Épîtres (Voltaire)/Épître 11

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 230-231).


ÉPÎTRE XI.


À SAMUEL BERNARD[1],
AU NOM DE MADAME DE FONTAINE-MARTEL[2].


C’est mercredi que je soupai chez vous,
Et que, sortant des plaisirs de la table,
Bientôt couchée, un sommeil prompt et doux
Me fit présent d’un songe délectable.
Je rêvai donc qu’au manoir ténébreux
J’étais tombée, et que Pluton lui-même
Me menait voir les héros bienheureux,
Dans un séjour d’une beauté suprême.
Par escadrons ils étaient séparés :
L’un après l’autre il me les fit connaître.
Je vis d’abord modestement parés
Les opulents qui méritaient de l’être.
« Voilà, dit-il, les généreux amis ;
En petit nombre ils viennent me surprendre :
Entre leurs mains les biens ne semblaient mis
Que pour avoir le soin de les répandre.
Ici sont ceux dont les puissants ressorts,
Crédit immense, et sagesse profonde,
Ont soutenu l’État par des efforts
Qui leur livraient tous les trésors du monde.
Un peu plus loin, sur ces riants gazons,
Sont les héros pleins d’un heureux délire,

Qu’Amour lui-même en toutes les saisons
Fit triompher dans son aimable empire.
Ce beau réduit, par préférence est fait
Pour les vieillards dont l’humeur gaie et tendre
Paraît encore avoir ses dents de lait,
Dont l’enjouement ne saurait se comprendre.
« D’un seul regard tu peux voir tout d’un coup
Le sort des bons, les vertus couronnées ;
Mais un mortel m’embarrasse beaucoup ;
Ainsi je veux redoubler ses années.
Chaque escadron le revendiquerait.
La jalousie au repos est funeste :
Venant ici, quel trouble il causerait !
Il est là-haut très-heureux ; qu’il y reste[3]. »



  1. Quoique cette pièce soit insérée dans l’édition de Kehl, les éditeurs disent avoir de fortes raisons de croire qu’elle n’est pas de Voltaire. (B.)
  2. C’est à cette dame qu’est adressée l’épître xxxvii.
  3. Samuel Bernard était d’une vanité ridicule, comme la plupart des gens qui ont fait une fortune inespérée. On obtenait tout de lui en le flattant. Dans la guerre de la Succession, il refusa son crédit à Desmarest. On le fit venir à Marly ; Louis XIV ordonna de lui en montrer toutes les beautés ; on le mena sur le passage du roi, qui lui dit quelques mots. Après dîner il dit à Desmarest : « Monsieur, quand je devrais tout perdre, dites au roi que toute ma fortune est à lui. » (K.)