Émile Verhaeren, sa vie, son œuvre/19

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Traduction par Paul Morisse et Henri Chervet.
Mercure de France (p. 304-316).



V

L’AMOUR DANS L’ŒUVRE DE VERHAEREN


Ceux qui vivent d’amour vivent d’éternité.
E. V., les Heures d’après-midi.


Si moderne que soit l’œuvre de Verhaeren, elle semble pourtant, à un point de vue, s’éloigner de notre époque et bannir certaines préoccupations artistiques auxquelles tous les poètes ont cédé. L’amour est, pour ainsi dire, absent de sa poésie. Non seulement, chez lui, ce sentiment ne domine pas, comme chez la plupart, toutes les autres impressions, mais il ne détermine aucune de ses conceptions ; c’est une arabesque légère qui dresse sa courbe fragile au-dessous des masses architecturales de son œuvre.

D’autres sentiments l’exaltent. L’amour se dépouille, pour lui, de toute signification sexuelle : il se confond avec l’enthousiasme, le dévoument, l’extase. Il ne voit pas, dans la différence des sexes, la manifestation primordiale, mais l’une des mille manifestations du combat vital. Le désir de la femme, l’instinct sexuel ne représente qu’une force dans le jeu des autres forces : ce n’est pas la puissance suprême, comme pour Dehmel, à qui toutes les grandes énergies cosmiques ne se révèlent qu’à travers le conflit de l’homme et de la femme.

Ce n’est pas le flambeau de l’amour qui éclaire les horizons de sa poésie, mais la flamme ardente d’un pur instinct intellectuel. Alors que la plupart des poètes débutent par des œuvres amoureuses, on ne rencontre dans ses premiers ouvrages que des paysages, des moines, des travailleurs. Ses drames ne traitent que des conflits masculins. Cette particularité contribue à isoler son œuvre, par elle-même si différente déjà de celle des autres lyriques. L’amour n’est pour lui qu’une feuille de l’arbre du monde, et ce n’est ni la dernière, ni la première. Trop de forces diverses et la synthèse de toutes ces forces ont inspiré à ce poète une passion, une extase trop ferventes pour que l’appel du désir pût couvrir les autres voix qui s’élèvent en lui.

Le rôle secondaire que joue l’amour dans l’œuvre de Verhaeren n’est pas une lacune à mes yeux, et ne dénote aucune faiblesse dans son tempérament lyrique. Si je ne craignais de paraître paradoxal, je dirais que l’absence de cet élément poétique accuse une personnalité plus vigoureuse. L’inspiration de Verhaeren est trop virile pour que la femme s’imposât, à son imagination, comme un problème fondamental. L’homme vraiment fort voit dans l’amour un phénomène naturel, qui ne saurait être un obstacle et ne peut être la cause d’un conflit vital. Or, un phénomène naturel ne devient jamais un problème pour l’artiste. L’amour n’a pas troublé la jeunesse de Verhaeren : il n’y attachait pas assez d’importance, ses préoccupations poétiques la portant alors, non pas vers la réalité de la femme, mais vers la conquête suprême, vers une conception du monde, encore incertaine et éloignée. L’homme véritable, tel que le conçoit Verhaeren, ne gaspille pas ses énergies dans l’amour. Il est avant tout porté vers la métaphysique, avide d’acquérir des connaissances, de découvrir la statique du monde. « Ève voulait aimer, Adam voulait connaître[1]. » Cette idée, Verhaeren l’a exprimée avec plus de vigueur encore dans son poème de jeunesse : les Forts.

Les forts montent la vie ainsi qu’un escalier,
Sans voir d’abord que les femmes sur leurs passages
Tendent vers eux leurs seins, leurs fronts et leurs visages.[2]

Indifférents aux séductions de l’amour, les hommes vraiment énergiques et supérieurs s’élèvent vers le ciel, vers les connaissances intellectuelles ; ils cueillent les fruits des étoiles et des comètes : et ce n’est qu’au retour, après avoir battu les sentiers solitaires, qu’ils s’arrêtent près des femmes, pour déposer entre leurs mains les mystères de l’univers. Ce n’est pas dans la jeunesse, mais à l’âge viril et dans la pleine maturité de l’esprit, que la femme peut devenir le but véritable de la vie. Aussi est-il curieux de constater que ce sonnet où Verhaeren entrevoit son destin est une œuvre de jeunesse.

Car l’image des femmes ne l’a pas arrêté ni détourné : l’amour l’a occupé sans l’absorber. Ce n’est que plus tard, en ces années de crise où ses forces s’épuisaient, où ses nerfs se brisaient sous une tension trop forte, c’est alors que, la solitude se dressant en face de lui comme une ennemie, une femme est entrée dans sa vie.

Alors seulement l’amour, le mariage, symboles individuels de l’ordre externe et éternel, lui donnèrent le repos et la paix. À cette femme, Verhaeren consacra ses seuls vers d’amour.

Car dans son œuvre, qui se développe comme une trilogie, dans cette symphonie souvent brutale, il est aussi un mol et doux andante, une trilogie amoureuse. Ses trois volumes : les Heures claires, les Heures d’après-midi, et les prochaines Heures du soir ont une valeur artistique plus discrète, mais non moins réelle que ses grands poèmes. Ces livres réservent au lecteur un véritable étonnement. On s’attendait, de la part de cet homme sauvage et passionné, à des extases de visionnaire, à des ardeurs fougueuses. Tout au contraire, ces ouvrages ne s’adressent pas à une foule, mais à une seule personne : aussi ne doit-on pas les lire à voix haute, mais à mi-voix. La conscience religieuse — car, en un certain sens, toute poésie est chez Verhaeren religieuse — revêt ici une forme nouvelle. Le poète ne prêche pas, il prie. Ses courts poèmes sont des pages personnelles de sa vie intime, des aveux d’une passion infinie, mais comme voilés d’une pudeur délicate. « Ô la tendresse des violents », dit Bazalgette, en faisant allusion à ces œuvres. Et l’on ne peut imaginer, en effet, spectacle plus touchant que celui de ce grand lutteur qui baisse la voix comme en un pieux recueillement.

L’homme fort et brutal, de peur de blesser une femme frêle, la touche avec douceur, avec précaution, comme un être fragile : ainsi les vers de Verhaeren s’élèvent en un doux murmure ; de peur de froisser des sentiments trop délicats, le poète comprime les élans farouches de sa passion.

Combien admirables, ces poèmes qui semblent par la main doucement vous prendre pour vous mener dans un jardin ! Nous ne voyons plus ici les horizons gris de la cité avec ses usines, nous n’entendons plus le tumulte des rues, nous ne percevons plus ce rythme qui précipite sa course ainsi qu’un torrent : c’est une douce musique qui s’élève, pareille au murmure d’une source jaillissante. On ne se sent plus jeté par la passion et l’extase à travers les espaces de l’humanité et l’immensité des cieux ; il ne s’agit plus de susciter en nous le farouche enthousiasme, mais la tendresse et la ferveur. La voix est douce qui était rauque. On ne voit que couleurs cristallines et transparentes. Ce qui s’exprime là, c’est la formidable puissance du silence, de ce silence qui donne leur force aux grandes passions. Ces poèmes correspondent intimement à chacun des éléments de la nature ; mais ce n’est pas avec un ciel embrasé, le tonnerre ou les ouragans qu’ils s’accordent, c’est avec la paix du jardin, le calme de la maison. Là, chantent les oiseaux ; là, les fleurs embaument ; il semble que des grappes de silence pendent aux rameaux des arbres en fleurs. Les événements n’ont plus de réalité extérieure. Toute la poésie familière de la vie — qui n’est plus celle de la rue — sort, pour ainsi dire, des murs pour engager de doux dialogues sur de petites choses ; les événements sont ceux de l’intimité personnelle, de la vie quotidienne, dans l’intervalle des grandes extases. À la lueur tamisée de la lampe qui éclaire la chambre, les âmes se taisent pour échanger de merveilleuses confidences :

Et l’on se dit les simples choses :
Le fruit qu’on a cueilli dans le jardin ;
La fleur qui s’est ouverte,
D’entre les mousses vertes,
Et la pensée éclose, en des émois soudains,
Au souvenir d’un mot de tendresse fanée
Surpris au fond d’un vieux tiroir,
Sur un billet de l’autre année.[3]

La profondeurs des sentiments, la reconnaissance, le don de soi s’adressent ici à l’unique élue. Dans les autres poèmes, le monde entier y avait part. Verhaeren en effet a connu la faveur d’une incessante réceptivité, d’une grâce continuelle. Son merveilleux élan que rien n’arrête, sa joie perpétuellement jaillissante — qui est tout le secret de son art — concourent ici à l’expression de son amour et de sa reconnaissance. Ainsi qu’Orphée, vainqueur de l’Enfer, montait vers Eurydice, le poète malade, levant ses mains jointes, s’élève vers la femme aimée qui l’a sauvé des affres de l’obscurité. Sans cesse il lui est reconnaissant de la bonté des heures qu’il lui doit ; toujours le souvenir de leur première rencontre lui revient aux lèvres ; il ne peut oublier ces jours heureux qui ont ensoleillé sa vie :

Avec mes sens, avec mon cœur et mon cerveau,
Avec mon être entier tendu comme un flambeau
Vers ta bonté et vers ta charité,
Je t’aime et te louange et je te remercie
D’être venue, un jour, si simplement,
Par les chemins du dévouement,
Prendre en tes mains bienfaisantes, ma vie.[4]

Comme agenouillés et les mains jointes sont ces vers.

Les Heures d’après-midi, ce deuxième volume de la trilogie, est peut-être le plus beau et le plus caractéristique. Car le sentiment amoureux s’y élève à une beauté morale, à une profondeur d’impression qu’on ne peut puiser que dans la plus noble expérience de la vie. Écrit après quinze années de mariage, ce livre ne révèle pas un amour moins ardent. Ce fut en effet une règle constante pour Verhaeren que de ne jamais laisser ses sentiments se refroidir et s’appauvrir, mais de les aviver sans cesse. Ainsi son amour, loin de s’attiédir, se fait plus fort et plus sublime ; il triomphe de cet obstacle redoutable : l’habitude. Cet amour, que vivifie une extase perpétuelle, vibre d’une passion sans cesse renouvelée. Être calme, c’est déjà s’amoindrir. « Je te regarde, et tous les jours je te découvre[5]. » Chaque jour a ranimé ce sentiment en l’affranchissant des joies purement physiques qui s’y mêlaient à l’origine. Ici, comme dans l’œuvre entière de Verhaeren, la sensualité a toujours été spiritualisée par la passion. Ce ne sont plus des attraits extérieurs qui charment ces amants à mesure qu’ils avancent dans la vie. Les lèvres ont pâli, le corps a perdu de sa fraîcheur, la chair de son éclat et de sa couleur ; les années d’union ont marqué les visages de leur empreinte. Seul l’amour a survécu dans les heures d’automne, il a dominé la matière : les altérations physiques n’ont pu l’atteindre, car lui-même se transformait, en s’exaltant, en se renouvelant sans cesse. Il est inébranlable et sûr.

Puisque je sais que rien au monde
Ne troublera jamais notre être exalté
Et que notre âme est trop profonde
Pour que l’amour dépende encor de la beauté.[6]

Le temps est enchaîné : l’avenir, la mort même, ne sauraient inspirer de craintes : « Qui vit d’amour, vit d’éternité. » L’amant ne redoute pas de voir ses sentiments s’évanouir dans cette mort qui se dresse au terme de toute route. Rien ne peut l’émouvoir dès qu’il se sait aimé. C’est une idée que Verhaeren a exprimée dans des vers admirables :

Vous m’avez dit, tel soir, des paroles si belles
Que sans doute les fleurs, qui se penchaient vers nous,
Soudain nous ont aimés et que l’une d’entre elles,
Pour nous toucher tous deux, tomba sur nos genoux.
Vous me parliez des temps prochains où nos années,
Comme des fruits trop mûrs, se laisseraient cueillir ;
Comment éclaterait le glas des destinées,
Et comme on s’aimerait en se sentant vieillir.
Votre voix m’enlaçait comme une chère étreinte,
Et votre cœur brûlait si tranquillement beau
Qu’en ce moment j’aurais pu voir s’ouvrir sans crainte
Les tortueux chemins qui vont vers le tombeau.[7]

Un troisième volume, les Heures du soir, fermera le cycle : ce sont les poèmes de l’âge. Les heures du printemps et celles de l’été ont sonné : elles s’évanouissent lentement dans les brouillards du souvenir. Bientôt, en cette couronne, les fleurs pâles de l’automne se marieront aux fleurs éclatantes,

....à votre ronde ardente et douce
Tournant, dans l’ombre et le soleil, sur les pelouses,
Tel un suprême, immense et souverain espoir, —
Les pas et les adieux de mes « heures de soir ».[8]

J’aime beaucoup ces courts poèmes de tendresse de Verhaeren : j’y goûte un charme différent, mais non moindre, que dans ses œuvres plus fortes et plus élevées. Et j’ai peine à comprendre pourquoi ses poésies ne se sont pas répandues davantage, celles-là tout au moins, car je conçois que certains esprits, par respect pour les traditions, par peur de la nouveauté, aient été choqués par la lecture de ses grands ouvrages. Depuis la Bonne Chanson, de Verlaine, cette mélodie si douce et si vibrante, depuis les lettres de Browning, jamais le bonheur conjugal ne fut chanté comme en ces strophes. Jamais l’amour spiritualisé n’a atteint à cette pureté, à cette noblesse si franche, si morale, dans la plus haute acception de ce mot. J’ai une prédilection particulière pour ces « poèmes francs et doux », car ici, derrière l’homme sauvage, extatique, derrière l’être fort et passionné : le poète, on en voit un autre que la vie nous a donné d’apprécier : l’homme simple, calme, humble, plein de douceur et de bonté. Ici, au delà de l’extase poétique, nous rencontrons cet esprit supérieur qu’est Verhaeren, en qui nous vénérons non seulement une puissance poétique mais aussi une perfection humaine. Par cette porte lumineuse nous pénétrons dans la vie intime du poète.

  1. « Le Paradis » (les Rythmes souverains).
  2. « Hommage » (les Bords de la route).
  3. « C’est la bonne heure où la lampe s’allume » (les Heures d’après-midi).
  4. « Avec mes sens, mon cœur et mon cerveau » (les Heures d’après-midi).
  5. « Voici quinze ans déjà » (les Heures d’après-midi).
  6. « Les baisers morts des défuntes années » (idem.).
  7. « Vous m’avez dit, tel soir, des paroles si belles » (les Heures d’après-midi).
  8. « Heures du matin clair » (Heures d’après-midi).