Épisodes de l’histoire du Ve siècle – Attila/01

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Épisodes de l’histoire du Ve siècle – Attila
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 13 (p. 529-556).
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ATTILA.




LES HUNS ET LE MONDE BARBARE.




Attila, voilà un nom qui s’est conquis une place dans la mémoire du genre humain à côté des noms d’Alexandre et de César : ceux-ci durent leur gloire à l’admiration, celui-là à la peur ; mais admiration ou peur, quel que soit le sentiment qui confère à un homme l’immortalité, on peut être sûr qu’il ne s’adresse qu’au génie. Il faut avoir ébranlé bien violemment les cordes du cœur humain pour que les oscillations s’en perpétuent ainsi à travers les siècles. La sinistre gloire d’Attila tient moins encore au mal qu’il a fait qu’à celui qu’il pouvait faire, et dont le monde est resté épouvanté. L’histoire compte, dans le catalogue malheureusement trop nombreux des dévastateurs, des hommes qui ont détruit davantage, et sur lesquels ne pèse pas, comme sur lui, une malédiction éternelle. Alaric porta le coup mortel à l’ancienne civilisation en brisant le prestige d’inviolabilité qui couvrait Rome depuis sept cents ans ; Genséric eut un privilège unique parmi ces privilèges de ruine, celui de saccager Rome et Carthage ; Radagaise, la plus féroce des créatures que l’histoire ait classées parmi les hommes, avait fait vœu d’égorger deux millions de Romains au pied de ses idoles, et leurs noms ne se trouvent que dans les livres. Attila, qui échoua devant Orléans, qui fut battu par nos pères à Châlons, qui épargna Rome à la prière d’un prêtre et qui périt de la main d’une femme, a laissé après lui un nom populaire synonyme de destruction. Cette contradiction apparente frappe d’abord l’esprit lorsqu’on étudie ce terrible personnage. On aperçoit que l’Attila de l’histoire n’est point tout-àfait celui de la tradition, qu’ils ont besoin de se compléter, ou du moins de s’expliquer l’un par l’autre, et encore faut-il distinguer deux sources de tradition différentes : la tradition romaine, qui tient à l’action d’Attila sur les races civilisées, et la tradition germanique, qui tient à son action sur les races barbares.

Dans l’étude que j’entreprends ici, je tiendrai compte, autant qu’il me sera possible, des documens traditionnels, tout en prenant l’histoire pour guide, surtout les récits contemporains. La vie d’Attila, tranchée par un coup fortuit au moment fixé peut-être pour l’accomplissement de ses vastes projets, n’est qu’un drame interrompu d’où le héros disparaît, laissant le soin du dénoûment aux personnages secondaires. Ce dénoûment, c’est la clôture de l’empire romain d’Occident et le démembrement d’une moitié de l’Europe par les fils, les lieutenans, les vassaux, les secrétaires d’Attila, devenus empereurs ou rois. À l’œuvre des comparses, on peut mesurer la grandeur du héros, et c’est ainsi qu’en jugea le monde ; mais, pour l’intelligence de l’histoire d’Attila, il faut exposer d’abord ce qu’étaient les Huns et les Goths, ces deux peuples ennemis, dont les luttes ne commencent dans le monde barbare sur les bords du Don et du Dniéper que pour se continuer dans le monde romain sur ceux de la Marne et de la Loire.


I. – ARRIVEE DES HUNS EN EUROPE. – FUITE DES VISIGOTHS.

Quand on jette les yeux sur une carte topographique de l’Europe, on voit que la moitié septentrionale de ce continent est occupée par une plaine qui se déroule de l’Océan et de la mer Baltique à la mer Noire, et de là aux solitudes polaires. La chaîne des monts Ourals, du côté de l’est ; celles des monts Carpathes et Hercyniens, du côté du midi, terminent cette immense plaine ouverte à toutes les invasions, et que la charrette l’été, le traîneau l’hiver, parcourent sans obstacle : c’est le grand chemin des nations entre l’Asie et l’Europe. Le Rhin et le Danube, voisins à leur source, opposés à leur embouchure, baignent le pied des deux dernières chaînes, et ferment le midi de l’Europe par une ligne de défense naturelle que des ouvrages faits de main d’homme peuvent aisément compléter. Reliés ensemble au moyen d’un rempart et garnis dans tout leur cours de camps retranchés et de châteaux, ces deux fleuves formaient au IVe siècle la limite séparative de deux mondes en lutte opiniâtre l’un contre l’autre. En-deçà se trouvait la masse des nations romaines, c’est-à-dire civilisées, puisque Rome avait eu l’insigne honneur de confondre son nom avec celui de la civilisation ; au-delà, dans ces plaines sans fin, vivait éparpillée la masse des nations non romaines : en d’autres termes, et, suivant la formule du temps, le midi était Romanie, le nord Barbarie.

Les innombrables tribus composant le monde barbare pouvaient se grouper en trois grandes races ou familles de peuples qui habitent encore généralement les mêmes contrées. C’étaient d’abord, en partant du midi, la famille des peuples germains ou teutons, ensuite celle des peuples slaves, et enfin à l’extrême nord, surtout au nord-est, où on la voyait pour ainsi dire à cheval entre l’Europe et l’Asie, la famille des peuples appelés par les Germains Fenn ou Finn, Finnois, mais qui ne se reconnaissent pas eux-mêmes d’autre nom générique que Suomi, les hommes du pays. Dessinés autrefois, avec assez de régularité, par zones transversales se dirigeant du sud-est au nord-est, les domaines de ces trois familles s’étaient mêlés depuis lors et se mêlaient chaque jour davantage par l’effet des migrations et des guerres de conquête. Au IVe siècle, le Germain occupait, outre la presqu’île scandinave et la partie du continent voisine de l’Océan et du Rhin ; la rive gauche du Danube dans toute sa longueur, puis les plaines de la mer Noire jusqu’au Tanaïs ou Don, enserrant, comme dans les branches d’un étau, le Slave dépossédé d’une moitié de son patrimoine. Les nations finnoises, fort espacées à l’ouest et au nord, mais nombreuses et compactes à l’est autour du Volga et des monts Ourals, exerçaient sur le Germain et le Slave une pression dont le poids se faisait déjà sentir à l’empire romain. Une taille élancée et souple, un teint blanc, des cheveux blonds ou châtains, des traits droits, dénotaient dans le Slave et le Germain une parenté originelle avec les races du midi de l’Europe, et leurs idiomes, quoique formant des langues bien séparées, se rattachaient pourtant à la souche commune des idiomes indo-européens. Au contraire, le Finnois trapu, au teint basané, au nez plat, aux pommettes saillantes, aux yeux obliques, portait le type des races de l’Asie septentrionale, dont il paraissait être un dernier rameau, et auxquelles il se rattachait par son langage. Quant à l’état social, le Germain, mêlé depuis quatre siècles aux événemens de la Romanie, entrait dans une période de demi-civilisation, et semblait destiné à jouer plus tard le rôle de civilisateur vis-à-vis des deux autres races barbares. Le Slave, sans lien national, et toujours courbé sous des maîtres étrangers, vivait d’une vie abjecte et misérable, et le jour où il devait se montrer à l’Europe était encore loin de se lever, — tandis que le Finnois, en contact avec les nomades féroces de l’Asie, engagé dans leurs guerres, soumis à leur action, se retrempait incessamment aux sources d’une barbarie devant laquelle toute barbarie européenne s’effaçait.

Quelques mots de Tacite nous révèlent seuls l’existence des nations finniques dans le nord de l’Europe antérieurement au Ive siècle ; elles y vivaient dans un état voisin de la vie sauvage, et nous ne connaissons que par les poésies mythiques du Kalewala et de l’Edda leurs luttes acharnées contre les populations scandinaves. A. l’est, leur nom disparaît sous des dénominations de confédérations et de ligues qui, formées autour de l’Oural, agissaient tantôt sur l’Asie, tantôt sur l’Europe, mais plus fréquemment sur l’Asie. La plus célèbre de ces confédérations paraît avoir été celle des Khounn, Hounn, ou Huns, qui, au temps dont nous parlons, couvrait de ses hordes les deux versans de la chaîne ouralienne et la vallée du Volga. Elle y existait dès le second siècle de notre ère, puisqu’un géographe de cette époque, Ptolémée, nous signale l’apparition d’une tribu des Khounn parmi les Slaves du Dniéper, et qu’un autre géographe nous montre des Hounn campés entre la mer Caspienne et le Caucase, d’où leurs brigandages s’étendaient en Perse et jusque dans l’Asie Mineure. On croit même retrouver dans les inscriptions cunéiformes de la Perse ce nom terrible inscrit au catalogue des peuples vaincus par le grand roi. Qu’il nous suffise de dire qu’au IVe siècle la confédération hunnique s’étendait tout le long de l’Oural et de la mer Caspienne, comme une barrière vivante entre l’Asie et l’Europe, appuyant une de ses extrémités contre les montagnes médiques, tandis que l’autre allait se perdre, à travers la Sibérie, dans les régions désertes du pôle.

Cette domination répandue sur un si vaste espace, et qui versa pendant trois siècles et par bans successifs sur l’Europe tant de ravageurs et de conquérans jusqu’à l’arrivée des peuples mongols, ne comptait-elle que des tribus de race finnique ? Les conquêtes de Tchinghiz-Khan et de Timour, en nous donnant le secret des dominations rapides et passagères de l’Asie centrale, répondraient au besoin à cette question ; mais l’histoire nous en dit davantage : elle nous apprend que les Huns se divisaient en deux grandes branches, et que le rameau oriental ou caspien portait le nom de Huns blancs, par opposition au rameau occidental ou ouralien, dont les tribus nous sont représentées comme basanées ou plutôt noires[1]. Ces deux branches de la même confédération n’avaient entre elles, aux IVe et Ve siècles, que des liens très lâches et presque brisés, ainsi que nous le fera voir le détail des événemens. Sans nous aventurer donc à ce sujet dans le dédale des suppositions où s’est perdue plus d’une fois l’érudition moderne, noue dirons que, suivant toute probabilité, la domination hunnique comprenait dans son sein les populations que présente encore le pays qu’elle occupait : des Turcs à l’orient, des Finnois à l’occident, et, suivant une hypothèse très vraisemblable, une tribu dominante de race mongole, offrant le caractère physique asiatique plus prononcé que les Finnois : en effet, c’est avec l’exagération du type calmouk que l’histoire nous peint Attila et une partie de la nation des Huns[2].

Dans cette situation, les Huns vivaient de chasse, de vol et du produit de leurs troupeaux. Le Hun blanc détroussait les convois de marchands qui trafiquaient avec l’Inde ; le Hun noir chassait la martre, le renard et l’ours dans les forêts de la Sibérie, et faisait le commerce des pelleteries sous de grandes balles en bois construites près du Jaïk ou du Volga, et fréquentées par les trafiquans de la Perse et de l’empire romain, où les fourrures étaient très recherchées. Cependant on ne se hasardait qu’avec crainte à traverser ces peuplades sauvages, dont la laideur était repoussante. L’Europe, qui n’avait rien de tel parmi ses enfans, les vit arriver avec autant d’horreur que de surprise. Nous laisserons parler un témoin de leur première apparition sur les bords du Danube, l’historien Ammien Marcellin, soldat exact et curieux qui écrivait sous la tente et rendait quelquefois avec un rare bonheur les spectacles qui se déroulaient sous ses yeux. Nous ferons remarquer cependant que le portrait qu’il trace des Huns s’applique surtout à la branche occidentale, c’est-à-dire aux tribus finnoises ou finno-mongoles.


« Les Huns, dit-il, dépassent tout ce qu’on peut imaginer de plus barbare et de plus sauvage, Ils sillonnent profondément avec le fer les joues de leurs enfans nouveau-nés, afin que les poils de la barbe soient étouffés sous les cicatrices ; aussi ont-ils, jusque dans leur vieillesse, le menton lisse et dégarni comme des eunuques. Leur corps trapu, avec des membres supérieurs énormes et une tête démesurément grosse, leur donnent une apparence monstrueuse : vous diriez des bêtes à deux pieds ; ou quelqu’une de ces figures en bois mal charpentées dont on orne les parapets des ponts. Au demeurant, ce sont des êtres qui, sous une forme humaine, vivent dans l’état des animaux. Ils ne connaissent pour leurs alimens ni les assaisonnemens ni le feu : des racines de plantes sauvages, de la viande mortifiée entre leurs cuisses et le dos de leurs chevaux, voilà ce qui fait leur nourriture. Jamais ils ne manient la charrue ; ils n’habitent ni maisons ni cabanes, car toute enceinte de muraille leur paraît un sépulcre, et ils ne se croiraient pas en sûreté sous un toit. Toujours errans par les montagnes et les forêts, changeant perpétuellement de demeures, ou plutôt n’en ayant pas, ils sont rompus dès l’enfance à tous les maux, au froid, à la faim, à la soif. Leurs troupeaux les suivent dans leurs migrations, traînant des chariots où leur famille est renfermée. C’est là que les femmes filent et cousent les vêtemens des hommes, c’est là qu’elles reçoivent les embrassemens de leurs maris, qu’elles mettent au jour leurs enfans, qu’elles les élèvent jusqu’à la puberté. Demandez à ces hommes d’où ils viennent, où ils ont été conçus, où ils sont nés, ils ne vous le diront pas : ils l’ignorent. Leur habillement consiste en une tunique de lin et une casaque de peaux de rats sauvages cousues ensemble. La tunique est de couleur sombre et leur pourrit sur le corps ; ils ne la changent point qu’elle ne les quitte. Un casque aplati et des peaux de bouc roulées autour de leurs jambes velues complètent leur équipage. Leur chaussure, taillée sans forme ni mesure, les gêne à ce point qu’ils ne peuvent marcher, et ils sont tout-à-fait impropres à combattre comme fantassins, tandis qu’on les dirait cloués sur leurs petits chevaux, laids, mais infatigables et rapides comme l’éclair. C’est à cheval qu’ils passent leur vie, tantôt à califourchon, tantôt assis de côté, à la manière des femmes : ils y tiennent leurs assemblées, ils y achètent et vendent, ils y boivent et mangent, ils y dorment même, inclinés sur le cou de leurs montures. Dans les batailles, ils se précipitent sans ordre et sans plan, sous l’impulsion de leurs différens chefs, et fondent sur l’ennemi en poussant des cris affreux. Trouvent-ils de la résistance, ils se dispersent, mais pour revenir avec la même rapidité, enfonçant et renversant tout sur leur passage. Toutefois, ils ne savent ni escalader une place forte ni assaillir un camp retranché. Rien n’égale l’adresse avec laquelle ils lancent, à des distances prodigieuses, leurs flèches armées d’os pointus, aussi durs et aussi meurtriers que le fer. Ils combattent de près, avec une épée qu’ils tiennent d’une main et un filet qu’ils ont dans l’autre, et dont ils enveloppent leur ennemi tandis qu’il est occupé à parer leurs coups. Les Huns sont inconstans, sans foi, mobiles à tous les vents, tout à la furie du moment. Ils savent aussi peu que les animaux ce que c’est qu’honnête et déshonnête. Leur langage est obscur, contourné et rempli de métaphores. Quant à la religion, ils n’en ont point, ou du moins ils ne pratiquent aucun culte : leur passion dominante est celle de l’or… »

Cette absence de culte public dont parle Ammien Marcellin n’empêchait pas les Huns d’être livrés aux grossières superstitions de la magie. Ainsi ils connaissaient et pratiquaient certains modes de divination que les voyageurs européens du XIIIe siècle ont retrouvés encore en honneur à la cour des souverains tartares, successeurs de Tchinghiz-Khan.

Ces pratiques de sorcellerie, sa laideur, sa férocité avaient fait de ce peuple ou de cette réunion de peuples un épouvantail pour les autres. Les Goths n’apprenaient jamais sans une secrète appréhension quelque mouvement des tribus hunniques, et leur appréhension était mêlée de beaucoup d’idées superstitieuses. Le Scandinave et le Finnois avaient toujours été placés en face l’un de l’autre comme des ennemis naturels. À l’extrémité opposée de l’Europe où les deux races se trouvaient en contact, le fils du Finn-mark était pour celui de la Scandie un nain difforme et malfaisant en rapport avec les puissances de l’enfer. Le Goth scandinave, nourri de ces préjugés haineux, les sentit se réveiller en lui, lorsqu’il se rencontra côte à côte sur la frontière d’Asie avec des tribus de la même race, plus hideuses encore que celles qu’il connaissait : il ne leur épargna ni les injures, ni les suppositions diaboliques. Les scaldes, historiens poètes des Goths, racontèrent que du temps que leur roi Filimer régnait, des femmes qu’on soupçonnait d’être all-runes, c’est-à-dire sorcières, furent bannies de l’armée et chassées jusqu’au fond de la Scythie ; que là ces femmes maudites rencontrèrent des esprits immondes, errans comme elles dans le désert ; qu’ils se mêlèrent ensemble et que de leurs embrassemens naquit la race féroce des Huns, « espèce d’hommes éclose dans les marais, petite, grêle, affreuse à voir et ne tenant au genre humain que par la faculté de la parole. » Telles étaient les fables que les Goths se plaisaient à répandre sur ces voisins redoutés. Ceux-ci, à ce qu’il paraît, ne s’en fâchaient point. Semblables aux Tartares du XIIIe siècle, leurs proches parens et leurs successeurs, ils laissaient croire volontiers à leur puissance surnaturelle, diabolique ou non, car cette croyance doublait leur force en leur livrant des ennemis déjà vaincus par la frayeur.

Nous venons de dire que les Goths étaient issus de la Scandinavie, et en effet ils n’habitaient l’orient de l’Europe que depuis la fin du IIIe siècle de notre ère. Émigrés de leur patrie par suite de guerres intestines qui tenaient, selon toute apparence, aux luttes religieuses de l’odinisme, ils quittèrent la côte scandinave de conserve avec les Gépides, qui leur servaient d’arrière-garde. Du point de la Baltique où ils débarquèrent, ils se mirent en marche à travers la grande plaine des Slaves, se dirigeant vers le soleil levant, et ils arrivèrent après de longues fatigues et des combats continuels à l’endroit où le Borysthène ou Dniéper se jette dans la mer Noire : ils se divisèrent alors et campèrent par moitié sur chacune des rives, les Gépides ayant dirigé leur marche plus au midi. La partie de la nation gothique cantonnée à l’orient du fleuve prit par suite de cette circonstance le nom d’Ostrogoths, c’est-à-dire Goths orientaux ; l’autre celui de Wisigoths, Goths occidentaux ; ce furent les noyaux de deux états séparés qui grandirent et se développèrent sous des lois et des chefs différens. Les Ostrogoths élurent leurs rois parmi les membres de la famille des Amales, les Visigoths dans celle des Balthes. Intelligens, actifs, ambitieux, les Goths firent des conquêtes, ceux de l’ouest dans la Dacie qu’ils subjuguèrent jusqu’au Danube, ceux de l’est sur les tribus de la race slave. Mêlés bientôt aux affaires de Rome, comme des ennemis redoutables ou des auxiliaires précieux, les Visigoths y consumèrent toute leur activité, tandis que les Ostrogoths s’aguerrissaient dans des luttes sans fin et sans quartier contre les races les plus barbares. De proche en proche, ils soumirent les plaines de la Sarmatie et de la Scythie jusqu’au Tanaïs du côté du nord, jusqu’à la Baltique du côté de l’ouest. Un de leurs rois, Hermanaric, employa son long règne et sa longue vie à se battre et à conquérir ; maître de la race slave, il retomba de tout le poids de sa puissance sur les peuples de race germanique et réduisit à l’état de vasselage jusqu’aux Gépides et aux Visigoths, ses compatriotes et ses frères.

Tel fut ce fameux empire d’Hermanaric qui valut à son fondateur la gloire d’être comparé au grand Alexandre, dont les Goths avaient entendu parler depuis qu’ils étaient voisins de la Grèce ; mais l’Alexandre de Gothie ne montra ni l’humanité ni la sage politique du roi de Macédoine, qui ménageait si bien les vaincus. Les pratiques d’Hermanaric et des conquérans ostrogoths furent toutes différentes. Un des peuples sujets de leur domination s’avisait-il de remuer, les traitemens les plus cruels le rappelaient bien vite à l’obéissance. Tantôt de grandes croix étaient dressées en nombre égal à celui des membres de la tribu royale qui gouvernait ce peuple, et on les y clouait tous sans miséricorde ; tantôt c’étaient des chevaux fougueux que les Goths chargeaient de leur vengeance, et les femmes elles-mêmes n’échappaient pas à ces affreux supplices. Vers le temps où commence notre récit, un chef des Roxolans, nation vassale des Ostrogoths qui habitait près du Tanaïs, ayant noué des intelligences avec les rois Huns, la trame fut découverte ; mais le coupable eut le temps de se sauver. La colère d’Hermanaric retomba sur la femme de cet homme. Saniehl (c’était son nom) fut liée à quatre chevaux indomptés et mise en pièces. Des frères qu’elle avait jurèrent de la venger ; ils attirèrent Hermanaric dans un guet-apens et le frappèrent de leurs couteaux. Le vieux roi (il avait alors cent dix ans) n’était pas blessé mortellement, mais ses plaies furent lentes à guérir, et elles ne faisaient que se cicatriser lorsqu’un nouvel appel des Roxolans décida les Huns à partir. Tels sont les faits de l’histoire ; mais plus tard, quand le déluge qu’ils avaient provoqué par leurs cruautés impolitiques vint à fondre sur eux, les Goths trouvèrent dans leurs préjugés superstitieux des raisons plus commodes pour justifier leur défaite. Ils racontèrent que des chasseurs huns poursuivant un jour une biche, celle-ci les avait attirés de proche en proche jusqu’au Palus-Méotide, et leur avait révélé l’existence d’un gué à travers ce marais qu’ils avaient cru aussi profond que la mer. Comme un guide attentif et intelligent, la biche partait, s’arrêtait, revenait sur ses pas pour repartir encore, jusqu’à l’instant où, ayant atteint la rive opposée, elle disparut. On devine bien qu’au dire des Goths il n’y avait là rien de réel, mais une apparition pure, une forme fantastique créée par les démons. « C’est ainsi, ajoute Jornandès, Goth lui-même et collecteur un peu trop crédule des traditions de sa patrie, c’est ainsi que les esprits dont les Huns tirent leur origine les conduisirent et les poussèrent à la destruction des nations gothiques. »

Ce fut en l’année 374 que la masse des Huns occidentaux s’ébranlant passa le Volga sous la conduite d’un chef nommé Balamir. Elle se jeta d’abord sur les Alains, peuple pasteur qui possédait la steppe située entre ce fleuve et le Don ; ceux-ci résistèrent quelques instans, puis, se voyant les plus faibles, ils se réunirent à leurs ennemis, suivant l’usage immémorial des nomades de l’Asie. Franchissant alors sous le même drapeau le gué des Palus-Méotides, Huns et Alains se précipitèrent sur le royaume d’Hermanaric. Le roi goth, toujours malade de ses blessures, essaya d’arrêter ce tourbillon de nations, comme dit Jornandès ; mais il fut repoussé. Il revint à la charge, et fut encore battu ; ses plaies se rouvrirent, et, ne pouvant plus supporter ni la souffrance ni la honte, il se perça le cœur de son épée. Le successeur d’Hermanaric, Vithimir, périt bravement dans un combat, laissant deux enfans en bas âge, que des mains fidèles sauvèrent chez les Visigoths. Les Ostrogoths n’eurent plus qu’à se soumettre. Les Visigoths, s’attendant à être attaqués à leur tour, s’étaient retranchés derrière le Dniester sous le commandement du juge ou roi Athanaric, le plus grand de leurs chefs ; mais les Huns, avec leurs légères montures, se jouaient des distances et des rivières. Un gros de leurs cavaliers, avant découvert un gué bien au-delà des lignes des Goths, passa le fleuve par une nuit claire, et, redescendant la rive opposée, surprit le quartier du roi, qui lui-même eut peine à s’échapper. Ce n’était qu’une alerte ; néanmoins ces mouvemens impétueux, imprévus, dérangeaient l’infanterie pesante des Goths et la tenaient dans une inquiétude fatigante. Le Pruth, qui se jette dans le Danube et qui longe à son cours supérieur les derniers escarpemens des monts Carpathes, semblait offrir une ligne de défense plus sûre : Athanaric y transporta son armée. Profitant des leçons des Romains, il fit garnir de palissades et d’un revêtement de gazon la rive droite de la rivière depuis son confluent jusqu’aux défilés de la montagne ; avec ce bouclier devant lui, comme s’exprime un contemporain, et derrière lui la retraite des Carpathes, il espérait se garantir ou du moins tenir bon long-temps : mais la chose tourna tout autrement qu’il ne pensait.

Le danger commun aurait dû réunir les Visigoths, chefs et tribus : le danger commun les divisa. Tout, chez ce peuple, était matière à contestation : la religion comme la guerre, l’attaque comme la défense, et cette division tenait surtout à des changemens profonds survenus dans ses mœurs depuis trois quarts de siècle. Une partie avait embrassé le christianisme, l’autre restait païenne fervente, et tandis qu’Athanaric persécutait cruellement les chrétiens au nom du culte national, deux autres princes de race royale, Fridighern et Alavive, s’étaient déclarés leurs protecteurs. Le patronage de ces deux hommes puissans réussit à calmer les rigueurs de la persécution ; mais il en résulta entre eux et Athanaric une inimitié personnelle, ardente, qui se révélait à chaque occasion. Athanaric, calculant toutes les chances de la guerre actuelle, avait proposé aux Visigoths de faire retraite dans les Carpathes jusqu’au plateau abrupte et presque inaccessible appelé Caucaland, si leur position se trouvait forcée : c’était là son plan ; Fridighern et Alavive en eurent aussitôt un autre. Ils conseillèrent aux tribus visigothes de se réfugier de l’autre côté du Danube, sur les terres romaines, où l’empereur, disaient-ils, ne leur refuserait pas un cantonnement. Constantin n’avait-il pas ouvert la Pannonie aux Vandales Silinges lorsqu’ils fuyaient devant leurs armes ? Valens ne ferait pas moins pour les Goths, qui trouveraient dans quelque endroit de la Mésie ou de la Thrace un sol fertile et de gras pâturages pour leurs troupeaux ; rien ne les y troublerait plus, car ils auraient mis une barrière infranchissable, le Danube et les lignes romaines, entre eux et les démons qui les poursuivaient. Quant aux Romains, ils y gagneraient les services des Goths, qui n’étaient certes point à dédaigner. Voilà ce que répétaient les adversaires d’Athanaric : là-dessus la discorde éclata. Athanaric, ennemi de Rome depuis son enfance et fils d’un père qui lui avait fait jurer sous la foi d’un serment terrible qu’il ne toucherait jamais de son pied la terre des Romains, Athanaric, qui avait tenu religieusement son serment, combattit la proposition de Fridighern comme un outrage pour sa personne et une lâcheté pour les Goths. Fridighern put lui répondre (car c’était là l’opinion de son parti) que si les persécuteurs des chrétiens, ceux qui naguère les faisaient périr sous le bâton, les étouffaient dans les flammes, les attachaient à des solives en forme de croix pour les précipiter ensuite, la tête en bas, dans le courant des fleuves, que si ceux-là pouvaient justement craindre de toucher du pied une terre romaine, il n’en était pas de même des persécutés. L’enfant de Christ était frère de l’enfant de Rome ; on l’avait bien vu au temps du martyre, lorsque les bannis d’Athanaric trouvaient au-delà du Danube non-seulement un refuge toujours ouvert et du pain, mais des consolations, en un mot une hospitalité fraternelle. Le vieil et vénérable Ulfila, apôtre et oracle des Goths, contribuait à répandre ces illusions, qu’il partageait lui-même aveuglément.

Ulfila, dont le nom est resté si célèbre dans l’histoire des Goths, tirait son origine de la Cappadoce. Comme les tempêtes emportent au loin sur leurs ailes le germe des meilleurs fruits, la guerre et le pillage avaient apporté chez les Visigoths les semences du christianisme des familles romaines traînées en captivité leur avaient donné leurs premiers apôtres. D’une de ces familles sortait Ulfila. Né en Gothie, élevé parmi les barbares, sous les yeux d’un père chrétien et romain, il unit dans son cœur le culte de Rome chrétienne à un amour dévoué pour sa nouvelle patrie. Des liens de reconnaissance personnelle le rattachaient d’ailleurs aux Romains : il n’oublia jamais qu’ayant été chargé, bien jeune encore, d’une mission des rois goths à Constantinople, le grand Constantin l’avait accueilli avec intérêt et fait ordonner évêque de sa nation malgré son âge, et enfin qu’un personnage alors fameux, Eusèbe de Nicomédie, le chapelain et le confident de l’empereur, lui avait imposé les mains. De retour en Gothie, Ulfila s’était voué corps et ame à la conversion de ses compatriotes barbares. Pour faciliter sa prédication et rompre en même temps avec les traditions poétiques, qui ne parlaient aux Goths que de leurs dieux nationaux, il imagina de traduire dans leur langue le livre des chrétiens, et, comme les Goths n’avaient pas d’écriture, il leur composa un alphabet avec des caractères grecs et quelques autres, peut-être runiques, qu’il affecta à certaines articulations particulières à leur idiome. Toutefois, il s’abstint de traduire dans l’Ancien Testament les livres des Rois, où sont racontées les guerres du peuple hébreu, de peur de stimuler chez sa nation le goût des armes, déjà trop prononcé, et pensant, dit le contemporain qui nous donne ce détail, que les Goths, en fait de batailles, avaient plutôt besoin d’un frein que d’un éperon. Cette idée naïve peint d’un seul trait le bon et saint prêtre que de tels scrupules tourmentaient. Son œuvre eut plus de portée encore qu’il ne l’avait espéré : ce fut toute une révolution dans les mœurs des Visigoths ; aussi ses compatriotes lui décernèrent-ils le titre de nouveau Moïse. En sa qualité d’évêque, Ulfila avait assisté à plusieurs conciles de la chrétienté romaine, où il s’était fait estimer par la droiture de son ame et la sincérité de sa foi plus que par sa science théologique. Quand la persécution éclata sur les bords du Dniester, Ulfila ne dut la vie qu’à l’hospitalité des Romains de Mésie, qui l’accueillirent avec empressement, lui et tous les confesseurs qui le suivirent dans sa fuite. Cet homme simple et convaincu ne doutait donc point qu’au-delà du Danube fût encore la terre promise pour ses frères et pour lui. Telle était l’autorité de sa parole, qu’elle entraîna sans peine la majorité des Goths, non pas seulement les chrétiens, mais la masse des païens qui ne nourrissaient aucun fiel contre la nouvelle religion. Athanaric, presque abandonné, alla se retrancher avec le reste des tribus dans les défilés de Caucaland.

La troupe de Fridighern et d’Alavive se mit en marche vers le Danube avec autant d’ordre, que le comportait une pareille multitude, traînant avec elle le mobilier de toute une nation. Les hommes armés venaient les premiers, puis les femmes, les enfans, les vieillards, les troupeaux, les chariots de transport. Ulfila, en tête de son clergé blond et fourré, veillait sur l’église ambulante, qui se composait d’une grande tente fixée sur un plancher à roues, et renfermant avec le tabernacle les ornemens et les livres liturgiques. Le trajet n’était pas long, et les Goths atteignirent bientôt la rive du Danube en face des postes de la Mésie. À cette vue et par un mouvement spontané, ils se précipitèrent à genoux, poussant des cris supplians et les bras tendus vers l’autre bord. Les chefs qui les précédaient ayant fait signe qu’ils voulaient parler au commandant romain, on leur envoya une barque dans laquelle montèrent Ulfila et plusieurs notables goths. Conduits devant le commandant, ceux-ci exposèrent leur demande : « Chassés de leur patrie par une race hideuse et cruelle à laquelle, disaient-ils, rien ne pouvait résister, ils arrivaient avec ce qu’ils avaient de plus cher, priant humblement les Romains de leur accorder un territoire, et promettant d’y vivre tranquilles en servant fidèlement l’empereur. » L’affaire était trop grave pour qu’un simple officier de frontière pût la décider : le commandant renvoya donc les députés à l’empereur, qui tenait alors sa cour dans la ville d’Antioche. On mit à leur disposition, suivant l’usage, les chevaux et les chariots de la course publique, et ils partirent, tandis qu’Alavive et Fridighern faisaient camper leurs bandes sur la rive gauche du fleuve, dans le meilleur ordre possible.

L’empire d’Orient se trouvait alors aux mains de Valens, frère de Valentinien Ier, qui, après avoir gouverné glorieusement l’Occident, venait de mourir, pour le malheur des Romains. Valens était un composé bizarre de bonnes qualités et de mauvaises prétentions. On avait estimé en lui, dans les variations de sa fortune, un grand esprit de désintéressement et d’équité : terrible aux méchans, protecteur des petits, il se montrait un dur, mais impartial justicier comme son frère, pour qui il professait une admiration respectueuse. C’était le seul cas où l’on voyait faiblir sa vanité. Soldat rude, mais brave et sympathique aux soldats, général assez expérimenté pour bien commander sous un autre, il s’était laissé éblouir par l’éclat d’une fortune qu’il ne devait qu’au mérite de Valentinien. D’illusions en illusions, il était arrivé à l’aveuglement d’un homme né sur la pourpre c’était la même croyance en sa propre infaillibilité, la même confiance naïve en ses flatteurs. Complètement illettré et si bien fait pour l’être, qu’à l’âge de cinquante ans, et après douze ans de règne en Orient, il n’avait pas encore réussi à entendre couramment la langue grecque, il n’en prétendait pas moins régenter l’église orientale, alors en proie aux déchiremens de l’arianisme. Ces distinctions subtiles, ces piéges de doctrine et surtout de langage que les demi-ariens lançaient comme autant de filets où se prirent souvent les plus habiles, semblaient un jeu pour Valens : il décidait, il tranchait, il innovait, et les évêques de sa cour, gens perdus dans les intrigues, après en avoir fait un théologien infaillible, n’eurent pas de peine à en faire un persécuteur forcené. Valens semblait renier, dès qu’il s’agissait de religion, la droiture et l’équité proverbiales de son caractère, pour n’en justifier que la rigueur. Jamais encore le catholicisme n’avait passé de si mauvais jours : ses évêques étaient bannis, ses temples fermés ; partout en Orient le schisme et l’apostasie étaient provoqués par la corruption ou imposés par la violence. Cet homme qui n’avait eu long-temps de plaisir que dans les fatigues du champ de bataille, qui avait vaincu les Goths et les Perses, ne rêvait plus que théologie ; dans son abandon des affaires, on eût dit qu’il sacrifiait volontiers son titre de prince du peuple romain à celui de prince de l’église arienne.

Valens se livrait donc dans la ville d’Antioche, en compagnie de quelques évêques, ses favoris, à l’un de ces loisirs théologiques qui lui faisaient tout oublier, lorsque la nouvelle des événemens d’outre-Danube lui parvint par de vagues rumeurs. On racontait qu’une race d’hommes inconnus, — sortie des marais scythiques, — s’était précipitée sur l’Europe avec la violence irrésistible d’un torrent, culbutant les Alains sur les Ostrogoths, et ceux-ci sur les Visigoths, qui fuyaient devant elle comme un troupeau timide. D’abord on en rit comme d’une fable, attendu qu’à chaque instant il arrivait de ces contrées lointaines des bruits que l’instant d’après démentait ; mais il fallut bien y croire quand un courrier, venu à toute vitesse, apporta l’annonce officielle des propositions des Visigoths et du départ de leurs députés pour Antioche. La cour fut dans un grand émoi. Que fallait-il répondre aux envoyés ? quelle conduite conversait-il de tenir vis-à-vis des Goths ? Les hommes légers et les courtisans se récriaient sur le bonheur qui accompagnait l’empereur en toute circonstance : « Voilà, disaient-ils, que les ennemis de César sollicitent l’honneur de devenir ses soldats ; la terrible nation des Goths se transforme en une armée romaine devant laquelle la Barbarie tout entière devra trembler. Valens y puisera toutes les recrues dont il aura besoin, laissant le paysan romain à sa charrue ; les terres en seront mieux cultivées, et les provinces, qui ne paieront plus leur contingent militaire qu’en argent, verseront l’abondance dans le trésor de César. » Les hommes sérieux et prudens tenaient un tout autre langage. « Gardons-nous, répétaient-ils, d’introduire les loups dans la bergerie le berger pourrait s’en trouver mal. Un jour viendrait où, cédant à leur naturel féroce, les loups égorgeraient les chiens et se rendraient maîtres du troupeau. » Les argumens pour et contre furent débattus avec vivacité dans le conseil impérial ; Valens les écouta, puis il se décida par une raison que lui seul pouvait imaginer. Il déclara qu’il admettrait les Goths, s’ils se faisaient ariens.

Les Goths avaient reçu le christianisme à peu près de toutes mains ; ils comptaient même des hérésiarques parmi leurs apôtres. Le Mésopotamien Audaeus, qui enseignait que Dieu doit avoir une forme matérielle et un corps, puisqu’il a créé l’homme à son image, Audaeus, avec sa grossière hérésie, s’était fait parmi eux de nombreux prosélytes et des martyrs. Pourtant ils se croyaient bons catholiques, et si les subtilités du demi-arianisme pouvaient prendre en défaut ces théologiens des forêts, ils éprouvaient une profonde horreur pour l’arianisme pur, celui qui ravalait le Christ au-dessous de son père jusqu’à en faire une créature. Les évêques, absorbés par les soins d’une prédication laborieuse, ressemblaient en beaucoup de points au troupeau. Théophile, prédécesseur d’Ulfila, avait souscrit, il est vrai, les actes orthodoxes du concile de Nicée ; mais celui-ci adhéra au formulaire sem-arien de Rimini, que d’abord il ne jugea pas contraire au catholicisme ; puis, voyant beaucoup de signataires se rétracter, il se rétracta comme eux. Or, Valens prétendait qu’Ulfila revînt à son premier avis, et que, par son autorité que l’on savait toute-puissante, il imposât à ses frères les dogmes de l’arianisme mitigé : Valens mettait à ce prix le succès de son ambassade. Une fois le mot d’ordre donné, des docteurs insinuans, des évêques en crédit furent échelonnés sur le passage du barbare à travers l’Asie Mineure ; il en trouvait à chaque station qui, sous le prétexte de le saluer, se mettaient à le catéchiser ou se plaçaient à ses côtés dans le chariot pour le convertir chemin faisant. Au palais d’Antioche, ce fut bien pis ; quand il voulait parler des misères de son peuple, on lui répondait par des dissertations sur l’identité ou la conformité des substances. On le fatiguait d’argumens et de discussions pour le mieux enchaîner, et, pendant ces luttes inhumaines, le malheureux peut-être croyait entendre dans le lointain le cri de ses compatriotes aux abois, qui le suppliaient de les sauver. Au fond, il finit par n’attacher qu’une médiocre importance à des choses si subtiles et qui lui semblaient si obscures, il se persuada que l’ambition des évêques et l’acharnement de l’esprit de parti en faisaient seuls tout le mérite. Ce sont les motifs qui le déterminèrent à se plier aux volontés de l’empereur, si nous en croyons les historiens du temps, et le vieil évêque visigoth, après avoir courbé sous ces dures nécessités sa tête blanchie par l’âge et cicatrisée par le martyre, alla porter aux siens leur salut, qui lui coûtait si cher. Valens triomphait et se croyait un nouveau Constantin. Néanmoins, de peur qu’on ne lui pût reprocher de sacrifier la politique à la religion, il décida que les femmes et les enfans des Goths, au moins des Goths notables, passeraient les premiers et seraient envoyés dans les villes de l’intérieur pour y être gardés à titre d’otages, et que les hommes ne seraient admis à franchir le fleuve qu’autant qu’ils auraient déposé leurs armes. Au moyen de ces précautions sur la sagesse desquelles chacun s’extasiait, Valens crut avoir conjuré tout péril. Une flottille romaine fut chargée d’effectuer le transport des Goths, et des agens civils, sous les ordres d’un officier spécial, le comte Lupicinus, allèrent choisir les cantons où ce peuple de colons s’établirait, mesurer les lots, délivrer des vivres, du bois et des instrumens de culture.

Les difficultés misérables dont Ulfila et ses compagnons s’étaient vus assaillis doublèrent le temps de leur voyage, et cependant les Goths, campés dans la plaine du Danube, comptaient les jours avec une sombre inquiétude. Leurs provisions s’épuisaient, bientôt ils allaient sentir la faim. Portant perpétuellement les yeux des lignes romaines aux plaines du nord, tantôt ils croyaient apercevoir la barque qui ramenait leurs députés, tantôt il leur semblait voir la légère cavalerie des Huns poindre à l’horizon opposé et franchir l’espace avec sa rapidité ordinaire. Ils passaient ainsi vingt fois par jour de l’espoir trompé aux plus mortelles terreurs. Enfin le désespoir les prit. Quoique le Danube, grossi par les pluies, roulât alors une masse d’eau effroyable, beaucoup entreprirent de le traverser de force. Les uns se jettent à la nage et sont emportés par le fil de l’eau, d’autres montent dans des troncs d’arbres creusés ou sur des radeaux qu’ils dirigent avec de longues perches ; mais lorsque, par des efforts inouis, ils sont parvenus à dominer le courant, les balistes romaines dirigent sur eux une grêle de projectiles, et le fleuve roule pêle-mêle des débris de barques et des cadavres. Le retour des députés mit fin à ces scènes de désolation. La flottille romaine fit aussitôt son office, voyageant sans interruption d’un bord à l’autre. Beaucoup, pour ne pas attendre leur tour, se faisaient remorquer sur des troncs d’arbres ou des planches à peine liées ensemble. Les femmes et les enfans passèrent les premiers, conformément aux ordres de l’empereur ; ensuite vinrent les hommes. Des agens chargés de compter les têtes des passagers s’arrêtèrent, dit-on, fatigués ou effrayés de leur nombre. « Hélas ! s’écrie Ammien Marcellin avec une emphase pleine d’amertume, vous compteriez plus aisément les sables que vomit la mer quand le vent la soulève sur les rivages de la Libye[3] ! » On constata pourtant que le nombre des hommes en état de porter les armes était d’environ deux cent mille.

Sur l’autre bord commença un triste et honteux spectacle, où l’administration romaine étala comme à plaisir les plaies de sa corruption. Quand les femmes, les jeunes filles, les enfans eurent été mis à part pour être internés, les préposés romains, tribuns, centurions, officiers civils, se jetèrent sur eux comme sur une proie qui leur était dévolue. Chacun, dit un écrivain du temps, se fit sa part suivant son goût : l’un s’adjugea quelque grande et forte femme ; l’autre quelque jeune fille blonde aux yeux bleus. Les agens de prostitution furent aussi là, trafiquant pour les lieux infâmes. On enlevait les jeunes garçons pour les réduire en servitude. D’autres, plus avares et qui avaient des terres à cultiver, prirent des hommes robustes qu’ils envoyèrent dans leurs propriétés comme serfs ou colons. L’ordre exprès de déposer les armes ne fut exécuté nulle part ; les préposés fermaient les yeux pour de l’argent, et, dans son orgueil sauvage’, le Goth eût plutôt livré tout ce qu’il possédait, son or, sa femme, ses pelleteries, le tapis à double frange qui faisait son luxe ; beaucoup restèrent donc armés. Quant aux vivres qui devaient être distribués aux émigrans, ils se trouvèrent avariés par la fraude des intendans ; ils étaient d’ailleurs en quantité insuffisante. Alors on spécula sur la faim de ces infortunés ; on leur vendit au poids de l’or jusqu’à la chair des animaux les plus immondes. Un chien mort s’échangeait contre un esclave. Il paraît que les femmes transplantées dans les villes de l’intérieur, éblouies par le luxe, amollies par l’abondance, s’accommodèrent assez bien à leur sort. « On les voyait, dit un contemporain, se pavaner sous de riches habits, dans un attirail malséant pour des captives ; mais leurs fils, favorisés par la fécondité du climat, grandirent comme des plantes précoces et vénéneuses, ayant au cœur la haine de Rome. » Que pensait, que disait au milieu de tout cela le Moïse des Goths, qui n’avait procuré à son peuple, au lieu des douceurs de la terre promise, que les misères et la captivité de l’Égypte ? On devinerait difficilement quelles angoisses et quels regrets assaillirent cette ame honnête à la vue de tant de déceptions, mais, si justes que fussent ses regrets, il dut remplir sa promesse. Les Goths païens furent baptisés, et tous jurèrent d’adopter le formulaire de Rimini, ou plutôt la profession de foi de leur évêque, car là était pour eux l’orthodoxie. Ulfila, pour prévenir en eux tout scrupule de conscience, leur expliqua, conformément au système qu’il s’était fait à lui-même, que ces détails n’importaient que faiblement à la religion du Christ. Cela n’empêcha pas que les Visigoths ne cessassent dès-lors d’appartenir à la chrétienté catholique, et que plus tard, par le progrès naturel des doctrines et l’opiniâtreté de l’esprit de secte, ils ne devinssent ariens véritables, ariens propagandistes et persécuteurs.

Tant d’outrages, tant d’iniquités finirent par exaspérer les Goths un guet-apens, tendu par le comte Lupicinus à leurs chefs Fridighern et Alavive au milieu d’un festin, mit le comble à leur colère : ils ouvrirent le passage du Danube à d’autres bandes barbares qui les avaient suivis ; ils se procurèrent ou se fabriquèrent clandestinement les armes qui leur manquaient, et se mirent à piller. Une armée romaine tenta de les arrêter ; elle fut battue près de Marcianopolis, capitale de la Petite-Scythie. Fridighern empêchait ses compagnons de perdre leur temps contre les places fortes, qu’ils ne savaient pas assiéger ; son mot d’ordre était : « Paix aux murailles ! » mais les bourgades ouvertes, mais la villa du riche et la cabane du pauvre voyaient fondre sur elles une guerre sans quartier. Toutes les injures accumulées par les Romains sur les Goths, pillages, viols, assassinats, leur furent rendues au centuple. Tiré de ses rêves de gloire théologique, Valens accourut à Constantinople, et fut presque lapidé par le peuple : les catholiques triomphaient. Comme il sortait de la ville, un ermite, quittant sa cellule, construite non loin de la route, se mit en travers devant lui, et l’arrêta pour le maudire et lui annoncer sa mort prochaine. Le malheur dissipant dans l’esprit de Valens toutes les fumées de la puissance, il redevint, comme aux jours de sa jeunesse, un soldat vigoureux et hardi jusqu’à l’imprudence. Avec une armée en désarroi, quelques troupes fraîches et des recrues, il entreprit bravement de balayer ces bandes victorieuses ou de périr à la tâche. Dans son impatience de combattre ou dans sa crainte de se laisser ravir la gloire du succès, il refusa d’attendre son neveu Gratien, empereur d’Occident, qui s’était mis en route pour le rejoindre : cet empressement le perdit. Les Romains manquaient de vivres, et Fridighern, qui le savait, les promenait de délai en délai pour les affamer ; tantôt c’était un prêtre qui venait au nom du ciel protester des intentions pacifiques des Goths ; tantôt de feintes propositions d’accommodement amusaient l’empereur, pendant que le rusé barbare ralliait une de ses divisions de cavalerie absente du camp.

La bataille se livra dans une plaine entre Adrianopolis, aujourd’hui Andrinople, et la petite ville de Nicée, le 9 août 378, par un jour d’une chaleur accablante. Pour augmenter les souffrances des Romains, Fridighern fit mettre le feu à des broussailles dont la plaine était couverte de leur côté, et, l’incendie se communiquant de proche en proche, le camp romain se trouva comme emprisonné dans un cercle de flammes. L’audace même de Valens nuisit à son succès. S’étant avancé sans précaution à la tête de ses gardes, il entraîna les légions, qui, séparées de leur cavalerie, furent bientôt cernées par les Goths. Des nuages d’une poussière fine obscurcissaient le ciel et empêchaient les combattans d’apercevoir leurs ennemis : les traits partaient au hasard ; on se cherchait, on s’égarait comme dans l’ombre d’un crépuscule. Quand les fronts des armées se rencontrèrent, la masse des Barbares, poussant toujours dans le même sens, parvint à rompre l’ordonnance des légions, qu’elle écrasa de son poids. Sur ces entrefaites, la nuit arriva, nuit sombre et sans lune. Valens, que ses généraux pressaient en vain de se retirer, combattait toujours, quand il tomba percé d’une flèche. Quelques soldats le relevèrent et l’emportèrent dans une cabane de paysan qui se trouvait à peu de distance du champ de bataille. On pansait sa blessure, lorsqu’une bande de pillards goths s’approcha, et, trouvant les portes défendues, amoncela autour de la cabane de la paille et des fagots auxquels elle mit le feu. Valens périt brûlé ; les deux tiers de son armée jonchaient la plaine, et les contemporains purent justement comparer cette journée néfaste à celle de Cannes.

Maîtres de la Thrace et de la Macédoine, les Goths ravagèrent ces provinces tout à leur aise jusqu’à l’année suivante, où Théodose vint prendre possession de l’Orient. Non moins habile à pacifier qu’à vaincre, le nouvel empereur fit sentir aux Barbares la force de son bras avant de les recevoir à composition ; puis, les ayant réduits à l’implorer, il les enferma dans un cantonnement où il mit à profit leurs services. Après sa mort, la trahison de Rufin, ministre d’Arcadius, les en tira pour les lancer sur la Grèce. Alors commença, sous la conduite d’Alaric, le plus célèbre de leurs rois, ce long et sanglant pèlerinage des Visigoths qui les conduisit à travers la Grèce et l’Italie jusque dans le midi des Gaules, où ils s’arrêtèrent.


II. – EMPIRE HUNNIQUE SUR LE DANUBE. – ATTILA ET BLEDA.

Comme la mer, lorsqu’elle a franchi ses digues, se précipite et couvre en un instant des plaines sans défense, ainsi les hordes de Balamir eurent bientôt couvert tout le pays que la fuite des Goths rendait libre. Arrivés devant le vaste fossé du Danube, les Huns s’arrêtèrent avec crainte et n’inquiétèrent point l’empire romain ; mais ils continuèrent à batailler contre les peuples barbares. Ils ne laissaient point d’ennemis derrière eux : la nation des Ostrogoths s’était résignée au joug ; les anciens vassaux d’Hermanaric passaient l’un après l’autre à Balamir ; Athanaric seul tenait bon avec ses tribus fidèles dans les vallées les plus abruptes des Carpathes ; mais ces tribus mêmes, traquées dans leurs défilés et mourant de faim, résolurent d’imiter l’exemple de Fridighern, qu’elles avaient tant blâmé, et de se donner aux Romains plutôt que de courber la tête sous les fils des sorcières. Quelles que fussent ses répugnances, Athanaric adopta ce parti, et, les Romains n’ayant point repoussé sa demande, les Visigoths sortirent à l’improviste de leurs rochers, gagnèrent la rive du fleuve et s’embarquèrent. Ce fut pour toutes les nations européennes, civilisées ou barbares, un grand événement que cette intrusion des Huns au milieu d’elles, ce progrès de l’Asie nomade sur l’Europe. Tout, dans la contrée envahie, changea d’aspect aussitôt : les rudimens de culture qui provenaient des Goths furent abandonnés ; la vie sédentaire disparut ; la vie nomade revint dans toute son âpreté, et la zone circulaire qui menait du bas Danube à la mer Caspienne le long de la mer Noire ne fut plus qu’un passage perpétuellement sillonné de hordes et de troupeaux. La tribu royale des Huns se fixa sur le Danube, comme une sentinelle vigilante occupée à épier ce qui se passait au-delà. Chaque année, le palais de planches de ses rois fit un pas de plus vers le cours moyen du fleuve, et chaque année quelque empiétement sur les peuplades riveraines, en prolongeant la frontière des Huns, multiplia leurs points de contact avec l’empire romain.

Dans cette situation, les Huns, qui ne cultivaient point et qui eurent bientôt détruit le peu de culture qu’ils avaient trouvée, ne pouvaient vivre sans recevoir des Romains du blé et de l’argent, ou sans piller leurs terres. Il fallut donc de toute nécessité que Rome les prît à sa solde, et ils la servirent bien soit contre les autres, soit contre eux-mêmes. Qu’on se représente l’empire mongol toutes les fois qu’il ne fut pas concentré dans la main d’un Tchinghiz-Khan ou d’un Timour ; c’est le spectacle qu’offrait alors l’empire des Huns : des hordes séparées, des royaumes distincts, des chefs indépendans ou à peu près, reconnaissant à peine un lien fédératif. L’un menaçait-il quelque province romaine d’une invasion, l’autre proposait aussitôt à l’empereur des troupes auxiliaires pour la défendre. C’était une joûte autorisée entre frères, une industrie pratiquée par tous et réputée d’autant plus honnête qu’elle était plus lucrative. La faiblesse du lien fédéral se faisait surtout sentir entre les deux groupes principaux de la domination hunnique. Les Huns blancs et toutes les hordes caspiennes qui n’avaient point suivi Balamir prétendaient se gouverner, faire la guerre ou la paix à leur fantaisie ; il en était de même des tribus qui, bien qu’appartenant aux Huns noirs, s’étaient arrêtées près de la limite de l’Europe sans pousser plus loin. La politique romaine, habile à ce genre de travail, s’interposait dans ces séparations pour les élargir, ne négligeant ni l’argent ni les promesses, et recherchant surtout l’alliance des Huns orientaux afin de contenir ceux du Danube. La tribu royale elle-même n’avait point d’unité, et ses membres, qui se partageaient le gouvernement des tribus, agissaient chacun de son côtés. Ce fut la terrible volonté d’Attila qui leur imposa cette unité d’action comme un premier pas vers la formation d’un empire unitaire.

Théodose, qui avait pour système de tenir en échec les auxiliaires barbares les uns par les autres, employa les Huns pour contrebalancer les Goths, dont il redoutait la force. Cette politique fut également celle de ses fils. Nous voyons, en 405, un certain Uldin, roi des Huns, servir Honorius contre les bandes de Radagaise, et décider par une charge de sa rapide cavalerie la victoire de Florence. Uldin avait déjà mérité les bonnes graces d’Arcadius en lui envoyant, bien empaquetée, la tête du Goth Gaïnas, général romain, en révolte contre son empereur et réfugié au-delà du Danube. Il semble que toutes les fois qu’il s’agissait de se mesurer avec les Visigoths, qui n’étaient pour eux que des sujets fugitifs, les Huns ressentissent un redoublement d’ardeur. Avec les embarras de l’empire, les contingens hunniques s’accrurent ; déjà nombreux sous Honorius et Arcadius, ils le devinrent davantage, et on les vit s’élever au chiffre énorme de soixante mille hommes pendant la régence de Placidie. Grace à cet état de choses, qui faisait affluer l’argent dans leur trésor, les rois huns ménagèrent un pays qui les engraissait plus par la paix qu’il n’eût fait par des pillages partiels. Ils se conduisirent donc assez pacifiquement pendant les cinquante premières années de leur établissement sur le Danube.

Toutefois, si le monde romain échappa d’abord à l’action directe des Huns, il n’échappa point au contre-coup des désordres que leur arrivée et leurs guerres produisirent sur sa frontière du nord. La vallée du Danube, encombrée de tribus barbares de toute race qui se croisaient dans leur marche, se choquaient, se culbutaient les unes sur les autres, ressemblait à une fourmilière bouleversée. Au milieu de tous ces chocs, il se forma comme deux courans en sens contraire par où ce trop plein de nations essaya de s’écouler. L’un se dirigea sur l’Italie par les Alpes illyriennes, et produisit l’invasion de Radagaise, qui mit Rome, en 405, à deux doigts de sa perte ; l’autre remonta le Danube vers son cours supérieur, pour se reverser sur la Gaule. Cette dernière émigration était provoquée par les Alains, qui s’étaient séparés des Huns et craignaient leur colère. Sur son passage, la horde alaine, nomade comme les Huns, déplaçait les populations riveraines du fleuve, et les faisait marcher avec elles. Elle s’adjoignit ainsi les Vandales Silinges, cantonnés sur la rive romaine depuis Constantin, les Vandales Astinges, établis sur la rive barbare, au pied des Carpathes, et plus loin les nombreuses tribus des Suèves. Cette armée de peuples envahit la Gaule le dernier jour de l’an 406, et, après l’avoir remplie de ruines pendant quatre ans, elle passa dans la province d’Espagne, dont elle se partagea les lambeaux. Tel fut, pour l’empire d’Occident, une des conséquences de l’arrivée des Huns : ce n’était pas la plus funeste.

Les Huns avançaient toujours, occupant les territoires déblayés par l’émigration, et bientôt leurs tentes se dressèrent sur le moyen Danube. Quand ils y furent, leurs éclaireurs ne tardèrent pas à faire connaissance avec les nations germaniques voisines de la forêt Hercynienne et du Rhin. Les historiens racontent à ce sujet une aventure assez curieuse, et qui nous intéresse à plus d’un titre, nous autres Français, parce qu’elle concerne un des peuples dont le sang est mêlé dans nos veines, le peuple des Burgondes ou Bourguignons. Ce peuple habitait naguère tout entier au pied des monts Hercyniens et sur les rives du Mein, où il vivait de la culture des terres, de travaux de charpente ou de charronnage, et du prix de ses bras qu’il louait dans les villes romaines de la frontière. Une partie de ses tribus s’était séparée des autres, en 407 ou 408, pour passer en Gaule, où elle avait obtenu de l’empereur Honorius un cantonnement dans l’Helvétie : la partie qui n’avait point quitté le territoire de ses pères était la plus faible. C’est sur elle que vinrent s’exercer les premiers pillages des Huns dans la vallée du Rhin. Au moment où l’on s’y attendait le moins, les villages burgondes étaient brûlés, les moissons enlevées, les femmes traînées en captivité ; puis le roi Octar, qui dirigeait ces pillages, partait pour reparaître bientôt après. Les Burgondes essayèrent de résister et furent battus. Ils obéissaient alors à un gouvernement théocratique, composé d’un grand-prêtre inamovible, appelé siniste, et de rois électifs et amovibles à la volonté de l’assemblée du peuple, ou plutôt à celle du grand-prêtre. L’armée burgonde éprouvait-elle un revers, l’année était-elle mauvaise et la récolte gâtée, quelque fléau naturel venait-il frapper la nation, vite elle destituait des rois qui n’avaient pas su se rendre le ciel favorable : ainsi le voulait la loi. On pense bien que, dans la circonstance présente, les Burgondes n’épargnèrent pas leur roi ; mais ils firent plus, ils cassèrent leur grand prêtre. Après en avoir mûrement délibéré, ils résolurent de s’adresser à un évêque romain pour obtenir, par son intermédiaire, le patronage du grand Dieu des chrétiens, car ils soupçonnaient leurs divinités de faiblesse ou d’impuissance contre la race infernale qui les attaquait. L’évêque consulté (on croit que ce fut saint Sévère de Trèves) leur répondit que le moyen d’obtenir ce qu’ils demandaient, c’était de recevoir le saint baptême « Demeurez ici, leur dit-il, vous jeûnerez pendant sept jours ; je vous instruirai et vous baptiserai. » Le septième jour, il les baptisa. Le narrateur contemporain de qui nous tenons ces détails semble insinuer que ce fut tout le peuple des Burgondes transrhénans qui reçut ainsi le baptême, chose peu probable, si l’on examine les circonstances : il y a plus de raison de croire que ceci se passa entre l’évêque et les principaux chefs au nom de tout le peuple et en quelque sorte par procuration pour lui. Quoi qu’il en soit, le moyen réussit. Cuirassés dès-lors contre les démons, les Burgondes se crurent invincibles ; ils attaquèrent à leur tour et taillèrent en pièces les Huns avec trois mille hommes seulement contre dix mille. Le roi Octar, qui sortait d’une orgie la veille de la bataille, étant mort subitement pendant la nuit, les Burgondes virent dans cet événement comme dans l’autre la main du nouveau Dieu qui les protégeait : les Burgondes de la Gaule étaient déjà chrétiens.

Cet Octar dont nous venons de parler était frère de Moundzoukh, père d’Attila ; il avait deux autres frères, Oëbarse et Roua, chefs souverains comme lui, de sorte que cette famille, issue du sang royal, tenait sous sa main la majeure partie des hordes hunniques. Roua surtout était un chef capable et décidé. Par sa liaison avec le patrice romain Aëtius, qui avait été son otage, il était parvenu à mettre le pied dans les affaires intérieures de Rome d’une façon plus qu’incommode pour les empereurs[4]. Roua, qui prenait de toutes mains, s’était fait donner par l’Auguste d’Orient, Théodose II, une subvention annuelle de trois cent cinquante livres d’or, qu’il qualifiait de tribut, mais à laquelle celui-ci donnait le nom plus honnête de solde, par la raison que Roua, ayant reçu un brevet de général romain, était officier de l’empereur, lequel était libre de lui affecter tel traitement ou telle gratification qu’il lui plairait, suivant son mérite : c’était par ces honteux sophismes que la cour de Byzance cherchait à se dissimuler sa lâcheté Quant aux généraux romains de la façon de Roua, sachant que leur principal mérite était de faire peur, ils usaient largement de ce moyen, qui aboutissait toujours à une augmentation de solde. Roua prétendait établir en principe, vis-à-vis de l’empire, que tout ce qui existait sur la rive septentrionale du Danube, terres et nations, appartenait aux Huns, comme le midi appartenait aux Romains ; que c’était là leur domaine, dans lequel nul autre peuple n’avait le droit de s’immiscer. Trois ou quatre peuplades ultra-danubiennes ayant fait un traité d’alliance offensive et défensive avec la cour de Byzance, Roua se plaignit vivement, et menaça de la guerre. Deux consulaires lui furent députés pour entrer en explication ; mais dans l’intervalle, en 434 ou 435, Roua mourut, laissant son trône aux mains de ses deux neveux, Attila et Bléda : ce furent les nouveaux rois qui reçurent l’ambassade romaine.

La conférence eut lieu dans une plaine à droite du Danube, à l’embouchure de la Morawa et tout près de la ville romaine de Margus : les Huns arrivèrent à cheval, et, comme ils ne voulurent point mettre pied à terre, il fallut que les ambassadeurs romains, sous peine de faillir à leur dignité, restassent également sur leurs chevaux. Ils entendirent là un langage qui ne laissa pas de les inquiéter un peu pour l’avenir. La rupture immédiate de l’alliance avec les tribus danubiennes, l’extradition de tous les Huns grands ou petits qui portaient les armes ou s’étaient réfugiés dans l’empire d’Orient, la réintégration des prisonniers romains évadés sans rançon ou le paiement de huit pièces d’or pour chacun d’eux, l’engagement formel de ne secourir aucun peuple barbare en hostilité avec les Huns, enfin l’augmentation du tribut qui, de trois cent cinquante livres d’or, serait porté à sept cents, — telles furent les clauses du traité proposé ou plutôt exigé par Attila. Aux objections des envoyés, à leurs moindres demandes d’explication, le roi hun n’avait qu’une réponse : « La guerre ! » Et comme les ambassadeurs savaient trop bien que leur maître était disposé à tout faire, la guerre exceptée, ils se crurent autorisés à tout promettre. On jura donc de part et d’autre, chacun prêtant serment à la manière de son pays. Ainsi fut conclu ce fameux traité de Margus que nous verrons si souvent invoqué par Attila, et qui lui servit d’arsenal pour battre l’empire romain par la politique, quand il ne l’attaquait pas par les armes. Pour preuve de leur fidélité religieuse à remplir les traités, les Romains se hâtèrent de livrer deux de leurs hôtes, jeunes princes du sang royal, fils de Mama et d’Attacam, personnages de distinction chez les Huns. Ils furent livrés sur le territoire romain, en vue de Carse, petite ville fortifiée de la Thrace danubienne, et Attila les fit crucifier aussitôt sous les yeux de ceux qui les lui amenaient : c’est ainsi qu’il inaugura son règne.

Attila était frère puîné de Bléda ; mais, quoiqu’ils régnassent en commun, le sceptre résidait de fait aux mains du plus jeune. Il avait alors de trente-cinq à quarante ans, ce qu’on peut induire de la remarque faite par les historiens, qu’en 451, époque de son expédition dans les Gaules, ses cheveux étaient déjà presque blancs. Cette supposition reporterait sa naissance aux dernières années du Ve siècle, vingt ou vingt-cinq ans après l’établissement des hordes hunniques en Europe. Le nom d’Attila ou Athel que portait le fils de Moundzoukh, et qui n’est autre que l’ancien nom du Volga, a fait penser avec quelque raison qu’il avait vu le jour sur les bords de ce fleuve, dans la demeure primitive des Huns ; en tout cas, il devint homme sur ceux du Danube : c’est là qu’il apprit la guerre, et que, mêlé de bonne heure aux événemens du monde européen, il connut le jeune Aëtius, otage des Romains près de son oncle Roua. Probablement, et d’après ce qui se pratiquait par une sorte d’échange entre la barbarie et la civilisation, tandis qu’Aëtius faisait ses premières armes chez les Huns, Attila faisait les siennes chez les Romains, étudiant les vices de cette société comme le chasseur étudie les allures d’une proie : faiblesse de l’élément romain et force de l’élément barbare dans les armées, incapacité des empereurs, corruption des hommes d’état, absence de ressort moral dans les sujets, en un mot tout ce qu’il sut si bien exploiter plus tard, et qui servit de levier à son audace et à son génie. Aëtius et lui restèrent liés d’une sorte d’amitié qui se manifestait par de petits services et une réciprocité de petits cadeaux. Le Romain fournissait au Hun ses secrétaires latins et ses interprètes ; le Hun lui envoyait en retour quelque objet curieux, quelque monstre difforme ou risible : un jour il lui envoya un nain. Ces deux hommes s’appréciaient et se redoutaient secrètement comme deux rivaux que les chances de la fortune amèneraient un jour sur les champs de bataille en face l’un de l’autre, et qui seuls étaient dignes de se mesurer.

L’histoire nous a laissé un portrait d’Attila d’après lequel on peut se représenter assez exactement ce barbare fameux. Court de taille et large de poitrine, il avait la tête grosse, les yeux petits et enfoncés, la barbe rare, le nez épaté, le teint presque noir. Son cou jeté naturellement en arrière, et ses regards qu’il promenait autour de lui avec inquiétude ou curiosité, donnaient à sa démarche quelque chose de fier et d’impérieux. « C’était bien là, dit Jornandès que nous aimons à citer, parce qu’il nous reproduit naïvement les impressions restées chez les nations gothiques, c’était bien là un homme, marqué au coin de la destinée, un homme né pour épouvanter les peuples et ébranler la terre. » Si quelque chose venait à l’irriter, son visage se crispait, ses yeux lançaient des flammes ; les plus résolus n’osaient affronter les éclats de sa colère. Ses paroles et, ses actes mêmes étaient empreints d’une sorte d’emphase calculée pour l’effet ; il ne mena fait qu’en termes effrayans ; quand il renversait, c’était pour détruire plutôt que pour piller ; quand il tuait, c’était pour laisser des milliers de cadavres sans sépulture en spectacle aux vivans. À côté de cela, il se montrait doux pour ceux qui savaient se soumettre, exorable aux prières, généreux envers ses serviteurs, et juge intègre vis-à-vis de ses sujets. Ses vêtemens étaient simples, mais d’une grande propreté ; sa nourriture se composait de viandes sans assaisonnemens, qu’on lui servait dans des plats de bois ; en tout, sa tenue modeste et frugale contrastait avec le luxe qu’il aimait à voir déployer autour de lui. Avec l’irascibilité du Calmouk, il en avait les instincts brutaux ; il s’enivrait, il recherchait les femmes avec passion. Quoiqu’il eût déjà, suivant l’expression de Jornandès, « des épouses innombrables, » il en prenait chaque jour de nouvelles, « et ses enfans formaient presque un peuple. » On ne lui connaissait aucune croyance religieuse, il ne pratiquait aucun culte ; seulement des sorciers, attachés à sa personne comme les chamans à celle des empereurs mongols, consultaient l’avenir sous ses yeux dans les circonstances importantes.

Cet homme, dont la vie se passa dans les batailles, payait rarement de sa personne ; c’est par la tête qu’il était général. Asiatique dans tous ses instincts, il ne plaçait même la guerre qu’après la politique, donnant toujours le pas aux calculs de la ruse sur la violence, et les estimant davantage. Créer des prétextes, entamer des négociations à tout propos, les enchevêtrer les unes dans les autres comme les mailles d’un filet où l’adversaire finissait par se prendre, tenir perpétuellement son ennemi haletant sous la menace, et surtout savoir attendre, c’était là sa suprême habileté. Le prétexte le plus futile lui semblait bien souvent le meilleur, pourvu qu’on n’y pût pas satisfaire : il le quittait, le reprenait, le laissait dormir pendant des années entières, mais ne l’abandonnait jamais. C’était un curieux spectacle que ces ambassades sans nombre dont il fatigua plus tard la cour de Byzance, et qu’il confiait aux favoris qu’il voulait enrichir. Connaissant les allures de cette cour corrompue et corruptrice, qui croyait acheter par des présens la complaisance des négociateurs barbares, il y envoyait ses serviteurs faire fortune aux dépens de l’empire, sauf à compter ensuite avec eux. Il poussait l’impudence jusqu’à les recommander aux libéralités impériales, et sa recommandation était un ordre. Un de ses secrétaires ayant eu la fantaisie d’épouser une riche héritière romaine, il fallut que Théodose la lui trouvât, et, la jeune fille s’étant fait enlever pour échapper à cet odieux mariage, le gouvernement romain dut la remplacer par une autre aussi riche et plus résignée. Tel était l’homme aux mains duquel allaient tomber les destinées du monde.

Attila n’avait mis tant de hâte à garrotter, comme il l’avait fait, les Romains par le traité de Margus que pour se livrer, sans préoccupations extérieures, à des réformes intérieures qui devaient changer l’état de son royaume. L’idée assez vague de Roua sur les droits de la nation hunnique au nord du Danube était devenue, dans la tête du nouveau roi, un vaste système qui ne tendait pas à moins qu’à créer, au moyen des Huns réunis sous le même gouvernement et obéissant à la même volonté, un empire des nations barbares en opposition à l’empire romain, qu’à faire, en un mot, pour le nord de l’Europe ce que Rome avait fait pour le midi. Son premier soin fut d’établir sa suprématie en Occident parmi tous ces petits chefs, ses égaux, tâche difficile, mais à laquelle il réussit, son oncle Oëbarse ayant donné lui-même l’exemple de la soumission. En Orient, dans le rameau des Huns blancs et chez les hordes des Huns noirs qui n’avaient pas suivi Balamir, l’entreprise offrait encore plus d’obstacles ; mais elle réussit également, grace à quelques circonstances favorables. Théodose, malgré ses obligations récentes, travaillait à s’attacher les Acatzires, nation hunnique qui, sous le nom de Khazars, vint désoler plus tard la vallée du Danube, et qui occupait pour lors la steppe du Don, où elle avait remplacé les Alains. Les Acatzires formaient une petite république gouvernée par des chefs de tribus qui se reconnaissaient un supérieur dans le plus ancien d’entre eux. Soit ignorance, soit maladresse, les émissaires de Théodose, chargés de distribuer des présens à ces chefs, négligèrent de commencer par leur doyen, nommé Kouridakh, lequel se crut volontairement offensé. Il s’en vengea en avertissant Attila de ce qui se passait. Celui-ci accourut bien vite à la tête d’une grande armée, s’établit dans le pays, battit et tua la plupart des chefs, et, n’apercevant point Kouridakh, le fit inviter à venir, disant qu’il l’attendait pour partager les fruits de la victoire ; mais le vieil Acatzire, qui s’était retranché avec sa tribu dans un lieu à peu près inaccessible, se garda bien d’en sortir. « Je ne suis qu’un homme, répondit-il à l’envoyé d’Attila, et si mes faibles yeux ne peuvent regarder fixement un rayon de soleil, comment soutiendraient-ils l’éclat du plus grand des dieux ? » Attila vit à qui il avait affaire et laissa Kouridakh tranquille ; mais il fit du reste des tribus un royaume pour l’aîné de ses fils, nommé Ellac. De ce royaume, comme d’un centre d’opérations, il fit une série de guerres, presque toutes heureuses, contre les hordes hunniques de l’Asie. De là il passa chez les nations slaves et teutones, poursuivant ses conquêtes jusqu’aux rivages de la mer Baltique, et soumit tout le nord de l’Europe, excepté la Scandinavie et l’angle occidental compris entre l’Océan, le Rhin et une ligne qui, partant du Rhin supérieur, suivrait à peu près le cours de l’Elbe. Cet empire égalait en étendue l’empire romain, s’il ne le dépassait pas.

Ces grandes choses ne s’accomplirent point sans qu’Attila se fît une multitude d’ennemis, surtout parmi les membres de la tribu royale, qu’on voyait se regimber en toute occasion. Il y en eut qui passèrent en Romanie pour solliciter l’appui de l’empereur ; mais la lâcheté de Théodose conspirait toujours avec la cruauté d’Attila : les malheureux furent rendus pour être suppliciés. Bléda se mêla-t-il à ces complots ? prit-il parti pour les chefs mécontens ? ou bien sa seule présence faisait-elle obstacle à l’ambition d’un frère qui ne voulait point reconnaître d’égal ? On ne le sait pas : l’histoire nous a caché les détails et le nœud d’une affreuse tragédie domestique dont elle ne nous montre que la catastrophe. Attila tua Bléda, « par fraude et embûches, » disent les historiens ; l’un d’eux ajoute qu’il préludait ainsi par un fratricide à l’assassinat du genre humain. Les mœurs des Huns étaient si violentes, que ce crime ne souleva pas l’indignation publique ; quelques tribus attachées particulièrement à Bléda, quelques amis qui voulurent soutenir sa mémoire, se montrèrent seuls et furent aisément comprimés. Vers le même temps, un incident propre à frapper les imaginations vint donner à l’autorité d’Attila et même à son crime une sorte de sanction surnaturelle. Il faut savoir, pour l’intelligence de ceci, que les anciens Scythes, habitans des plaines portiques, avaient pour idole une épée nue enfouie dans la terre, et dont la pointe seule dépassait le sol : divinité bien digne de ces solitudes livrées au droit du plus fort. Les races ayant succédé aux races, les dominations aux dominations sur le territoire de la Scythie, l’épée de Mars (c’est le nom que lui donnaient les Romains) resta oubliée pendant bien des siècles. Un bouvier hun, voyant boiter une de ses génisses, profondément blessée au pied, en rechercha la cause, et, guidé par la trace du sang, il découvrit un fer aigu en saillie parmi les hautes herbes. Creuser le sol à l’entour, retirer l’épée rongée de rouille et la porter au roi, ce fut le premier soin du bouvier. Le roi la reçut avec joie comme un présent du ciel, un signe de la souveraineté qui lui était donnée fatalement sur tous les peuples du monde : au moins chercha-t-il à répandre cette opinion, s’il ne la partageait pas lui-même. De ce moment, il agit et parla en maître et empereur de toute la Barbarie.

Ce premier pas fait ou presque fait, Attila avait ramené ses regards sur la Romanie, qu’il laissait en repos depuis six ou sept ans. La façon dont il fit sa rentrée, en 441, dans les affaires de l’empire, mérite une mention particulière, parce qu’elle peint bien son caractère et sa politique. Il devait y avoir dans un des châteaux de la frontière un de ces marchés mixtes où les Barbares étaient admis ; les Huns s’y rendirent en grand nombre et armés secrètement. Au milieu de la foire, ils tirèrent leurs armes, se jetèrent sur la foule, pillèrent les marchandises, et se rendirent maîtres de la place. Aux demandes d’explication qui vinrent de Constantinople, Attila répondit que ce n’était là qu’une revanche, attendu que l’évêque de Margus, s’étant introduit clandestinement dans la sépulture des rois huns, en avait pillé les trésors. Bien qu’au fond l’évêque de Margus fût assez peu digne d’intérêt, le fait qu’on lui imputait semblait trop invraisemblable, et l’accusé le niait avec trop d’assurance, pour que le gouvernement romain ne soutînt pas sa dénégation. Pendant ces dits et contredits, Attila parcourait la rive du fleuve, saccageant les villes ouvertes et rasant les châteaux ; il prit ainsi Viminacium, grande cité de la haute Mésie. Les provinciaux écrivaient lettre sur lettre à l’empereur pour qu’il mît un terme à ces calamités : « Si l’évêque est coupable, disaient-ils, il faut le livrer ; s’il est innocent, il faut nous défendre. » L’évêque, craignant qu’on ne le sacrifiât par lâcheté, passa dans le camp des Huns, auxquels il promit de livrer sa ville épiscopale, s’ils lui garantissaient la vie sauve. On lui donne aussitôt des troupes qu’il place en embuscade, et, la nuit suivante, Margus tombait au pouvoir d’Attila. Ce premier prétexte épuisé, le roi barbare en trouvait chaque jour un nouveau ; tantôt les échéances de son tribut étaient en retard, tantôt le gouvernement romain ne renvoyait pas fidèlement ses transfuges, et, à l’appui de chaque réclamation, Attila mettait en feu quelque canton de la Mésie. Ratiaria, ville grande et peuplée, fut prise d’assaut, Singidon fut ruinée ; puis les Huns traversèrent la Save, et prirent Sirmium, ancienne capitale de la Pannonie ; après quoi, revenant vers la Thrace, ils pénétrèrent dans les terres jusqu’à Naisse, à cinq journées du Danube. Cette ville, patrie de Constantin, fut entièrement détruite ; Sardique fut pillée et réduite en cendres.

Un répit de quelques années, laissé aux Romains par suite des embarras domestiques d’Attila, ne fut pour les Huns qu’un temps de repos ; ils reprenaient leurs ravages en 446. Soixante-dix villes dévastées, la Thessalie traversée jusqu’aux Thermopyles, deux armées romaines détruites coup sur coup, signalèrent les campagnes de cette année et de la suivante. Théodose, fatigué de sa propre résistance, proposa la paix, qui fut conclue à la condition qu’Attila recevrait immédiatement six mille livres pesant d’or comme indemnité de ses frais de guerre, qu’il lui serait payé désormais deux mille livres en tribut annuel, et que le territoire romain serait fermé pour toujours à tous les Huns sans exception.

Venait maintenant une question bien difficile, celle du paiement des sommes promises, car le trésor impérial était à sec : Théodose ne le savait que trop, et Attila non plus ne l’ignorait pas. Bien informé des affaires intérieures de l’empire, il connaissait la misère des provinces, à laquelle il avait d’ailleurs tant contribué, les folles prodigalités d’un prince qui ne réfléchissait jamais, et la rapacité de ses ministres. Il envoya donc à Constantinople un ambassadeur spécial, chargé de hâter la levée de l’impôt au moyen duquel on devait le payer et d’en assurer la remise entre ses mains, et fit choix, pour cette mission, d’un officier nommé Scotta, frère de son principal ministre. Ce fut pour Théodose une humiliation sans pareille que la présence de ce garnisaire barbare, qui semblait menacer d’exproprier l’empereur, si l’on ne pressurait pas ses sujets. L’impôt d’Attila ne souffrant ni retard ni non-valeur, la cour de Byzance recourut au procédé de recouvrement le plus commode et le plus prompt, en le faisant peser uniquement sur les riches, et, en premier lieu, sur les sénateurs ; mais beaucoup de riches se trouvaient ruinés par suite du malheur des temps, et, comme les agens du fisc déployaient une rigueur excessive, le désespoir s’empara des hautes classes de la société : les femmes vendaient leurs parures, les pères le mobilier de leurs maisons ; on en vit qui, à bout de ressources, se pendirent ou se laissèrent mourir de faim. L’excès de la douleur et de la honte aurait pu réveiller l’énergie de ce gouvernement, il ne fit que l’abattre tout-à-fait. Attila, par sa puissance, par son génie, par son esprit diabolique, exerçait sur Théodose une fascination qui le paralysait en face du danger. Il ne savait que maudire le barbare, souhaiter sa ruine, sans oser un dernier effort pour la préparer. Il aimait mieux s’étourdir dans les occupations futiles ou ridicules qui remplissaient sa vie. Quelle résolution virile pouvait-on demander à cette cour, où le porte-épée impérial était un eunuque ? On ne savait y concevoir que des ruses de femme et y pratiquer que des trahisons : il en devait arriver mal à Théodose et à l’empire romain.


AMEDEE THIERRY.

  1. Pavendd nigredine. — Jornandes, de reb, get., 8. — Tetri colore, id., II.
  2. Le portrait qu’on nous fait d’Attila est plutôt celui d’un Mongol que d’un Finnois ouralien. Nous savons en outre par l’histoire qu’une partie des Huns employait des moyens artificiels pour donner aux enfans la physionomie mongole en leur aplatissant le nez avec des bandes de linge fortement serrées, et en leur pétrissant la tête de manière à développer les pommettes des joues. Quelle raison pouvait avoir cet usage bizarre sinon le désir de se rapprocher autant que possible d’un type humain qui jouissait d’une grande considération parmi les Huns, en un mot de se rapprocher de la race aristocratique ? ’La raison donnée par les écrivains latins, que c’était afin d’asseoir plus solidement le casque sur la tête, n’est pas une raison sérieuse. Il est plus sensé de croire que, les Mongols étant devenus les dominateurs des Huns, leur physionomie eut tout le prix qui s’attache aux distinctions aristocratiques ; ce fut à qui s’en rapprocherait ; on tint à honneur de se déformer pour sembler de la race des maîtres. Voilà le motif probable de ces mutilations dont les historiens nous parlent avec détail.
  3. Ce sont deux vers de l’Énéide de Virgile que l’historien insère dans sa prose. On trouve fréquemment chez lui de ces réminiscences classiques.
  4. Nous en avons parlé ici même à propos du comte Bonifacius et de la régente Placidie. — Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1851.