Épilogue (Bouchor)
ÉPILOGUE
Ainsi j’ai répandu mon âme devant toi
Dans un suprême élan de tendresse et de foi,
Être à jamais voilé, sans nom, fait de mystère !
Quand j’ai crié vers toi, ne pouvant plus me taire,
Je t’ai nommé Seigneur, Dieu juste, Dieu vivant,
Noms qui furent appris à mes lèvres d’enfant ;
Mais je le savais bien, désir de tout mon être,
Que l’esprit se consume en vain sans te connaître,
Que tu ne peux tenir dans l’hymne du chrétien,
Et qu’entre tous ces noms pas un n’était le tien.
Aussi je t’ai rêvé sous des formes sans nombre.
Avec les peuples j’ai frissonné dans ton ombre ;
A tous j’ai demandé de sincères accents ;
Les siècles m’ont fourni les rites et l’encens.
J’ai fait de toi les dieux, une légion d’êtres,
Une puissance éparse en des milliers de maîtres.
A genoux, j’ai levé mes suppliantes mains
Vers Celui qui forma les faibles cœurs humains,
Dieu qui crée et détruit, roi jaloux d’un hommage,
Et dont nous sommes l’humble et fugitive image.
Avec une ferveur pieuse, j’ai chanté
Le Principe de tout, l’ineffable Unité,
D’où les mondes en foule, impatients de vivre,
Émanent sans troubler l’extase qui l’enivre.
J’ai béni l’Être unique aux multiples aspects
Qui s’arrache à lui-même, et qui, fuyant la paix,
Souillé par le honteux baiser de la matière,
S’incarne dans un homme ou dans la race entière.
Parfois Dieu révélait à mon cœur transporté
Sa justice infaillible et sa toute bonté ;
Puis je voyais en lui le ténébreux Abîme
Sans vie et sans pensée, indifférent au crime,
La Source d’où jaillit le fleuve des vivants.
Ou, songeant à l’amour, dont les pièges savants
Enveloppent si bien les âmes les plus sûres,
Moi-même bénissant mes cruelles blessures,
Je croyais découvrir ce que j’ai tant cherché.
« Vis sans remords, disais-je ; il n’est point de péché.
Celle qui vous créa n’est jamais assouvie
De bruit et de clarté, de tumulte et de vie.
Bien qu’elle vous dédaigne, et que ses calmes yeux
Contemplent loin de vous un but mystérieux,
Aime cette Nature aux ruses féminines
Qui triomphe de tout par les formes divines. »
J’ai vu s’évanouir ces rêves éclatants,
Suscités par l’esprit des races et des temps.
J’en souffre : leur départ m’attriste comme un blâme.
Tous eurent leur beauté ; tous manquent à mon âme ;
Et je me suis armé d’un courage cruel
Pour étouffer en moi l’espérance du ciel.
Ah ! peut-être que sous d’impénétrables voiles
Un juste Dieu respire au delà des étoiles,
Et que ces mêmes yeux, aveugles aujourd’hui,
Pendant l’éternité se repaîtront de lui !
Mais il faut renoncer à des efforts stériles.
Si je ne suis point fait pour les luttes viriles,
Je me sens soulever par de nobles élans ;
Et je marche, guéri de mes songes troublants.
Du moins il me fallait quelque puissante idée
Par qui mon âme fût longuement possédée,
Un magnifique amour, je ne sais quel bonheur
Pour exalter ma vie et me grandir le cœur.
Et, lorsque j’eus goûté sur la terre fleurie
Des heures de suave et tendre rêverie,
Puis caressé le songe éternellement beau
D’un mystique hyménée au delà du tombeau,
Je compris que le peuple inquiet de mes frères,
En proie aux sombres flots, battu des vents contraires,
Mais qu’un sublime espoir vient parfois ranimer,
Par-dessus toute chose est ce qu’il faut aimer.
Ne te lamente pas, homme des nouveaux âges,
Parce que dans les yeux des voyants et des sages
Les rêves du passé ne resplendiront plus.
N’épuisant point sa force en labeurs superflus,
L’esprit, plus sûrement, maîtrisera le monde.
Nous pouvons nous unir dans une foi profonde.
Avant que les trésors du temps nous soient ouverts,
Croyons que dans les flancs du robuste univers
Rien ne peut dessécher les germes de la vie.
Homme, que désormais ton âme glorifie
(Comme elle offrait jadis des hymnes au Seigneur)
Le droit qui ne meurt pas et l’éternel honneur.
Lorsque tu douteras, que l’amour te délivre !
Vis en tous et pour tous ; et, si tu veux revivre,
Avec le genre humain pêle-mêle emporté,
Ne cherche qu’en lui seul ton immortalité.
Garde la précieuse étincelle en ton âme,
Cette humble liberté, maigre et chétive flamme
Qui vacille, et qu’il faut empêcher de mourir.
D’autres verront le bien paisiblement fleurir
Dans l’homme et sur la face heureuse de la terre ;
Toi, cherche la bataille ardente et salutaire.
Heureux, quand l’avenir flotte encore incertain,
L’homme dont la vertu fait pencher le destin,
Celui qui, dédaigneux d’une force usurpée,
Dans le plateau du droit jette sa fière épée !
Heureux l’homme inspiré, le mâle citoyen
Dont la voix guiderait un peuple vers le bien,
Et qui, ne laissant point fléchir sa foi robuste,
Montrerait ce que peut la parole d’un juste !
Tel n’est pas ton destin, poète : mais du moins
Tu fais surgir, ainsi que d’austères témoins,
Les générations puissantes que tu nommes.
Par toi la vie humaine est en exemple aux hommes.
Tu nourris dans les cœurs le feu d’un noble amour.
Parfois, prophétisant l’aurore d’un grand jour,
Tu sais venger le droit par une âpre satire ;
Et ton âme s’exalte en rêvant au martyre…
Puissé-je m’approcher de ce haut idéal,
Moi qui dans ma jeunesse, insoucieux du mal,
Évitant la mêlée où l’effort est trop rude,
N’ai cherché que l’amour, l’ombre et la solitude.
Et je pourrai mourir. Que l’oubli soit vainqueur ;
Que le fruit de ma vie, oui, l’œuvre de mon cœur,
Si l’avenir le veut ainsi, s’anéantisse ;
Mais qu’il me soit donné de servir la Justice.