Épîtres, satires, chansons, épigrammes, et autres pièces de vers/3

La bibliothèque libre.

........................

SATIRE I.

CONTRE L’AVARICE. (1817.)


 Heureux qui dans ses vers sait, d’une voix tonnante,
Effrayer le méchant, le glacer d’épouvante ;
Qui, bien plus qu’avec goût, se fait lire avec fruit,
Et, bien plus qu’il ne plaît, surprend, corrige, instruit ;
Qui, suivant les sentiers de la droite nature,
A mis sa conscience à l’abri de l’injure ;
Qui, méprisant, enfin, le courroux des pervers,
Ose dire aux humains leurs torts et leurs travers.
 Lecteur, depuis six jours, je travaille et je veille,
Non, pour de sons moelleux chatouiller ton oreille,
Ou chanter en vers doux de douces voluptés ;
Mais pour dire en vers durs de dures vérités.
Ces rustiques beautés qu’étale la nature ;
Ce ruisseau qui serpente, et bouillonne et murmure ;
Ces myrtes, ces lauriers, ces pampres toujours verts,
Et ces saules pleureurs et ces cyprès amers ;
D’un bosquet transparent la fraîcheur et l’ombrage,
L’haleine du zéphire et le tendre ramage
Des habitans de l’air, et le cristal des eaux,
Furent cent et cent fois chantés sur les pipeaux.
Ni les soupirs de Pan, ni les pleurs des Pleyades,
Ni les Nymphes des bois, ni les tendres Nayades,
Ne seront de mes vers le thème et le sujet :
Je les ferai rouler sur un plus grave objet :

Ma muse ignorera ces nobles épithètes,
Ces grands mots si communs chez tous nos grands poètes :
Me bornant à parler et raison et bon-sens,
Je saurai me passer de ces vains ornemens :
Non, je ne serai point de ces auteurs frivoles,
Qui mesurent les sons et pèsent les paroles.
Malheur à tout rimeur qui de la sorte écrit,
Au pays canadien, où l’on n’a pas l’esprit
Tourné, si je m’en crois, du côté de la grâce ;
Lafare et Chaulieu[1] marchent après Garasse.[2]
Est-ce par de beaux mots qui rendent un doux son,
Que l’on peut mettre ici les gens à la raison ?
Non, il y faut frapper et d’estoc et de taille,
Être, non bel-esprit, mais sergent de bataille.
  « Si vous avez dessein de cueillir quelque fruit,
« Grondez, criez, tonnez, faites beaucoup de bruit :
« Surtout, n’ayez jamais recours à la prière ;
« Pour remuer les gens, il faut être en colère :
« Peut-être vous craindrez de passer pour bavard ?
« Non, non, parlez, vous dis-je, un langage poissard ;
« Prenez l’air, et le ton et la voix d’un corsaire
Me disait, l’autre jour, un homme octogénaire ;
« Armez-vous d’une verge, ou plutôt d’un grand fouet,
« Et criez, en frappant, haro sur le baudet, »
Oui, oui, je vais m’armer du fouet de la satire :
Quand c’est pour corriger, qui défend de médire ?

Doit-on laisser en paix le calomniateur,
Le ladre, le trigaud, l’envieux, l’imposteur,
Quiconque de l’honneur et se joue et se moque ?
Que n’ai-je, en ce moment, la verve d’Achiloque ?[3]
Mais qu’importe cela, puisque je suis en train,
Si je ne suis Boileau,[4]. je serai Chapelain :[5]
Pourvu que ferme et fort je bâtonne, je fouette,
En dépit d’Apollon, je veux être poète,
En dépit de Minerve, en dépit des neuf Sœurs :
Les Muses ne sont rien, quand il s’agit de mœurs.
Si je ne m’assieds point au sommet du Parnasse,
À côté de Reignier, et de Pope et d’Horace,[6]
Je grimperai tout seul sur un de nos côteaux :
Là, sans gêne, sans peur, sans maîtres, sans rivaux,
Je pourrai hardiment attaquer l’avarice,
La vanité, l’orgueil, la fourbe, l’injustice,
La ruse, le mensonge, ou plutôt le menteur,
Et l’oppresseur barbare, et le vil séducteur.
À tous les vicieux je déclare la guerre ;
Dès ce jour, dès cette heure… « Ami, qu’allez-vous faire ? »
Va me dire un ami ; « de tous les vicieux
« Vous rendre l’ennemi ! craignez, c’est sérieux :
« Ah ! si vous m’en croyez, redoutez leur vengeance ;
« Peut-être vous pourriez… » — Je sais que leur engeance

A la peau délicate, est fort sensible aux coups,
Se dresse de dépit, et s’enfle de courroux.
Eh bien ! je leur verrai faire force grimaces ;
Puis après, je rirai de toutes leurs menaces :
Leur colère ressemble à celle du serpent,
Qui menace de loin, et se sauve en rampant.
 Allons, point de quartier, commençons par l’avare.
Cet homme, comme on sait, parmi nous n’est pas rare :
Du golfe de Gaspé jusqu’au Côteau du Lac ;
Du fond de Beauharnois jusque vers Tadoussac,
Traversez, descendez, ou remontez le fleuve,
En vingt et cent façons vous en aurez la preuve.
 Voyez cet homme pâle, et maigre et décharné ;
De tous nos bons bourgeois c’est le plus fortuné ;
Il a de revenus quatre fois plus qu’un juge ;
Mais la triste avarice et le ronge et le gruge :
Plus mal que son valet vous le voyez vêtu ;
À le voir vous diriez du dernier malotru.
De quels mets croyez-vous que se couvre sa table ?
De gros lard, de babeurre et de sucre d’érable.
« Tous les mets délicats font tort à la santé, »
Dit-il, « et trop longtems manger, c’est volupté ;
« Jamais, surtout, jamais il ne convient de boire… »
 Un homme fut ici d’épargnante mémoire ;
Aux bucheurs de son bois il offrait les copeaux,[7]
Et, par grâce, y joignait les plus petits rameaux.

Ils lui rirent au nez, comme on se l’imagine.
 Il fallait voir Orgon, marchant dans sa cuisine,
Regardant, maniant jusqu’aux moindres débris.
Orgon, aimant le vin jusqu’à se mettre gris,
Pour le boire, attendait que la liqueur fût sûre ;
Jamais il n’eut l’esprit de la savourer pure :
On l’a vu gourmander les gens de sa maison,
Pour avoir, selon lui, mangé hors de saison :
« Il est, » leur disait-il, « juste qu’un homme dîne ;
« Mais, manger le matin, c’est mauvaise routine :
« On doit, pour être bien, ne faire qu’un repas ;
« Et manger plusieurs fois, c’est œuvre de goujats. »
 Au visage enfantin, à la voix féminine,
Vous connaissez Ormont, qui si souvent chemine :
Ormont est gentil homme, et même un peu savant ;
Mais il est dominé par l’amour de l’argent :
Du matin jusqu’au soir, cet amour-là le ronge ;
Il pense à l’or, le jour, et, la nuit, il y songe :
Dans ses rêves, souvent, il croit voir des monts d’or,
Et, d’aise tressaillant, ramasser un trésor.
S’il lit, par passe-temps, son Boileau, son Horace,
Il est, chez ces auteurs, deux chapitres qu’il passe.
 Parlant d’un ton dévot, riant d’un air bénin,
À le voir, vous diriez qu’Alidor est un saint :
Cet homme prête au mois, et même à la journée,
Et retire, à coup sûr, cent pour cent par année :

Vous croyez qu’Alidor prête pour s’enrichir ?
Vous êtes dans l’erreur ; c’est pour faire plaisir :
Non, ce n’est pas la soif de l’or qui le tourmente ;
Mais il est d’une humeur tout-à-fait obligeante.
 Un bâton à la main et le corps en avant,
Richegris semble fuir ou voler en marchant :
Quoiqu’il ait cinquante ans, s’il n’en a pas soixante,
Et qu’il possède au moins vingt mille écus de rente,
Il n’est ni vieux ni riche assez pour épouser ;
Il veut encor vieillir, encor thésauriser :
La toilette est coûteuse et la vie est fort chère ;
Si Richegris épouse, il mourra de misère.
  « Eh ! » va dire un plaisant, feignant d’être surpris,
« Apprenez à connaître un peu mieux Richegris ;
« Peignez-le sous un jour un peu plus favorable ;
« N’allez pas dire, au moins, qu’il n’est point charitable ;
« Sachez qu’il a… — Quoi donc ? vêtu.. — Non, mais nourri… —
« Ah ! vraiment, j’oubliais… — Quoi ?.. — Le poisson pourri. »
Une année, en avril, sur la fin du carême,
Parmi les indigens la misère est extrême ;
Plein de compassion, Richegris fait prôner,
Qu’abondamment il a de l’anguille à donner :
Il en donne, en effet ; mais une marmelade,
Où surnagent les vers, rend le mangeur malade,
Qui, pour remercîment, s’adressant au donneur,
Lui prodigue, indigné, le nom d’empoisonneur ;
Et non sans quelque droit. Si depuis lors il donne,
C’est si secrètement, qu’il, n’est vu de personne.
Eh ! qui pourrait blâmer Richegris d’avoir soin
Que de ses charités nul ne soit le témoin ?

 Gourat à ses voisins veut démontrer que riche
Peut, parfois, s’accorder et rimer avec chiche.
De peur qu’on ne le puisse aisément réfuter,
Lui-même, m’a-t-on dit, se plaît à raconter
À quel nombre de tours, de ruses, de finesses,
Il sait avoir recours, pour croître ses richesses.
 Aliboron ne voit, ne connaît que l’argent
De bon, de précieux, d’estimable, de grand :
Les lettres, les beaux arts, les talens, le génie,
Ne sont rien, à ses yeux, que fadaise et folie.
 Tel, avec de grands biens, ne sait trouver comment
Lire, se promener, s’égayer un moment.
De madame Drabeau racontons l’infortune :
Trente mille louis composant sa fortune,
À balayer, frotter, trotter en sa maison,
Elle passe son temps. Si la peur du démon
Lui fait donner, parfois, quelque chose à l’église,
Elle refuse tout pour la noble entreprise
De son compatriote industrieux, savant.
Ce n’est pas, à l’ouir, qu’elle tienne à l’argent ;
Mais, du matin au soir, attachée à l’ouvrage,
À peine de dormir a-t-elle le courage.
Malheureuse, inquiète, on conçoit l’embarras
Où la mettent des biens dont elle n’use pas.
Si vous en avez trop, qu’une noble dépense
Vous délivre à propos de votre dépendance.
 Je pourrais rapporter vingt exemples frappants
D’avares citadins ; mais parcourons les champs :
Ce vice, dès longtems, peu satisfait des villes,
Est allé dans les champs chercher d’autres asiles.

 Tel est riche en biens-fonds, et n’a qu’un seul enfant ;
Pour un écu par mois, ou six piastres par an,
Assez, pour son état, il peut le faire instruire ;
Mais son curé n’a pu, jusqu’à présent, l’induire,
Ni par sages discours, ni par graves raisons,
Ni par avis privés, ni par communs sermons,
À faire pour son sang ce léger sacrifice ;
Dominé, maitrisé par sa rustre avarice,
« On se passe, » dit-il, « de grec et de latin
« Bien plus facilement que de viande et de pain : »
Ces mots semblent jurer avec son ignorance ;
(Où les a-t-il appris ?) « une telle dépense,
« Un tel déboursement mettrait ma bourse à sec. »
Insensé, s’agit-il de latin et de grec ?
N’est-ce pas le français que ton fils doit apprendre ?
Réponds, et ne feins pas de ne me point entendre :
Si jusqu’à la science il ne peut pas monter,
Qu’il sache donc, au moins, lire, écrire et compter.
Il rit du bout des dents, et garde le silence :
L’avarice l’emporte, il n’est plus d’espérance.
 Il neige, il grêle, il gèle à fendre un diamant ;
On arrive en janvier : un avare manant,
Voyant qu’au temps qu’il fait le marché sera mince
Prend un frêle canot, et se met à la pince,[8]
De la Pointe-Lévy traverser à Québec,
En ce temps, c’est passer la Mer Rouge à pied sec.
Qu’arrive-t-il ? pour vendre une poularde, une oie,
Au milieu des glaçons, il perd tout et se noie.

 Combien de gens sont morts à l’âge de trente ans,
Pour n’avoir pas voulu débourser trente francs !
L’avarice, souvent, ressemble à la folie ;
De même elle extravague, et de même s’oublie.
« Ami, comment vas-tu, comment vont tes parens ? »
Dit Blaise à Nicholas, qu’il n’a vu de trois ans :
« D’où te vient cet ulcère aussi noir que de l’encre ?
— « Je ne sais — Tu ne sais ! malheureux, c’est un chancre.
— « Un chancre ! non — C’est donc un ulcère malin.
— « Peut-être. — Eh ! que n’as-tu recours au médecin,
« Plutôt qu’être rongé ? — Je le ferais sans doute ;
« Mais, Blaise, tu le sais, la médecine coûte ! »
L’insensé voulut vivre en dévorant son mal,
Pour s’en aller après mourir à l’hopital ;
Non, parce qu’il était réduit à la misère ;
Mais de peur d’appauvrir son unique héritière.
 Là, le riche fermier laisse pourrir son grain ;
Il se vend quinze francs, il en demande vingt ;
La récolte venue, il n’en aura pas douze ;
Car l’avare, souvent, et s’aveugle et se blouse.
 Ici, le tavernier, peu content de son gain,
Au moyen de l’eau, double et son rhum et son vin.
 Ce fermier veut semer, et n’a point de semence ;
Il va chez son voisin, où règne l’abondance.
Lui demande un minot ou de seigle ou de pois :
« Oui, » dit l’autre, a pourvu que tu m’en rendes trois.
« Que dis-je, trois ! c’est peu ; tu m’en remettras quatre.
— « Quatre pour un ! bon dieu ! — Je n’en puis rien rabattre ;
« Il est, je crois, permis de gagner sur un prêt.
— Oui, mais quatre pour un c’est un fort intérêt.

Que fera l’homme pauvre ? il n’a pas une obole ;
Il prend le grain du riche, et lui rend sa parole.
En proie à la misère, à la perplexité,
Il sème, en maudissant l’avide dureté
De l’homme qui lui tient le couteau sous la gorge,
Pour un ou deux boisseaux de bled, de seigle ou d’orge.
 Se laisser follement mourir contre son bien ;
Manger le bien d’autrui, pour conserver le sien,
Sont deux cas différents : l’un n’est que ridicule,
Mais l’autre est criminel, et veut de la férule :
L’un fait tort à soi-même, et l’autre à son prochain.
On n’est point scélérat quand on n’est que vilain :
Il faut garder en tout une juste mesure,
Et surtout distinguer l’intérêt de l’usure.
Le vilain est un fou qui fait rire de soi ;
L’usurier, un méchant qui viole la loi.
C’est donc sur ce dernier qu’il faut faire main-basse ;
Jamais cet homme-là ne mérita de grâce,
L’usurier des humains trouble l’ordre et la paix ;
Par lui le pauvre est pauvre et doit l’être à jamais.
Il fut, à mon avis, ménagé par Molière ;[9]
Boileau n’en parle pas d’un ton assez sévère :
Est ce par des bons-mots qu’on corrige ces gens ?
Il leur faut du bâton ou du fouet sur les flancs.
Mais je vois, à son air, que ma muse se fâche ;
Je lui ferme la bouche, et je finis ma tâche,

  1. Auteurs de poésies légères pleines d’esprit et d’agrément.
  2. Écrivain sans jugement, dont les ouvrages sont remplis de turlupinades indécentes et d’injures grossières.
  3. Ancien poète grec, auteur de satires très mordantes.
  4. Les poésies de Boileau sont si généralement connues, qu’il est presque inutile de dire ici que ses satires sont les meilleures qu’il y ait en notre langue.
  5. …« Auteur dur, dont l’âpre et rude verve,
    « Son cerveau tenaillant, rima malgré Minerve. »
  6. Poètes satiriques très estimés et à juste titre.
  7. Pour paiement, s’entend. Au reste, je ne cite ce trait qu’à cause du côté plaisant qu’il peut présenter, et non comme une preuve réelle d’avarice ; puisque l’individu, d’ailleurs très respectable, dont il s’agit ici, étant étranger aux usages du Canada, pouvait fort bien croire qu’on en usait dans ce pays comme dans celui de sa naissance.
  8. On se sert de ce terme, dans ce pars, pour désigner la proue, ou le devant d’un canot.
  9. Le meilleur des poètes comiques : il a surpassé les anciens, et n’a pas encore été égalé par les modernes.L’Avare est une de ses plus belles comédies.