Épîtres, satires, chansons, épigrammes, et autres pièces de vers/7

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ÉPÎTRE I.

EST MODUS IN REBUS.


 G… s… l… comme ami, je ne vois qu’avec peine
L’étrange égarement où le dépit t’entraine :
Captes-tu la faveur d’aveugles partisans,
Ou les éloges vains de lecteurs ignorans,
De fiel pour tes rivaux, quand, comblant la mesure,
Tu prodigues à tous le reproche et l’injure ?
Est-ce donc, réponds-moi, réfuter un auteur,
Que de lui dire, en gros : « Vous êtes un menteur ? »
Et, qu’est-ce de gros-mots une battologie[1]
Moi-même j’écrivis avec quelque énergie ;
Lorsque l’intrigue ayant révélé son secret,
Il s’agit d’atterrer un inique projet ;[2]
Mais jamais je ne crus, dans mon patriotisme,
Par un mot, quel qu’il fût, détruire un syllogisme ;
Et quand je combattis Chisholm, Sparhawk, Neilson,[3]
J’opposai phrase à phrase et raison à raison

Je ne me donne point comme un modèle à suivre ;
Mais conviens qu’entre auteurs même il faut savoir vivre ;
Qu’un écrivain jamais ne se croira battu
Par l’injure. En effet, dis-moi, qu’y gagnes-tu ?
Tu le dis sycophante, il te dit démagogue ;
Tu lui criras : « Vil serf, » il te répondra : « Rogue ; »
Et l’un par l’autre, ainsi, honnis, vespérisés,
Des lecteurs de bon goût vous serez méprisés.
Un style injurieux n’est point chose nouvelle,
Au pays canadien : un auteur que j’appelle
Tapageur, désirant confuter de gros mots,
Pour le faire, employait des mots encor plus gros ;
Et vous parlant, après un assez grave exorde,
De bourreau, de carcan, de potence et de corde,
Gâtait, pour ne savoir s’arrêter prudemment,
Par une indigne fin un beau commencement.
Offensé de son style, et, je pense, à bon titre,
À son bon imprimeur j’adressai cette épitre :[4]
Ce que P… r, alors, pour son bien entendit,
Veuille le regarder comme à toi-même dit,
P…r, c’est à regret, depuis quelques semaines,
Que je lis les gros-mots dont tes feuilles sont pleines !
Sans tant d’emportement, ne peux-tu réfuter
Les torts et les travers qu’on cherche à t’imputer ?
Je sais que tu te bats contre un rude adversaire ;
Que ta guerre avec lui, peut-être, est nécessaire :
Bats-toi donc, s’il le faut ; mais demeure d’accord
Que pour vaincre avec gloire, il faut être sans tort.

 « M… o K…, » diras-tu, « se permettra d’écrire
« Tout ce qu’en sa cervelle enfante le délire ;
« Pourra se faire un jeu de se moquer des gens,
« De railler la vertu ; d’insulter au bon-sens ;
« Dans le style ampoulé que lui dicte la rage,
« Vomira contre tous et le fiel et l’outrage ;
« Et moi, parlant français, osé-je raisonner,
« Si l’on veut bien l’en croire, il faut m’emprisonner !
« Dans les fougueux transports où la rage le jette,
« Il lui sera permis de faire le prophète,
« Et l’on me défendra de parler du passé !
« Le mensonge sera dans sa feuille entassé ;
« Tantôt, il verra tout avec un microscope ;
« Puis, tournant le feuillet, il deviendra myope ;
« Confondra pêle-mêle et vices et vertus ;
« Encensera Néron, injuriera Brutus !..
« Témoin de tant d’horreurs, vous conviendrez, je pense,
« Qu’il faut être muet, pour garder le silence :
« Et, comme a dit quelqu’un, ne peut-on à propos,
« Confondre les pervers, et se moquer des sots ? »
Oui, sans doute, on le peut, souvent on le doit même ;[5]
Mais, en quoique ce soit, il ne faut être extrême :
L’homme de bien, toujours, tient un juste milieu ;
Donne à tout son vrai nom, met tout en son vrai lieu :
Si faire bien pour mal lui semble une loi dure,
Du moins, il ne rend pas injure pour injure :

Non par timidité, mais par affection,
Il recherche, avant tout, la modération ;
La modération, vertu de tout vrai sage,
Se remarque en ses goûts, ses gestes, son langage.
Un soir, à l’Odéon, un poëte français
Met, par hazard, son pied sur celui d’un laquais :
Ce dernier, courroucé, lève la main, le frappe :
L’autre, homme modéré, sans lui rendre la tape,
Lui dit. « Vous avez tort ; je ne vous voyais pas ; »
Et l’affaire finit, sans un plus grand fracas.
Que fut-il arrivé, si prompt à la colère,
Il eût d’un fort soufflet payé le téméraire ?
Que ce dernier criant, peut-être, et de nouveau,
Frappant, on les eût crus, mis au même niveau,
Honnis, bernés, sifflés, hués, mis à la porte.
Ton cas, tu m’en peux croire, est de la même sorte
Tu me dis ton rival grossier, impertinent :
Crains qu’on ne te regarde et mette au même rang.
Si cet auteur veut bien se rendre méprisable,
Faut-il absolument que tu lui sois semblable ?
Ou crois-tu que, chez lui, sifflant un mauvais goût,
Chez toi, par fantaisie, on applaudira tout ?
Garde-toi de compter sur un pareil caprice :
J’aime, dans un ami, sa vertu, hais son vice ;
Pour moi, sans m’égarer dans un sentier tordu,
Partout, le crime est crime, et la vertu, vertu.
Le parti qu’on soutient ne fait rien à la chose :
C’est, même, injurier une honorable cause,

Que la défendre ainsi que ferait ton auteur,
D’un ton exagéré, plein de fiel et d’aigreur.
Ne crois pas qu’un gros-mot échappé de ta bouche
Me semble plus poli, me paraisse moins louche,
Que si mon ennemi l’eût, le premier, émis ;
Tout écrivain grossier s’est, pour moi, compromis ;
Je déteste partout le style, de Garasse
« Vous voulez qu’aisément mon rival me terrasse,
« Et que, sans, regimber, je tombe sous ses coups ! »
Nullement ; mais je veux modérer ton courroux ;
Je veux du vrai sentier te remettre la trace ;
Je veux te rappeler ce précepte d’Horace :
Qu’on ne peut, sans errer, ni rester en-deçà
Du terme mitoyen, ni passer au-delà.[6]
Lorsqu’à mauvais dessein quelqu’un sur toi s’avance,
Contente-toi toujours d’une juste défense :
Toujours, de ton rival, pour plaire aux bons esprits,
Épargne la personne, en blâmant ses écrits.
Encor, quant aux écrits, convient-il d’être juste ;
De ne point voir Octave, alors qu’on lit Auguste ;[7]
De ne point ressembler à ces écrivailleurs,
Marteleurs du bon-sens, éternels criailleurs,

Qui, sans discernement et sans critique aucune,
Semblent, comme les chiens, aboyer à la lune ;
Trempent, pour un ami, leur plume dans le miel
Et pour un ennemi, la remplissent de fiel ;
Sur un mot du premier sottement s’extasient,
Et, sans entendre l’autre, impudemment s’écrient :
« Mensonge ! absurdité ! » Dans l’âge dit moyen,
Un prêtre est accusé d’être manichéen ;
À jour fixe, il paraît ; parle pour sa défense :
Du langage qu’il tient le tribunal s’offense ;
Refusant d’écouter plus longtems son discours,
Et se faisant pour lui volontairement sourds,
Les juges, de leurs mains, se bouchent les oreilles,
Pour s’écrier, après : « Faussetés sans pareilles ! »
Ainsi font des écrits nos ignorants brailleurs ;
Ce sont aveugles-nés décidant des couleurs :
Leur critique est risible, autant qu’elle est commode ;
L’exagération, chez-nous, trop à la mode,
Est encore un défaut que doit fuir, éviter,
L’auteur qui veut se faire applaudir, respecter,
Des gens instruits, s’entend. Parlant à l’ignorance,
Tel, d’un ton triomphant, crie à l’extravagance,
Au crime, au déshonneur, pour des opinions,
S’exténue et s’épuise en exclamations,
Sur des faits ambigus, des questions abstruses,
Donnant ses notions pour sciences infuses,
Tel autre maintiendra que penser autrement,
C’est mériter la hart, ou du moins le carcan.

Et d’où vient, réponds-moi, cette étrange manie,
Ce fol emportement, cette énerguménie,[8]
Ce langage en crîrie, en fureur converti ?
C’est, à n’en point douter, de l’esprit de parti ;
Esprit qui fait que l’homme, au lieu de parler, beugle,
Pour le vrai, pour le juste, est sourd, devient aveugle ;
Foule aux pieds le devoir, l’honneur, la vérité,
Et, parfois, est conduit jusqu’à l’absurdité ;
Surtout, quand, jusqu’au bout voulant pousser sa pointe,
Il se prend à quiconque à droit le contrepointe :
Comme il ne peut, alors, vaincre en argumentant,
Son recours est d’aller en gros-mots s’emportant.
Si ce travers se change en esprit de famille,
Pour l’auteur étranger évoquant la Bastille,
S’il peut, sur ses écrits, qu’il vous peint tout en noir,
L’écrivain familier portera l’éteignoir.
Omar, pour son Koran, met le savoir en cendre.[9]
C’est encore un travers, selon moi, de prétendre,
Ainsi qu’un Turc pourrait faire en son bachalic,
Sur son goût, quel qu’il soit, régler ceux du public ;
Proclamer qu’un braillard avec goût se fait lire ;
Si l’on goûte Cherbois, vouloir que je l’admire ;

Dire, non pas, « Je sens, » mais, « Messieurs, vous sentez, »
Ou, « d’admiration vous êtes transportés ;
« Vous tressaillez de joie : » ou, dans le sens contraire,
« Ce maussade écrivain vous met tous en colère. »
Nous goûtons ! détestons ! Eh ! mais, qu’en savez-vous ?
Pensez pour vous, monsieur ; nous penserons pour nous.
Le critique devient un censeur ridicule,
S’il veut, bizarrement, donner de la férule
À son contemporain, qui peut, sans le savoir,
Redire un vers, un mot, qu’ailleurs il a cru voir.
Avant de prendre en main la plume pour écrire,
Faut-il donc avoir lu tout ce qui s’est pu dire ;
Devrais-je crier : blanc, quand on a crié : noir,
Ou dire trébucher, parce qu’on a dit choir ;
Et lorsque je pourrais m’exprimer avec grâce,
Joindre ensemble des mots qui se font la grimace ?
Où tel autre fut doux, faut-il que je sois dur ;
S’il parla clairement, que je devienne obscur ;
Ou, de peur de puiser, boire à la même source,
Qu’à tout moment, j’arrête ou détourne ma course ?
« Un autre a dit la chose avant vous. » — Je vous crois ;
Mais c’est que, par hazard, il vécut avant moi :
Je l’eusse dite avant, avenu le contraire.
Faut-il donc approuver l’écrivain plagiaire ?
Non, mais qui nomme-t-on plagiaire écrivain ?
Celui qui pille, prend et dérobe sous main ;
Qui pendant son larcin, avant, après, se cache.
Cet homme, à mon avis, est un poltron, un lâche ;
Un pauvre, paresseux et digne de mépris,
Qui ne possède rien que ce qu’il a surpris.

Mais faut-il, entre nous, appeller plagiaire
L’auteur parlant, parfois, de la même manière
Qu’un auteur plus ancien, traitant mêmes propos ?
Des plumes ce serait ordonner le repos ;
Et, si pour quelques uns l’ordre était salutaire.
Il n’en serait pas moins à la raison contraire.
Est-ce plagiat, si, rarement, ingénu,
J’imite ou reproduis un écrivain connu ?
Non, de mon procédé quiconque, alors, s’offense
Est fâché que je fasse honneur à sa science ;
Que je le croie, au moins, un érudit lecteur.
Qu’au Canada, soudain, apparaisse un auteur,
Libre de préjugés, modéré, véridique,
Guidé par l’amour vrai de la chose publique :
Je dirai que son livre, admiré des lecteurs,
Est souvent, chez Bowman[10], entouré d’acheteurs ;
Et ma muse sera, pour la chose, honnie,
Et dite plagiaire, à bon droit ! Je le nie.
Je conseille, pourtant, au moderne écrivain,
Copiant de mémoire, ou le livre à la main,
De dire à son lecteur, par des lettres penchées,
Des choses qu’il transcrit : Là, je les ai cherchées.
Il fera mieux encor, si ses extraits sont longs,
De nommer ses auteurs par leurs noms et surnoms.

Mais, lui chercher chicane, ou lui faire la niche,
Si d’un autre, chez lui, l’on trouve un hémistiche,
Ou deux, et pour cela vouer son livre aux vers,
C’est se rendre risible, en jugeant de travers.
Celui-là, plus encore, à mon gré, déraisonne,
Qui juge d’un écrit sur l’air de la personne ;
Sur sa religion, son pays. De quel droit ?
Qu’il soit petit ou grand, laid eu beau, courbe ou droit ;
Qu’il ait, comme Magot, la figure grotesque,
La démarche, le port, ou le maintien burlesque ;
Qu’il se dise gallois, écossais, canadien ;
Qu’en sa religion, il soit juif ou chrétien,
Qu’il suive les leçons de Genève ou de Rome ;
Ce n’est pas sur ce point qu’il faut juger d’un homme,
D’un écrivain, surtout, en pays tolérant,[11]
Voici, sur ton auteur, quel est mon jugement :
Quand, voyant de sang-froid quatre-vingt-dix-neuf crimes,
Il dit qu’un Breton mort demande cent victimes ;[12]
Lorsque, calomniant et son peuple et son roi,
Il les peint sans pitié, sans honneur et sans foi ;[13]
Ou, lorsque, respirant le meurtre et le carnage,
Conseillant la vengeance, et l’horreur et l’outrage,

Il trouve impertinent qu’aux Hurons, Iroquois,
Dans leur guerre pour nous, l’on impose des lois,
Je m’indigne à bon droit. Mais, quoi qu’il puisse dire,
S’il fait frémir, parfois, plus souvent, il fait rire :
Dans un tissu grossier de contradictions,
Le vrai même, chez lui, prend l’air des fictions.
Quand il donne au vaincu douze fois plus de gloire,
Que n’en a le vainqueur, au jour de la victoire ;[14]
S’il prédit le passé, raconte l’avenir,
D’un ton gravement sot, je n’y puis plus tenir.
Pourtant, dans ce qu’il dit, soit en vers, soit en prose,
En réprouvant beaucoup, j’applaudis quelque chose :
Dit-il qu’il faut ici plus d’argent, de soldats ;
Je suis de son avis, l’approuve, et ne ris pas :
Soutient-il, défend-il notre brave milice ;
Que ce soit franchement, par humeur, par caprice,
Qu’importe à moi, lecteur ? l’écrivain soit béni !
quoi qu’il en soit, enfin, je me tais, j’ai fini.




  1. Une fade répétition des mêmes mots, ou des mêmes idées. La battologie d’injures est la pire de toutes.
  2. Le projet de l’union des législatures du Haut et du Bas-Canada.
  3. Le premier, rédacteur du Montreal Gazette ; le second, du Canadien Courant, d’abord, et ensuite, du Canadian Times ; et le troisième, de la Gazette de Québec publiée par autorité. Je dois ajouter ici, que Mr. Neilson, fils, ne fut, ou ne parut être unionaire, que tant qu’il conduisit la gazette officielle, et que ce fut probablement pour ne l’avoir pas paru assez, aux yeux de l’administration d’alors, qu’il cessa sitôt de la conduire.
  4. Bon est pris ici dans le sens de trop facile, ou de mal-avisé.
  5. Quoi ! se moquer des sots ! non, mais confondre les pervers. On répond ici au premier hémistiche du vers précédent, sans faire attention au second.
  6. Est modus in rebus, sunt certi denique fines,
    Quos ultrà citràque nequit consistere rectum.
  7. On sait que le cruel Triumvir Octave et le comparativement bon Empereur Auguste, ne sont qu’un seul et même individu. Auguste a écrit en prose et en vers ; mais il ne nous reste presque rien de ses ouvrages. Ma pensée est qu’il faut juger d’un écrit par ce qu’il est en lui-même, et non d’après la haine ou l’amitié qu’on peut avoir pour son auteur.
  8. Energuménie, venant d’énergumène, est encore un terme de mon invention. Je l’ai employé en prose en plusieurs occasions.
  9. Omar, second calife des musulmans, et cendre de Mahomet, s’étant rendu maître d’Alexandrie, fit brûler la belle bibliothèque de cette ville, en disant à ceux qui voulaient l’en détourner : « Si ces livres ne contiennent que ce qu’il y a dans le Koran, ils sont inutiles ; s’ils renferment quelque chose qui y soit contraire, ils sont dangereux : dans l’un ou l’autre cas, il faut les détruire. »
  10. Quelques années plus tard, j’aurais dit :
    Est souvent, chez Bossange, &. c. Je dirais présentement :
    Est souvent, chez Dufort, &. c. ou,
    Est, chez Fabre, souvent, entouré d’acheteurs.
  11. Je suis bien éloigné d’approuver le manque de patriotisme, ou de louer l’indifférence en fait de religion ; mais je ne peux m’empêcher de trouver ridicule et injuste de reprocher publiquement à un homme, comme on l’a fait à l’époque dont il s’agit ici, [1813 et 14,] et depuis, et le lieu de sa naissance, et la croyance qu’il a héritée de ses pères ; surtout dans un pays dont la population se compose de tant de nations et de sectes différentes.
  12. À l’occasion des représailles.
  13. Virtuellement et par induction, s’entend ; et non sans doute intentionnellement et directement.
  14. À l’occasion du combat naval sur le lac Érié.