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ÉPÎTRE II.

DECIPIMUR SPECIE RECTI.


 Tu veux, cher L… s… g…, que je dise pourquoi
L’on voit, chez les humains, si peu de bonne-foi,
D’accord, de vérité, de candeur, de droiture…
C’est qu’ils s’écartent trop de la simple nature ;
C’est qu’ils sont gouvernés par la présomption,
L’absurde préjugé, l’aveugle passion ;
C’est que, la grande part, malgré leur défiance,
Pensent, jugent d’après la trompeuse apparence.
L’erreur est le revers de la réalité,
Et ce revers, au fond, est une absurdité.
Excusons, néanmoins, l’erreur involontaire :
Elle est souvent le fruit d’un esprit débonnaire ;
Mais volontaire ou non, de l’erreur sont venus
Les étranges travers en ce monde connus.
Presque toujours, l’erreur provient de l’apparence :
D’où, l’établissement d’une absurde croyance,
Lorsque l’homme sur elle assied ses jugemens,
Et ne corrige point les erreurs de ses sens.
Quelles absurdités astronomo-physiques
Ne rencontre-t-on pas dans les fastes antiques ?
Reportons nos regards à quelques milliers d’ans,
Et voyons le savoir des hommes de ces temps.
La terre est un plateau, le ciel une culotte,
L’étoile un clou d’argent, légère papillote,

À la vieillesse, au temps sujette à succomber,
Et que l’homme, à ses pieds, très souvent, voit tomber
Du ciel, en peu d’instans, si courte est la distance !
Et, de fait, si petite en est la conséquence !
Ce n’est pas le soleil qui fait naître le jour ;
Mais, parce qu’il fait clair, le soleil fait son tour :
L’océan touche au ciel, et le soleil, dans l’onde,
Va se reposer, las d’avoir lui sur le monde.
On le voit au matin ; mais par où revient-il ?
C’est un mystère dont nul n’a tenu le fil ;
Ou qu’on explique, ainsi que ce savant moderne,
Qui veut qu’il soit, de nuit, une obscure lanterne,
Revenant sur ses pas, et rebroussant chemin,
Pour reparaître au jour qu’amène le matin.
La nuit est chose dont la plénitude embrasse
L’immensité du monde, et remplit tout l’espace.
Toutefois, ce penser, amené par le soir,
Doit devenir douteux, quand il ne fait plus noir.
Dans ce grossier système, il n’est point de planètes ;
Jamais on n’y pâlit, à l’aspect des comètes.
Mais, la terre, sur quoi la fait-on reposer ?
Sur l’eau ; pour s’en convaincre, il suffit de creuser.
Soit : mais enfin, cette eau, sur quoi repose-t-elle ?
C’est ce dont aucun n’a de certaine nouvelle.
Selon d’autres penseurs, le monde est un bocal,
Et la terre remplit la moitié du cristal.
Alors, on voit pourquoi ne tombe point la terre :
Mais qu’est-il au-delà de ce monde de verre ?…

Ces erreurs, il est vrai, sont du peuple ignorant ;
Passons, pour trouver mieux, chez le monde savant.
Revenant au soleil, qui croirait que Lucrèce[1]
Le fait naître, au matin, d’une vapeur épaisse,
Et prétend qu’il n’est pas plus grand qu’il ne paraît ?
Inconcevable erreur d’un auteur souvent vrai.[2]
C’est ignorer en tout les règles de l’optique ;
C’est méconnaître un fait connu par la pratique.
Cette erreur, un rustaud la pourrait relever,
Quand, matinal, il voit le soleil se lever
Derrière une maison, ou derrière une grange.
Pour à droit, la taxer et d’absurde et d’étrange,
Est-il besoin qu’on soit érudit ou savant,
Et ne peut-on juger combien cet astre est grand,
Lorsque, portant la vue, au loin, dans la campagne,
On le voit se lever derrière une montagne ?
C’est ainsi, qu’en la Grèce, assez anciennement,
Un auteur,[3] lui donnant certain éloignement
Bien moindre que le vrai, calculait à son aise,
Qu’il était aussi grand que le Péloponnèse.[4]
C’était peut-être assez pour un siècle ignorant.
Mais comment expliquer le tourbillonnement

De l’immense univers, tandis qu’un point repose,
Et voit autour de soi circuler toute chose ;
L’étrange cahos fait pour l’amour de ce point ;
De lui soumettre tout, le plus qu’étrange soin ?
Ridicule produit de l’humaine sagesse.
De là, l’absurdité des fables de la Grèce ;
Ses hommes de cent pieds escaladant les cieux,
Et des fils de mortels faisant la guerre aux dieux ;
L’univers tout entier, formant un triple monde,
Se composant du ciel, de la terre et de l’onde ;
L’infiniment petit et l’infiniment grand,
En opposition, se contrebalançant :
Petit et grand, dans leur position réelle ;
Mais presque égaux entr’eux dans l’humaine cervelle.
Mais on fait des progrès : au lieu d’un firmament
Où se trouve attaché chaque point éclatant,
Qu’en langage commun, nous appelons étoile,
Et d’où la pluie, ainsi qu’à travers une toile,
Nous vient, l’on a sept cieux l’un sur l’autre posés ;
Et ces cieux, il faut bien les croire composés
De certains élémens de matière solide ;
Et tous ces cieux nouveaux circulent dans le vide,
Cent milliards de fois plus vites que le plomb
Que la poudre enflammée a chassé du canon.[5]

Suivant le bruit commun, tous ces cieux sont de verre :
Leur tournoiement se fait autour de notre terre,
Comme de juste droit, et quoique se touchant,
Nul accident fâcheux ne suit du frottement !
Différemment placée en notre rend couvercle,
Chaque étoile, par nuit, décrit un demi-cercle,
Petit ou grand, selon sa situation.
Dans cette humaine[6] loi de circulation,
Tandis qu’un astre avance et qu’un autre retarde,
Notre étoile polaire, en repos, les regarde
Aller, l’un à pas d’oie, et l’autre, de géant :
Tant la tâche leur est faite inégalement.
C’est assez ; laissons-là cette étrange physique ;
Voyons, chez les humains, les mœurs, la politique ;
Remontons à mille ans, pour voir, en premier lieu,
Ces étranges erreurs, ces Jugemens de Dieu,
Où l’homme écervelé, par un nouvel oracle,
Commande, en maître, au Ciel d’opérer un miracle.
De ses crimes alors on crut se nettoyer
Par l’or que l’on pouvait à l’église payer.
Plus tard, on crut pouvoir régir les consciences,
À plaisir, et, de droit, commander les croyances,
Comme choses de choix : d’où l’Inquisition ;
Les jugemens de mort pour une opinion ;
La persécution, qui, pour sauver les âmes,
Met, par compassion, les corps en proie aux flammes ;

Les auteurs condamnés au feu, pour leurs écrits ;
Les Vaudois massacrés, les Huguenots proscrits…
Pour ces faits, l’habitant de la Grande-Bretagne,
Assez inconséquent, blâme surtout l’Espagne :
L’Espagne fut en proie à l’Inquisition ;
Mais par le fait ancien des maîtres d’Albion,
L’Hibernie[7] est encore en proie à chose pire :
On ne finirait point, si l’on voulait redire
Quel affreux traitement ce pays a souffert,
Comme il est devenu pour son peuple un enfer ;
Et comme les fureurs d’un esprit fanatique
Y viennent, constamment, troubler la politique.
Se nourrissant ailleurs de contradictions,
La politique, ici, consiste en factions,
Toujours, s’apostrophant d’un infernal langage,
Prêtes l’une sur l’autre à décharger leur rage ;
Et les brûlants fauteurs au Pape ou de Luther,
S’ils ne s’égorgent pas, se donnent à l’enfer.[8] (h)
Dans ce cahos moral, ce désordre civique,
Plaignons, surtout, plaignons le sort du catholique :
En butte à tous les maux, pour sa religion,
Il fait réaliser la fable du lion
Absous, quoique mangeur de brebis ; de bergère,
Et de l’âne meurtri, pour herbe potagère
Mangée en cheminant. Pour les délits commis,
L’orangiste est toujours jugé par ses amis,

Par ses co-sectateurs : cependant qu’au contraire,
Le papiste a souvent pour juge un adversaire ;
Et, pour comble de mal, ce qu’on pardonne à l’un
Est, dans l’autre, taxé de crime outre-commun.
Pour le papiste sont double dîme, surtaxe,
Gêne, restriction. Les enfans de la Saxe[9]
De l’Irlande voulaient la dégradation ;
Tout ce qu’ils ont produit, c’est son oppression ;
D’un côté, des tyrans, de l’autre, des victimes ;
De l’une et l’autre part, des outrages, des crimes ;
Tant est grande partout l’exaspération.
Tel est le fruit amer de l’exaltation.
Sans dérouler encor les fastes de la Chine,
Des Indes, du Japon et de la Cochinchine,
En Europe, combien outrent la vérité,
Et se tiennent à l’une ou l’autre extrémité ?
L’intolérant bigot ne voit que spinosistes ;
Le despote ombrageux n’aperçoit qu’anarchistes ;
L’anarchiste partout n’aperçoit que tyrans ;
Et l’athée, à son tour, ne voit que flagellans ;
Si diverse, partout, se montre la folie.
Laissant à part le Nord, l’Espagne et l’Italie,
En France, maint auteur veut que, passivement,
À tout ordre donné l’on soit obéissant ;
Maintient que peuple libre est chose détestable,
Que constitution est doctrine damnable ;

Que tout monarque, enfin, est au-dessus des lois,
Et que, nés pour servir, les peuples sont sans droits :
Différent de celui, qui, dans son vieux langage,
Patriote éclairé, philosophe, vrai sage,
Ne va pas, hautement, d’un ton de Richelieu,[10]
Pour vaincre, s’écrier : « Tout pouvoir vient de Dieu
Mais dit modestement : Le peuple fait les princes,
Les princes ne font pas leur peuple et leurs provinces ;
IL existe sans roi plus d’une nation ;
Mais un roi sans sujets n’est plus roi que de nom ;
C’est un adorateur du pouvoir arbitraire.
Maint autre, s’égarant dans le sentier contraire,
Et contre le pouvoir saintement s’insurgeant,[11]
Prétend qu’on peut, sans crime, égorger un tyran :
Mais ce tyran, souvent, lui-même il se le forge,
Et lui plonge, trompé, le poignard dans la gorge.
Les membres exaltés de la Convention
Se massacrent entr’eux pour une opinion
Émise ou soupçonnée. Ô misère de l’homme,
Qui pour un geste, un mot, se maudit ou s’assomme,
Et se rend mille fois plus malheureux encor
Qu’en l’appelant céans,[12] ne l’ordonna le sort !

Infinis sont les maux qu’ici bas il fait naître,
Quand il a le malheur de ne se point connaître ;[13]
S’il ne sait point placer chaque chose en son lieu,
Ni ne peut se tenir dans un juste milieu.
En lui, se montre alors un animal féroce ;
Et l’on peut en attendre un traitement atroce ;
Ou, si l’on n’en est point assailli, tourmenté,
C’est manque de pouvoir, plus que de volonté.
Mais, malheur aux humains, si la toute-puissance[14]
Favorise, soutient l’esprit d’intolérance :
D’incalculables maux l’état sera troublé ;
Un pays florissant, appauvri, dépeuplé :
Le fanatisme, alors, se croyant infaillible,
Ou, toujours dans son sens interprétant la bible,
Commande à tout mortel de penser comme lui,
À moins qu’il ne veuille être au supplice conduit.
Qui croirait qu’on a vu, jadis, en Amérique,
Régner, chez l’anglican, la rage fanatique ;
Que des hommes proscrits pour leur religion
Y montrèrent l’esprit de persécution ;
Et que, mis hors la loi, bannis pour leur croyance,
D’autres furent en proie à leur intolérance ?
Catholiques-romains, indépendans, quakers,
Étaient, dans leur esprit, les suppôts des enfers,

Et devaient expier, dans le tourment des flammes,
D’avoir, par l’hérésie, ainsi damné leurs âmes.
Suivant les pas trompeurs d’ignorants devanciers,
Ils se croyaient partout entourés de sorciers ;
Et, pensant venger Dieu, leur foi, leur liturgie,
Brûlaient vieillards, enfans et femmes, pour magie.
Qui ne déplorerait le malheureux destin,
Le tragique décès de Suzanne Martin !
D’un honnête bourgeois Suzanne était la fille ;
Mère d’une nombreuse et croissante famille,
Elle en était la joie ; et son heureux époux
De son bonheur rendait ses citoyens jaloux.
Charitable à propos, modeste, accorte, affable,
À l’entière cité Suzanne était aimable ;
Et comme exemple à suivre, on invoquait son nom,
Mais tôt, au déshonneur du peuple de Boston,[15]
Le fanatisme, aidé de la cruelle envie,
Vint mettre un terme horrible à son heureuse vie.
Dans un concitoyen, vil calomniateur,
Cette femme de bien trouve un accusateur :
À l’entendre, Suzanne, indigne pécheresse,
Doit sur elle appeler la foudre vengeresse.
On l’arrache, aussitôt, des bras de son époux ;
On l’entraine au cachot, sous d’indignes verrous :
Le peuple fanatique en témoigne sa joie ;
Le tribunal de sang se saisit de sa proie.

Des témoins appelés un petit nombre, enfin,
Jurent qu’elle a fait pacte avec l’esprit malin.
C’en est assez ; Suzanne, à la mort condamnée,
Va se voir au supplice indignement trainée.
Pour la femme de bien, trop tôt, le jour fatal
Arrive ; mais, trop tard, pour le peuple brutal.
Près de mourir, Suzanne, en femme vraiment forte,
Aux Juges s’adressant, leur parla de la sorte : —
« Juges, peuple, écoutez : quand, près de ce bûcher,
« Je déclare n’avoir rien à me reprocher ;
« Ma situation doit me rendre croyable.
« Des calomniateurs ont dit qu’avec le diable
« J’avais fait pacte : hélas ! si l’homme et le démon
« Peuvent entr’eux s’entendre, et former liaison,
« Je l’ignore ; mais Dieu connaît mon innocence.
« Lorsque je parle ainsi, peut-être que j’offense
« Vos parjures témoins, auteurs de mon trépas….
« Eux ! non, reprenons-nous, ne les accusons pas ;
« Mais vous, quand, abusant d’une puissance auguste,
« Vos sacrilèges mains versent le sang du juste.
« Serais-je indifférente et sans ressentiment,
« Quand vous trempez vos mains dans mon sang innocent ?
« Que puis-je souhaiter à tous tant que vous êtes,
« Si ce n’est que ce sang retombe sur vos têtes ?
« Mais non sur vos enfans… Ah ! malheureux témoins !
« Par votre indigne fait, durant un temps, au moins,
« Mes enfans, juste ciel ! rougiront de leur mère ;
« Et croiront, abusés, qu’elle mourut sorcière…
« Désolante pensée… Ah ! si du moins mon sang
« Pouvait leur inspirer un autre sentiment !

 « Si, revenant enfin de leur erreur grossière,
« De Suzanne ils faisaient leur victime dernière !…
« Oui, oui, viendra le temps, où, las de ces horreurs,
« Vous abjurerez tous vos funestes erreurs.
« Mon innocence, alors, vous sera révélée :
« Dieu m’en donne l’espoir, et je meurs consolée. »
Ce discours foudroyant ne les sut point toucher ;
Et Suzanne finit ses jours sur le bûcher.
Heureux le Canada : de ces erreurs fatales
Jamais il ne souilla ses antiques annales,
Et jamais il ne vit un fanatisme ardent
D’un crime imaginaire accuser l’innocent,
Le condamner à mort, le conduire au supplice.
Non, la religion y fut consolatrice ;
Y conserva des mœurs l’aimable aménité,
Et ne s’arma jamais d’un pouvoir redouté.




  1. Philosophe romain, qui a consigné dans son poëme De rerum naturâ, les doctrines physiques de Démocrite et d’Épicure.
  2. Les sectateurs de Démocrite et d’Épicure sont à peu près les seuls, parmi les anciens, qui aient étudié la physique, et qui y aient entendu quelque chose.
  3. Anaxagore, de Clazomène, en Ionie. Il vivait environ 500 ans avant l’ère chrétienne.
  4. Presqu’île de la Grèce, à peu près circulaire, et d’environ 43 lieues de diamètre.
  5. Dans la réalité, si le mouvement dont il est ici parlé avait effectivement eu lieu ; mais non dans la pensée des hommes de ces temps là, qui n’avaient aucune idée de l’immense éloignement des étoiles fixes.
  6. Imaginée ou crue réelle par les hommes, « d’après la trompeuse apparence. »
  7. L’Irlande.
  8. Se maudissent, sa damnent, en traduisant littéralement l’expression anglaise.
  9. On sait que la plus grande partie des modernes habitans de l’Angleterre proprement dite descendent des anciens Saxons. Il s’agit ici des Anglais d’il y a deux ou trois siècles.
  10. Nom d’un premier ministre de France du caractère le plus hautain et le plus despotique. Le poète dont il s’agit ici, est Jean Auvray, avocat au parlement de Normandie, né en 1520 et mort en 1633.
  11. L’obligation pour le peuple de s’insurger contre un pouvoir qu’il croit oppresseur, ou dont il est mécontent, était un des dogmes politiques des anarchistes de France, pendant la révolution ; mais la coupable doctrine de l’assassinat licite d’un tyran, ou d’un souverain qu’on croit pouvoir appeler de ce nom, date du temps de la Ligue.
  12. Ici, sur la terre considérée comme la demeure des hommes.
  13. La grande maxime de Thalès, l’un des sept Sages de la Grèce, était que ce qu’il y avait de plus utile pour l’homme, c’était de se connaître lui-même. En effet, c’est souvent faute de se connaître soi-même ; c’est pour se croire plus savant, plus sage, plus vertueux que les autres, qu’on en juge autrement qu’on devrait ; qu’on les calomnie ; qu’on les persécute, enfin, si l’on en a le pouvoir.
  14. Le gouvernement.
  15. Elle était de Salem, dans l’état, alors la colonie de Massachusetts, dont Boston était la capitale.