Les Symboles - Note

La bibliothèque libre.
Les Symboles, nouvelle sérieL. Chailley (p. 179-185).


NOTE


Comme je l’ai dit dans ma préface, je ne récrirais plus certains vers de l’Homme-Dieu, poème composé il y a près de dix ans, et il me serait impossible de les modifier sans en altérer gravement l’esprit ou sans les gâter tout à fait. Je les ai d’ailleurs écrits en parfaite sincérité ; et, si je crois bon de déclarer qu’ils me semblent contenir une part d’erreur, je n’entends pas exprimer un repentir à leur sujet.

Je m’abstiendrais maintenant de toute critique contre l’Évangile, pris en ce qu’il a d’essentiel et sainement interprété. On a pu abuser de certaines paroles de Jésus, soit que l’on en méconnût l’esprit, soit que l’on s’attachât trop à la lettre. Ainsi « Rendez à César ce qui est à César », parole où il est permis de voir une distinction établie entre la société civile et les choses de Dieu, a pu servir d’excuse à un respect servile du fait accompli. « La meilleure part » laissée à Madeleine a paru justifier le mépris de l’action, au bénéfice de la seule vie contemplative. « Ne résistez pas au méchant » est récemment devenu, dans les hardies spéculations d’un penseur très noble, la base d’un système que je crois profondément antisocial. Il me semble que bien des difficultés s’aplanissent lorsqu’on renonce à interpréter d’une façon trop littérale les paroles d’un livre où il est commandé de « haïr son père et sa mère » et de « laisser les morts enterrer leurs morts ».

Plusieurs pensent, il est vrai, que le commandement de « ne pas résister au méchant », bien qu’on puisse lui opposer d’autres paroles et même certains actes de Jésus, devait, dans sa pensée, être pris à la lettre. Cela me parait fort douteux. Peut-être le précepte fut-il donné aux disciples comme applicable dans une Église naissante qui, longtemps isolée parmi une société hostile, devait agir sur elle par des voies très spéciales. Dans tous les cas, il est clair que ce commandement, pris à la lettre, exclut toute affirmation du Droit (droit des individus, des nations, de la société entière). C’est pourquoi je pense qu’il y aurait un grave péril à le suivre dans toute sa rigueur.

Si vraiment Jésus a pu le formuler comme une règle absolue, et non pas comme un simple correctif à la dureté juive, je penserais volontiers que ce fut parce qu’il croyait à la fin très prochaine du monde [1]. Alors tout change de lace. Si nous étions persuadés qu’un prodigieux cataclysme dût anéantir la race humaine avant un demi-siècle, il est vraisemblable que bien des questions aujourd’hui pendantes, auxquelles on a raison d’attacher une extrême importance, deviendraient choses d’intérêt minime.

Mais Jésus a-t-il cru à la fin prochaine du monde, suivie de sa réapparition sur les nuées ? Les évangélistes l’affirment. D’autre part, certaines paraboles, comme celle du grain de sénevé, permettraient une induction très différente. plus conforme à l’idée que l’on peut se faire du Christ, si étonnamment supérieur à tous ceux qui l’entouraient, et le plus souvent si mal compris par eux. Il semble avoir eu, du moins à certaines heures, une prévision très juste de la lenteur avec laquelle sa doctrine se développerait à travers les siècles.

La question, comme on le voit, est difficile, et je ne prétends pas la résoudre. Mais, tout en avouant que le précepte : « Ne résistez pas au méchant, » pris à la lettre, me semble impraticable, j’affirme que nous pouvons et que nous devons, sans renoncer pour cela à organiser la société selon la justice, nous pénétrer aussi profondément que possible de cet esprit d’amour qui est l’âme de l’Évangile.

Les philosophes, les juristes, les hommes d’action qui, sur un fond d’étroites mais solides croyances, ont élevé la noble Cité antique auraient-ils jamais dit avec assez de force et de douceur : « Aimez-vous les uns les autres » ? Peut-être fallait-il oublier le Droit pour apercevoir, dans toute sa profondeur, le grand Devoir créé par la fraternité humaine et pour formuler le principc de l’amour une fois pour toutes et sans restriction. L’œuvre de Jésus accomplie, c’est à nous d’accorder ensemble la Justice et l’Amour. Nous ne devons pas nous laisser prendre au piège de la simplicité, et, pour avoir l’esprit en repos, nous murer dans une formule magique. telle que : « Ne résistez pas au méchant. » Ni celle-ci ni aucune autre ne saurait anéantir le mal sous ses formes innombrables. Ce n’est pas trop, pour le vaincre, de la raison comme de la bonté, et de la force unie à l’amour.

Donc, n’ayons pas une servile dévotion à la lettre de l’Évangile, mais gardons-nous de le repousser sous prétexte qu’il ne suffît pas à tout. Si l’amour, principe et fin de la vie sociale, est impuissant à en régler tous les rapports, si nulle société ne peut vivre sans un collectif et incessant effort vers la justice, est-ce un motif pour reprocher à une religion humaine dans le plus large sens, et qui ne fait pas acception d’époques, de races, de patries, l’impossibilité où elle est de satisfaire à toutes les nécessités particulières de telle société ?

Ma ferme conviction est que la parole du Christ fut très bienfaisante dans le passé, non seulement aux individus mais aux sociétés, et que, dans le présent ou dans l’avenir, elle sera loin d’être inutile à la formation d’un état de choses plus équitable. Je crois que l’on ne fondera pas une vraie et durable justice, si l’esprit de charité n’atténue tout d’abord la dureté de ceux qui jouissent et la haine chez ceux qui souffrent.


Telle est la déclaration que j’avais à faire. Je puis avouer aussi (en y attachant beaucoup moins d’importance, car c’est une simple question de forme) ce qu’il y a d’abrupt dans la thèse patriotique jetée au milieu de ce poème. Peut-être aurais-je dû prendre la question à un point de vue beaucoup plus général. J’eusse alors développé l’idée que les patries sont des groupements indispensables en l’état présent de la civilisation, et qu’il importe de les préserver, fût-ce par les armes, dans l’intérêt supérieur de l’humanité. J’ai présenté les choses tout autrement ; mais l’idée, au fond, est la même. Si j’ai commis une faute d’art, je peux dire, pour mon excuse, que j’ai agi sous l’impulsion d’un sentiment irrésistible.

Bien que ce soit un grand devoir, selon mon jugement, de veiller au salut de la patrie, parce qu’elle est (à droite ou à gauche du Rhin) l’agent le plus énergique de la civilisation, je ne songe pas à nier combien peut être cruelle l’antinomie entre le devoir envers la patrie et le devoir envers l’humanité ; mais je ne renonce pas à l’espoir que cette antinomie finira par être résolue de façon à ne compromettre aucun intérêt supérieur et à ne blesser aucun sentiment légitime. Quand ? comment ? après quelles épreuves ? Cela est si difficile à pressentir, que je suis revenu à ma vision de paix fraternelle aussi brusquement que je l’avais quittée.


Je n’ai pas à apprécier les conclusions générales contenues dans l’Homme-Dieu et dans l’Épilogue du présent livre. Après dix ans de réflexion, je ne changerais rien, me semble-t-il, à ce qui peut en être formulé d’une façon précise. Mais le sentiment s’est modifié plus que la pensée. Il y a dans les derniers poèmes des Symboles, d’une part, un pénible effort pour reprendre l’équilibre de la raison après un abus de rêveries mystiques ; d’autre part, une grande fatigue à la suite de vaines tentatives pour atteindre la vérité métaphysique. Contrarié par cet effort, appauvri par cette lassitude, le sentiment religieux m’est ensuite revenu plus abondant et plus vivace. Ce sentiment, tel que je l’éprouve, est compatible avec bien des ignorances, avec bien des doutes, qui, selon toute vraisemblance, m’accompagneront jusqu’à la mort ; il demande pourtant à se préciser en des croyances que ma raison puisse accepter. Voici donc quel serait, avec toutes les lacunes qu’il comporte, le symbole de ma foi :

Je crois que, dans le mystère impénétrable qui nous enveloppe, quelque chose d’auguste est contenu. Je crois que l’univers, malgré ses cruelles imperfections, est une Œuvre divine, et la vie, si douloureuse qu’elle soit, une chose sacrée. Je crois qu’une voix impérieuse nous parle dans la conscience et nous prescrit notre devoir, sans que la variation des idées ou des mœurs infirme aucunement le fait essentiel qu’il y a une loi morale. Je crois que, pour obéir à cette loi, qui nous oblige sans nous contraindre, nous possédons, en dépit de nos plus misérables servitudes, un réel pouvoir de nous déterminer nous-mêmes, et, par suite, de préférer le bien universel à notre bien particulier. Je crois que, si nous en avons le ferme vouloir, nous pouvons, dans la mesure de nos forces, nous associer à l’Œuvre divine, qui, favorisée ou entravée par notre libre arbitre, se développe à travers le temps. Je crois que les fins dernières de l’homme et du monde échappent à nos prévisions, dépassent notre intelligence, mais qu’il nous est permis, si même ce n’est pas là un devoir, de les espérer conformes à un idéal sans cesse renouvelé, agrandi et purifié.

Pour incomplète qu’on la juge, une telle foi aide puissamment à vivre. Si elle ne détruit pas l’angoisse d’ignorer, du moins elle la circonscrit et l’apaise. Il importe seulement, lorsque tant de choses restent douteuses, de ne pas nous épuiser en efforts pour étreindre ce qui nous dépasse, et de nous appliquer, au contraire, à pénétrer de plus en plus ce qui nous est accessible dans le divin.

S’il arrive à des hommes de bonne volonté, qui confessent toutes leurs ignorances, de trouver, du moins en partie, la solution de leurs doutes, je pense qu’ils la devront surtout à la pureté, à la noblesse, à l’intensité de leur vie intérieure. Peut-être une foi précise, rendant possible la communion d’âmes maintenant isolées, est-elle en germe dans certains esprits, sans qu’ils en aient conscience. Il en est, parmi ceux-là, qui appellent de leurs vœux un rajeunissement des anciennes croyances ou la formation de croyances nouvelles. D’autres n’entretiennent pas de telles espérances. Mais tous ceux dont je parle se regardent comme dépositaires d’un trésor sacré. Non moins que les fidèles de toutes les Églises, ils tiennent à ne point laisser perdre ou faiblir ce qu’il y eut de plus vital dans la foi des âges précédents : je veux dire la croyance à la suprême réalité du Bien, à la sainteté de la loi morale, au prix infini de l’âme humaine.

  1. C’est l’opinion de M. Renouvier, récemment exposée dans l’Année philosophique.