Émile Zola : l’homme & l’œuvre/Qui mourra le premier de Zola ou de ses œuvres ?

La bibliothèque libre.

qui mourra le premier de Zola ou de ses œuvres

La question ainsi posée, et je ne pouvais guère la poser autrement, puisque je m’occupe de l’homme et de l’œuvre, me semble facilement résolue ; je suis critique et non médecin, par conséquent j’incline à croire que sa santé est meilleure que celle de ses livres et qu’il vivra plus longtemps qu’eux. Tant mieux pour lui, ce n’est pas désagréable, dit-on, de vivre quand on a tout à souhait ou à peu près : on ne meurt pas d’un fauteuil… rentré quelque part ; et tant mieux pour la société que ses livres s’en aillent avant lui ; elle y gagnera en idéalisme ce qu’elle perdra en naturalisme, si on peut appeler cela une perte. Du succès payé en espèces sonnantes et de la gloire touchée au comptant, c’est de l’immortalité escomptée d’avance à forts intérêts : on n’a rien à espérer de la postérité, c’est le cas de Zola. Toute son œuvre, en dehors de la série des Rougon-Macquart, de ses droits d’auteur dramatique et de ses droits de reproduction et de traduction, n’a produit dans les journaux que vingt-cinq centimes la ligne et cinquante centimes par chaque volume imprimé ; mais comme cela forme dix-huit volumes dont plusieurs ont été publiés d’abord dans la presse, et que d’autres ont été réimprimés à plusieurs éditions, on peut compter de ce fait 50 000 francs. Les Rougon-Macquart ont produit, en feuilleton : Nana, dans le Voltaire, 20 000 francs ; Pot-Bouille, dans le Gaulois, 30 000 francs ; le Bonheur des Dames, la Joie de vivre, Germinal, l’Œuvre, la Terre, dans le Gil-Blas, 20 000 francs chacun ; l’Argent, dans le même, 30 000 francs ; le Rêve, dans la Revue illustrée, 25 000 francs ; la Bête humaine, dans la Vie populaire, 25 000 francs ; la Débâcle, dans la même, 30 000 francs, et le Docteur Pascal, dans la Revue hebdomadaire, 35 000 francs ; ce qui porte le prix de la ligne, de 18 000 lignes environ, entre un et deux francs ; soit 300 000 francs. — En mars 1893, le chiffre du tirage par volume se montait : La Fortune des Rougon, 26 mille ; la Curée, 36e ; le Ventre de Paris, 33e ; la Conquête de Plassans, 25e ; la Faute de l’abbé Mouret, 44e ; Son Ex. Eugène Rougon, 26e ; l’Assommoir, 127e ; Une page d’amour, 75e ; Nana, 166e ; Pot-Bouille, 82e ; au Bonheur des Dames, 59e ; la Joie de vivre, 44e ; Germinal, 88e ; l’Œuvre, 55e ; la Terre, 100e ; le Rêve, 88e ; la Bête humaine, 88e ; l’Argent, 83e ; la Débâcle, 125e ; le Docteur Pascal, 18e ; soit, 1 378 000 exemplaires. Chaque roman donne un droit de reproduction de 20 à 25 000 francs ; si on ajoute 500 000 francs pour le théâtre, on arrive environ à un total de 1 600 000 francs. Comme amusement de statistique, en calculant que, pour la Débâcle, dont les volumes ont 27 millimètres d’épaisseur, on superpose à plat les 120 000 exemplaires, on arrivera à une colonne de 3 240 mètres de hauteur, soit onze fois celle de la tour Eiffel ; et si, en dépliant les feuilles, on les place bout à bout, on couvre un chemin de 1 512 kilomètres, c’est-à-dire une fois et demie la distance entre Paris et Berlin. Remarquez que dans cette quantité énorme de papier qui couvrirait presque l’Europe de ses feuilles maculées, ce sont les romans passionnels, les plus immoraux par conséquent, qui tiennent le record des tirages : Assommoir, 127 ; Nana, 166 ; Germinal, 88 ; la Terre, 100 ; la Bête humaine, 88 ; la Débâcle, 120, etc. Qu’en conclure, sinon que le naturalisme n’obtient un plein succès que lorsqu’il verse manifestement dans l’immoralité, or, qui dit immoralité dit corruption, c’est-à-dire certitude de mort.

« Il faut mourir, dites-vous, dans l’Œuvre, pour avoir raison ». Est-ce certain cela, et pour une fois qu’on a raison, combien de fois n’a-t-on pas tort ? Ne peut-on pas vous répondre, d’après ce proverbe : on ne doit aux morts que la vérité, ce que dit Jean Macquart, le plus propre de vos personnages de la Terre, à Jésus-Christ, un des moins sales : « Ce n’est pas à dire, tout ça, et si vous avez raison par hasard, vous n’êtes guère malin, car vous vous donnez tort » (p. 320). Oui, vous vous donnez tort, car, malgré votre immense succès, vous semblez peu satisfait de l’opinion de vos contemporains et vous semblez compter sur la mort, c’est-à-dire sur la postérité impartiale, pour vous donner raison. Aurez-vous plus raison mort que vivant ? nous allons voir. Votre œuvre, empilée volume sur volume, comme l’immense piédestal de votre statue, a été suffisamment vendue, lue et critiquée, pour autoriser la critique à établir, sur documents certains, un diagnostic sérieux. Dès aujourd’hui, elle peut se prononcer sur votre cas littéraire et prédire ce qu’il en adviendra. Elle a plus qu’il ne faut de matière pour constituer des probabilités de vie ou des certitudes de mort.

Toute mauvaise odeur et toute fâcheuse couleur sont signe de décomposition, et de décomposition qui donne tort à la vie et raison à la mort. Tout cela ne tue pas tout de suite ; on peut même devenir vieux, fort vieux, mais on finit par mourir, et mort, on sent alors bien plus qu’on ne sentait vivant. Vos livres, moralement, littérairement, linguistiquement, ne sentent pas bon. C’est, sous le prétexte d’écriture artiste, d’étude du document humain, avec l’étiquette de naturalisme, ou une spéculation immorale ou le microbe moderne d’une maladie littéraire, qu’on peut nommer lèse-pudeur. Non seulement vous n’avez pas boudé contre le succès, mais vous avez donné à vos lecteurs la friandise de leur goût. « Spéculation ignoble, école de perversion, disent les confrères indignés. Mon Dieu ! je voudrais bien voir un auteur qui refuse à ses clients ce que ceux-ci lui demandent. Par ces temps d’aplatissement aux pieds du public, la littérature n’est-elle pas une immense flagornerie à l’adresse des lecteurs ? En politique, en littérature, en art, où est donc la feuille qui se plante au milieu de la route et qui résiste au grand courant de la sottise et de l’ordure humaines ? Puisque toutes les folies, puisque tous les appétits ont des organes, pourquoi donc la polissonnerie n’aurait-elle pas le sien ? On croirait vraiment que la morale ne réside que dans notre pudendum… On m’accuse carrément de faire mal tourner le siècle ; pourquoi ne dit-on pas aussi que j’ai inventé le vice ? Les écrivains de race qui ne se demandent pas une seconde si les femmes rougiront ou non, n’écrivent que pour une classe, ils ont l’ambition d’écrire pour les siècles. Les convenances, les sentiments produits par l’éducation, le salut des petites filles et des femmes chancelantes, les règlements de police et la morale patentée des bons esprits, disparaissent et ne comptent plus. Ils vont à la vérité, au chef-d’œuvre malgré tout, par-dessus tout, sans s’inquiéter du scandale de leurs audaces. Les sots qui les accusent de calcul ne sentent pas qu’ils ont l’unique besoin du génie et de la gloire. Et lorsqu’ils ont mis debout leur monument, la foule béante les accepte dans leur nudité superbe, comprenant enfin. Je ne souhaite de la morale à personne ; mais je souhaite même à mes adversaires beaucoup de talent, ce qui serait beaucoup plus agréable pour nous… On est très coupable quand on écrit mal ; en littérature, il n’y a que ce crime qui tombe sous mes sens. Je ne vois pas où l’on peut mettre la morale lorsqu’on prétend la mettre ailleurs. Une phrase bien faite est une bonne action. Pour moi l’ignoble commence où finit le talent. Je n’ai qu’un dégoût, la bêtise » (Roman expérimental, p. 366). Ce passage me renverse, et il y en a bien d’autres tout aussi forts ; je ne sais que penser, ou de tant de bêtise, ou d’autant d’orgueil et de cynisme ! Est-il fou ; est-il conscient ? S’il est fou, et je le lui souhaite, qu’on lui mette des compresses de l’Assommoir, qu’on roule sa Bête humaine sur la Terre ; qu’on lui frotte le Ventre de Paris avec l’onguent à Pot-Douille et qu’on attende la Débâcle ; il aura encore la Joie de vivre sans l’Argent de Nana, avec le Rêve d’écrire dans une Page d’amour la Faute de l’abbé Mouret ; mais s’il est conscient, qu’on le marque à l’épaule ou au front d’un phallus chauffé à blanc : il a insulté l’amour, l’amour le frappe, c’est justice. Dans l’un ou l’autre cas, virus naturaliste ou spéculation littéraire, la mort donnera tort à votre œuvre qui ne sera plus qu’un cadavre. Or, le cadavre littéraire est chose terrible, vous ne l’ignorez pas, monsieur ; il est contagieux, plus contagieux que tout autre : il pourrit l’esprit et les mœurs. Donc, ne comptez pas sur la mort pour avoir raison de la vie et vous imposer à la postérité. Cette vie serait pire que la mort ; elle serait un châtiment ; elle vous condamnerait à vivre à perpétuité en société des criminels littéraires qu’on nomme Arétin, de Sade, etc. Le roman naturaliste a obtenu une certaine vogue parce qu’il répond à un certain abaissement de l’esprit public ; mais l’œuvre de Zola tuera Zola, le naturalisme tuera le naturaliste.