Émile Verhaeren, sa vie, son œuvre/21

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Traduction par Paul Morisse et Henri Chervet.
Mercure de France (p. 328-336).



VII

LA SIGNIFICATION EUROPÉENNE DE SON ŒUVRE


Les grands courants qui traversent tout ce qui vit
Étaient, avec leur force, entrés dans son esprit,
Si bien que, par son âme isolée et profonde,
Ce simple avait senti passer et fermenter le monde.

E. V., le Meunier.


Le sentiment que nous avons de notre responsabilité est, en dernière analyse, le stimulant suprême et décisif de notre activité : il nous détermine à réaliser entièrement notre œuvre, à développer nos énergies latentes. Si nous nous abandonnons à ce sentiment, la vie nous apparaît, en quelque sorte, comme une faute monstrueuse que tous nos efforts doivent tendre à racheter, le but de notre existence se révèle à nous dans sa signification la plus haute, dans son acception la plus large, nos facultés, nos aspirations personnelles s’affirment, dans leur expression la plus franche et la plus élevée.

Ce but de l’existence est circonscrit, pour la plupart, dans une fonction, dans un métier, dans une occupation déterminée. Il est indéfini, incommensurable pour l’artiste, qui ne peut assigner un terme au développement de sa personnalité. Et comme l’artiste n’a d’autre devoir, en définitive, que de traduire aussi fidèlement qu’il peut ses impressions intimes, sa responsabilité se confond avec la mission qui lui est dévolue de porter sa vie, son talent, à leur perfection dernière, et, selon le mot de Gœthe, « d’étendre jusqu’à l’éternité une existence brève ». L’artiste est responsable de son talent, car il doit le manifester. Plus l’idée qu’on se forme de l’art est élevée, plus il nous apparaît comme un symbole d’harmonie dans l’ordre universel des choses, plus aussi celui qui crée doit avoir une conscience profonde de sa responsabilité.

Verhaeren est peut-être de tous les poètes modernes celui qui a le plus éprouvé ce sentiment. Le lyrisme n’est pas seulement pour lui la notation d’impressions personnelles, mais aussi l’évocation des luttes, des aspirations, des efforts d’une époque, la souffrance et l’ivresse d’un monde nouveau qui se prépare. C’est parce que son œuvre embrasse, exprime toutes les réalités présentes, qu’il a si bien compris son devoir en face de l’avenir, un véritable poète devant, selon lui, traduire l’évolution intellectuelle de son temps. Car nos descendants qui étudieront notre art dans les monuments, nos peintres dans les tableaux, nos philosophes dans l’organisation de la société, ne manqueront pas de chercher dans les poèmes et les livres des écrivains une réponse à cette question : « Quelles furent vos espérances, vos impressions, vos conceptions du monde ; qu’avez-vous pensé des villes, des hommes, des dieux, de l’univers ? » Serons-nous — voilà ce que doit se demander un artiste — en mesure de leur répondre ?

C’est dans cette conscience de sa responsabilité que réside la grandeur de l’œuvre de Verhaeren. Peu de poètes aujourd’hui se soucient de la réalité. Les uns nous invitent au plaisir, d’autres amusent et divertissent au théâtre un public désœuvré, d’autres décrivent leurs propres souffrances, réclament notre pitié, font appel à notre sensibilité, sans avoir jamais partagé les sentiments qui nous animent. Verhaeren s’élève au-dessus de l’enthousiasme ou du mépris de ses contemporains et se tourne vers les générations futures :

Celui qui me lira dans les siècles, un soir,
Troublant mes vers, sous leur sommeil ou sous leur cendre,
Et ranimant leur sens lointain pour mieux comprendre
Comment ceux d’aujourd’hui s’étaient armés d’espoir,
Qu’il sache, avec quel violent élan, ma joie
S’est à travers les cris, les révoltes, les pleurs,
Ruée au combat fier et mâle des douleurs,
Pour en tirer l’amour, comme on conquiert sa proie.[1]

L’idée très haute qu’il s’est faite de son devoir l’a conduit à ne rester indifférent à aucune manifestation de l’activité de notre époque : car nos descendants, il le sait, tiendront à connaître les impressions que nous produisit, à un moment où elle nous semblait mystérieuse et pleine de périls, telle transformation à laquelle leur esprit sera parfaitement accoutumé. Verhaeren a voulu satisfaire cette curiosité.

Le véritable poète de notre temps doit décrire les malaises et les troubles de notre évolution sociale, la formation continue d’une esthétique nouvelle conforme à cette évolution, les révoltes, les crises, les luttes que suscite toute innovation avant d’être pleinement comprise et acceptée. Verhaeren a tenté de représenter toute notre époque dans son expression physique et intellectuelle. Son lyrisme est le symbole de l’Europe à la fin du siècle précédent et dans son état actuel. C’est une encyclopédie poétique de notre temps, d’où se dégage l’atmosphère spirituelle de notre monde au tournant du vingtième siècle.

L’Europe entière parle par sa voix, et cette voix s’élève au-dessus du siècle présent. Aussi l’appel du poète a-t-il éveillé déjà plus d’un écho. En Belgique, Verhaeren est avant tout le poète national, qui chanta les landes, les villes, les dunes, et célébra le passé de la Flandre. Il a ranimé l’orgueil de son pays, et son génie est trop proche de ses compatriotes pour qu’ils en pénètrent toute l’ampleur. En France même, bien peu s’en forment une idée exacte. La plupart l’embrigadent dans le bataillon littéraire des symbolistes et des décadents : il passe à leurs yeux pour un novateur en prosodie, pour un intrépide et génial révolutionnaire. Certains pourtant ont saisi la nouveauté et l’importance de son œuvre lyrique et apprécié l’harmonieuse synthèse de sa conception cosmique. On relève déjà des traces de son influence. Chez beaucoup de poètes on remarque l’empreinte de ce lyrisme nouveau qu’il créa : Jules Romains, de la lignée poétique de Verhaeren, a donné une forme particulièrement saisissante à son symbolisme des grandes villes. Mais il est surtout compris de ces Français qui, comme lui, ressentent profondément toutes les manifestations vivantes et puissantes qui se font jour à l’étranger, de ceux qui éprouvent le désir éthique d’une transvaluation interne, d’une transformation de races, d’une union internationale : tel Léon Bazalgette, qui révéla à la France l’œuvre de Walt Whitman, ce prophète de tout art vigoureux et sincère, fondé sur la réalité.

L’enthousiasme éclate surtout dans ces pays qui traversent eux-mêmes une crise éthique et sociale, dans ces nations où la foi religieuse est un instinct vital, où l’âme aspire éternellement à Dieu : ce sont tout d’abord la Russie et l’Allemagne.

Le poète des Villes tentaculaires est plus célèbre en Russie que partout ailleurs : son lyrisme évoque les réorganisations sociales, sa poésie est enseignée dans les universités, et les cercles intellectuels le considèrent comme le guide moral des tendances modernes. Valère Brussov, le jeune et distingué poète, l’a traduit et l’a mis ainsi à la portée du peuple.

Ses ouvrages commencent également à se répandre dans les autres pays slaves. Il ne rencontre que des partisans en Allemagne, ce pays des transvaluations, qui préfère la poésie à toutes les formes de la critique littéraire, et qui place dans une conception cosmique le plus noble effort d’une vie et d’une œuvre. Richard Dehmel, Rainer-Maria Rilke ont pour lui une admiration presque fraternelle ; Johannes Schlaf lui a consacré un livre enthousiaste ; Otto Hauser, Oppeln Bronikowsky, Erna Rehwoldt ont traduit ses ouvrages. Et cette terre germanique où Maeterlinck trouva sa vraie patrie, est devenue aussi pour Verhaeren une patrie d’adoption.

En Scandinavie, Ellen Key, la prophétesse fervente de la foi en la vie, lui a voué un véritable culte ; Georges Brandes lui a fait un accueil des plus chaleureux. Il n’est pas jusqu’à l’Amérique qui ne commence à célébrer le frère congénial de Walt Whitman. La gloire de Verhaeren grandit tous les jours, en une ascension sûre et continue. Et surtout on ne voit pas seulement dans sa poésie une simple manifestation lyrique : on y voit une œuvre, une conception du monde, une réponse aux questions que soulève notre époque, un enrichissement grandiose et sublime de notre sentiment vital. Son nom triomphe partout où les esprits, fatigués du pessimisme, las d’un mysticisme confus ou de l’inanité moniste, se sentent attirés par une méditation purement idéaliste,

Verhaeren verra sans doute s’éveiller de nouvelles sympathies. Les masses ne peuvent s’éprendre que lentement d’une œuvre comme la sienne, qui n’est ni assez brillante, ni assez paradoxale pour provoquer des enthousiasmes subits et jouir d’une vogue immédiate. Cette œuvre est le fruit d’une évolution organique : son succès doit s’accroître d’une façon organique et par conséquent ininterrompue. Les générations futures goûteront les fruits dont nous avons, avec une admiration toujours nouvelle, prévu la maturité dans leur floraison première. Nous qui, avec quelques rares admirateurs, nous sommes entièrement consacré à son œuvre, nous ne pouvons la juger qu’avec ce sentiment que Verhaeren a voué à son idéal suprême : une reconnaissance et un enthousiasme toujours plus ardents, une ferveur joyeuse. À qui ferions-nous donc hommage de cette doctrine nouvelle d’une inlassable admiration, sinon à celui qui le premier, au prix d’une lutte douloureuse, l’a fait surgir des profondeurs de notre temps, pour l’ériger, d’un geste sublime, en loi éternelle de vie ?




  1. « Un soir » (les Forces tumultueuses).