme dans ses réalités, il ne peut se contenter d’en façonner la forme et d’en imaginer la figure, il faut encore qu’il lui insuffle une âme, qu’il lui donne un organisme, qu’il lui trouve une origine et lui assigne un développement. Il ne suffit pas qu’il en comprenne le côté pittoresque et le mécanisme énergétique : il en doit faire une complète encyclopédie. Il faut qu’il lui crée une mythologie, une dynamique nouvelle, une nouvelle morale, une nouvelle éthique et une nouvelle histoire. Au-dessus de ce monde, ou dans ce monde, il placera un Dieu, agissant sur ses variations. Et la description de ce monde ne s’arrêtera pas au présent, mais elle embrassera tout son devenir, passé et futur, de façon à ce qu’il possède également la présonnance et la résonance. Cette volonté d’atteindre au poème cosmique, les derniers volumes de Verhaeren, les plus parfaits, les manifestent tous : les Visages de la Vie, les Forces tumultueuses, la Multiple Splendeur, les Rythmes souverains, tous ces livres qui, rien que par leur titre, semblent vouloir d’un geste magnifique embrasser toute la voûte du ciel ! Ils sont comme les piliers d’une construction géante, les larges strophes du poème cosmique. Le dialogue ne s’y engage plus seulement avec l’époque contemporaine, mais avec tous les temps. Ces livres brûlent de s’élancer vers l’avenir et débordent de lyrisme. Ils vont jusqu’à embraser les domaines voisins, la philosophie et la religion, pour leur suggérer des possibilités nouvelles. Ce n’est pas par un simple besoin d’esthétique, que Verhaeren veut se mettre d’accord avec les réalités, et ce n’est pas par jeu poétique seulement qu’il s’efforce de se rendre maître des possibilités nouvelles : il y apporte un souci d’ordre moral et religieux. Ses derniers volumes, les plus importants, ne se bornent pas à envisager le monde dans ses manifestations isolées, ils tâchent à enclore la forme nouvelle dans l’expression d’une nouvelle loi. Dans les Visages de la Vie, Verhaeren a magnifié les forces éternelles : douceur, joie, force, activité, enthousiasme ; dans les Forces tumultueuses, la mystérieuse dynamique de l’union, qui transparaît à travers toutes les formes du réel ; dans la Multiple Splendeur, il a chanté le rôle éthique de l’admiration, le rapport heureux de l’homme avec les choses et avec lui-même ; dans les Rythmes souverains, enfin, il a donné l’exemple du plus auguste idéal. Pour lui, depuis longtemps, la vie ne consiste plus à contempler et à observer :

Car vivre, c’est prendre et donner avec liesse.[1]

Peu à peu de la description et de l’analyse poétiques est monté un véritable hymne : les « laudi del cielo, del mare, del mondo », les chants de l’univers et du moi, et, au-dessus de ceux-ci, les chants qui montrent l’univers et le moi en harmonie et qui empruntent leur beauté à cette union. Le sentiment lyrique est devenu cosmique ; la connaissance aboutit à l’extase. Après avoir connu que rien ne saurait demeurer dans l’isolement, que tout est soumis à l’ordre d’une loi unique et universelle, le poète s’élève à une connaissance supérieure : la foi. Au-dessus de l’observation cosmique, il atteint le sentiment cosmique. La conclusion de ces œuvres se résout en un magnifique optimisme, en une confiance religieuse qui proclame que tous les organismes seront réglés, que l’homme de plus en plus prendra conscience de la terre, et que chacun saura découvrir en soi-même la loi cosmique qui lui permettra de tout saisir dans le lyrisme, l’enthousiasme et la joie.

Ici, la poésie de Verhaeren dépasse infiniment les bornes de la littérature. C’est de la philosophie : c’est même de la religion. De tout temps et dès l’origine, Verhaeren fit preuve d’un esprit éminemment religieux. Durant son enfance, c’est le catholicisme qui lui inspira le sentiment le plus profondément vital ; la communion fut l’acte le plus sacré de son existence :

Oh ! comme alors mon âme était anéantie
Dans la douceur et la ferveur !
Comme je me jugeais pauvre et indigne
De m’en aller si près de Dieu !
Comme mon cœur était doux et pieux
Et rayonnant parmi les grappes de sa vigne !
Je me cachais pour sangloter d’amour ;

J’aurais voulu prier toute ma vie,
À l’aube, au soir, la nuit, le jour,
Les mains jointes, les deux yeux ravis
Par la tragique image
Du Christ saignant vers moi tout son pardon.[2]

La crise de l’adolescence emporta tout ce catholicisme. Devant la contemplation et l’admiration de tant de nouveautés, la religiosité s’effaça. Devant la vie, le sentiment extatique disparut. Maintenant, Verhaeren est revenu aux spéculations de la métaphysique. Le désir ancien renaît en lui. Pourtant les dieux d’autrefois sont morts : Pan et le Christ. Alors il sent le besoin de trouver dans cette identité du moi avec l’univers une certitude nouvelle, un Dieu nouveau. Les conflits récents l’obligent à souhaiter un nouvel équilibre : la violence de ses sentiments religieux lui fait un besoin de la croyance. Contre toutes les réalités, il veut élever, pour y croire, toutes les possibilités. Pour qu’il puisse se donner à toutes les choses, à tout, il lui faut nécessairement une nouvelle connaissance. L’image du monde serait imparfaite, sans un Dieu qui la domine. La réalité n’est qu’un des aspects changeants de l’éternité, et tout le désir du poète est d’en trouver la nouvelle forme. Ce désir est bientôt satisfait : ce Dieu, Verhaeren le découvre dans l’humanité même, et cette certitude lui donne la joie la plus haute, la fierté suprême de la vie :

Voici l’heure qui bout de sang et de jeunesse.
...............
Un vaste espoir, venu de l’inconnu, déplace
L’équilibre ancien dont les âmes sont lasses ;
La nature paraît sculpter
Un visage nouveau à son éternité.[3]

Sculpter ce nouveau visage est l’effort des derniers ouvrages de Verhaeren, des livres de sa maturité. La négation tenace de jadis y fait place à l’affirmation joyeuse et sonore de la vie, et tout ce que le passé comptait de possibilités magnifiques s’est désormais réalisé avec une richesse jusqu’ici insoupçonnée.

  1. « Un soir » (les Forces tumultueuses).
  2. « Les Pâques » (les Tendresses premières).
  3. « La Foule » (les Visages de la Vie).