Épisodes de l’histoire du Ve siècle – Attila/02

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Épisodes de l’histoire du Ve siècle – Attila
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 13 (p. 700-728).
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ATTILA.




ATTILA ET LE MONDE ROMAIN.[1]




I. – CONSPIRATION DE THEODOSE CONTRE ATTILA. – AMBASSADE DES ROMAINS EN HUNNIE.

Fils d’Arcadius et héritier du plus grand nom de l’empire, Théodose Il était un de ces souverains dénués de vertus et de vices qui perdent les peuples plus sûrement que ne feraient des tyrans, parce qu’ils leur communiquent la mollesse de leur ame et leur indifférence pour le bien. À l’âge de cinquante ans, et aux rides près, on le trouvait encore ce qu’on l’avait vu à quinze ans, c’est-à-dire un jeune homme rangé, suivant régulièrement quelques études, assidu aux pratiques de dévotion, évitant les scandales de mœurs : du reste, adroit à l’escrime, excellent archer, meilleur cavalier, passionné pour la chasse et pour les rivalités bruyantes de l’hippodrome, se piquant de bien divertir ses sujets par des magnificences qui les ruinaient, et plaçant la grandeur du prince dans l’énormité de ses profusions. Une entreprise utile qui s’exécuta sous son règne, la codification des lois promulguées par les empereurs chrétiens, a recommandé sa mémoire à la postérité ; mais les contemporains, qui le voyaient de près, ne lui accordèrent pas d’autre surnom que celui de calligraphe, qu’il méritait d’ailleurs par la beauté de son écriture, faite pour désespérer les plus habiles copistes de profession.

Ce vieil enfant n’avait que faire de sa liberté : il l’aliéna donc toujours avec plaisir, ne cherchant qu’à vivre heureusement sous une tutelle volontaire. Quand il ne régnait pas en compagnie de sa sœur aînée Pulchérie, son plus sage et plus affectionné conseiller, quand il ne subissait pas le joug parfois un peu rude de sa femme, la pédante Athénaïs, qui, de l’école du philosophe son père, avait apporté sur le trône l’orgueil et les déportemens d’une Agrippine, il obéissait à ses eunuques, et en premier ordre au grand eunuque son chambellan. Ce grand eunuque, il est vrai, changeait souvent, quoique son autorité fût toujours la même ; les révolutions du palais de Byzance se succédaient presque sans interruption, et l’histoire a daigné enregistrer toutes ces dynasties d’eunuques, si un tel mot p put s’appliquer à de telles gens : elle compte jusqu’à quinze chambellans, premiers ministres de Théodose, qui se supplantèrent et pour plusieurs même s’étranglèrent l’un l’autre dans l’espace de vingt-cinq ans. En 443 enfin, le sceptre tomba entre les mains de Chrysaphius, qui sut le retenir avec résolution, n’épargnant, pour écraser ses rivaux et captiver son maître, ni les pillages publics, qui enrichissaient le fisc impérial, ni les violences, ni les perfidies. Tout ce qu’on peut imaginer de bassesse et de corruption régna sept ans avec lui et domina un prince dont le cœur n’était pourtant point fermé à tout sentiment d’honneur. Théodose de sa nature étant peu belliqueux, on tâchait de désarmer l’ennemi à force d’or, et on faisait disparaître, comme des ambitieux turbulens, les généraux utiles à l’empire, mais qui blâmaient ces lâchetés. Un pareil gouvernement légitimait tous les mépris qu’on pouvait verser sur lui ; aussi Attila ne lui en épargnait aucun, tandis qu’au contraire il ménageait dans l’empire d’Occident l’administration et la personne d’Aëtius.

Dans les premiers mois de l’année 449, arrivèrent à Constantinople, avec le titre d’ambassadeurs des Huns, deux personnages importans Édécon, Hun de naissance ou Scythe, comme s’exprimaient les Grecs par archaïsme, et un Pannonien nommé Oreste, — le premier officier supérieur dans les gardes d’Attila, le second son principal secrétaire. C’était ce même Oreste qui vint, quelques années plus tard, clore, par le nom de son fils Romulus Augustule, la liste des empereurs d’Occident ouverte par le grand César et par Auguste, circonstance qui lui mériterait à elle seule une mention particulière dans ce récit. Né aux environs de Petavium, aujourd’hui Pettau sur la Drave, de parens honnêtes et aisés, il avait fait, jeune encore, un brillant mariage, en devenant le gendre du comte Romulus, personnage considérable de sa province, honoré de plusieurs missions par le gouvernement d’Occident ; mais une position si sortable ne le satisfit point. Oreste appartenait à cette classe de gens, fort nombreux alors, qu’une ambition impatiente et le goût fiévreux des aventures poussaient du côté des Barbares, et qui avaient dans le cœur juste assez de loyauté pour trahir fidèlement leur patrie au compte du Barbare qui les payait. Pendant que les Huns occupaient temporairement la Pannonie, il s’était glissé près d’Attila, et celui-ci, flatté d’avoir un agent romain de sa qualité, se l’était attaché comme secrétaire. Le Pannonien mit donc son intelligence et son dévouement au service de l’ennemi le plus redoutable de ses compatriotes et de sa famille. Parmi les Barbares, qui savaient se battre, mais ne savaient que cela, l’intelligence assurait une place importante au Romain, de même qu’au Barbare le courage et la force du bras parmi les Romains, qui ne le savaient plus. Si le poste de secrétaire d’Attila avait ses dangers, il avait aussi ses profits ; en tout cas, il était fort envié, et Oreste dut rencontrer, en cette occasion, la concurrence d’une foule d’aventuriers qui ne le valaient pas.

Le roi des Huns avait pour système d’adjoindre, dans les missions de quelque intérêt, à des Huns nobles et revêtus de hauts emplois quelqu’un de ces serviteurs d’origine romaine qui, bien au fait des hommes et des choses du gouvernement romain, luttaient d’adresse avec les agens impériaux, et l’avantage d’un meilleur service politique n’était pas le seul qu’en retirait Attila. Comme ces deux classes, les Huns de naissance et les aventuriers devenus Huns, se jalousaient mortellement, il s’était établi entre elles, par suite de leur rivalité, un espionnage permanent dont le maître savait habilement profiter. C’était le cas entre Oreste et Édécon : celui-ci, brutal et hautain, regardant son collègue comme un valet, celui-là s’en vengeant, soit par l’étalage de son importance réelle, soit par la frayeur que son crédit inspirait. Ils apportaient à Constantinople de nouvelles propositions, ou, pour mieux dire, des réquisitions de leur roi qui dépassaient en insolence tout ce que la cour impériale avait eu jusqu’alors à dévorer. D’abord Attila, s’adjugeant sur la rive droite du Danube, comme sa conquête incontestable, le pays qu’il avait ravagé les années précédentes en Mésie et en Thrace (il fixait la largeur de cette zone à cinq journées de marche à partir du fleuve), demandait que la frontière des deux empires fût fixée amiablement à Naïsse, et qu’en conséquence les marchés mixtes qui se tenaient sur le Danube fussent reculés jusqu’à cette ville. Il exigeait ensuite qu’on ne lui envoyât en qualité d’ambassadeurs que les plus illustres d’entre les consulaires, et non plus, comme on se permettait de le faire, les premiers venus ; autrement, disait-il, il ne les recevrait pas ; que si, au contraire, l’empereur reconnaissait la convenance de sa réclamation, il irait au-devant d’eux jusqu’à Sardique. Enfin il renouvelait sa plainte éternelle sur les transfuges, déclarant que, si leur extradition tardait encore, ou si les sujets romains se permettaient de cultiver les terres situées au midi du Danube, dans la zone dévolue aux Huns, il allait recommencer la guerre. Tel était le contenu de la lettre apportée par les envoyés d’Attila, et que ceux-ci remirent à Théodose, en audience solennelle, au palais impérial, après quoi ils voulurent rendre visite, suivant l’usage, au premier ministre Chrysaphius. Un Romain nommé Vigilas, qui avait servi de truchement entre eux et l’empereur, et qui les connaissait déjà pour être allé l’année précédente chez les Huns, comme attaché d’ambassade, s’offrit à les guider jusque-là, et ils partirent de compagnie.

Pour se rendre de la salle des audiences du prince à la demeure de l’eunuque, porte-épée et premier ministre, on avait à parcourir tout l’intérieur des appartemens, ces galeries étincelantes de porphyre et d’or, ces portiques de marbre blanc, et ces palais divers renfermés dans un seul palais, qui faisaient de la ville de Constantin le lieu le plus magnifique de la terre. À chaque pas, Édécon s’extasiait ; à chaque nouvel objet, il s’écriait que les Romains étaient bien heureux de vivre au milieu de si belles choses et de posséder tant de richesses. Vigilas, dans la conversation, ne manqua pas de raconter à Chrysaphius l’étonnement naïf du Barbare et ses exclamations réitérées sur le bonheur des Romains, et, tandis qu’il parlait, une idée infernale vint traverser l’esprit du vieil eunuque. Prenant à part Édécon, Chrysaphius lui dit qu’il pourrait habiter, lui aussi, des palais dorés, et mener cette vie heureuse qu’il enviait aux Romains, si, laissant là son pays sauvage, il se transportait parmi eux. « Mais, répliqua Édécon avec vivacité, le serviteur d’un maître ne peut le quitter sans son consentement ? ce serait un crime. » L’eunuque, brisant là-dessus, lui demanda quel rang il occupait chez les Huns et s’il approchait librement son maître Édécon répondit qu’il l’approchait en toute liberté, qu’il était même un de ceux qui le gardaient, attendu que chacun des principaux capitaines veillait la nuit, à tour de rôle, auprès de la demeure du roi. — Eh bien ! s’écria l’eunuque enchanté de sa découverte, si vous me promettez d’être discret, je vous indiquerai un moyen d’acquérir sans peine les plus grandes richesses ; mais c’est une affaire qui demande à être traitée à loisir. Venez donc souper avec moi ce soir, mais seul, sans Oreste et vos autres compagnons d’ambassade.

Le Barbare fut exact au rendez-vous, où l’interprète se trouvait déjà. — Je ne veux que votre bien, lui dit Chrysaphius en reprenant la conversation du matin ; mais, que vous l’acceptiez ou non, jurez-moi que vous ne révélerez à personne au monde ce qui va se passer entre nous ; je m’y engage pour mon propre compte. — Ils joignirent leurs mains droites, et jurèrent en présence de Vigilas. Entrant alors en matière sans circonlocution, l’eunuque expliqua qu’il s’agissait de tuer Attila. — Si vous parvenez à vous défaire de lui, disait-il, et à gagner la frontière romaine, comptez sur une reconnaissance sans bornes de la part de Théodose ; vous serez comblé de plus d’honneurs et de richesses que vous n’en pourriez imaginer. — Si étrange que fût la confidence, elle ne parut point surprendre Édécon, et, après un moment de silence, le Hun répondit qu’il ferait ce qu’on voudrait. — Mais, ajouta-t-il, il me faut de l’argent pour préparer les voies et gagner mes soldats, non pas à la vérité une grande somme, car cinquante livres pesant d’or me suffiront largement. — Chrysaphius voulait les lui compter sans désemparer ; mais Édécon l’arrêta. — Je ne puis, lui dit-il, me charger de cet argent. Attila, sitôt notre retour, nous fera raconter, suivant son habitude, et dans le plus petit détail, ce que chacun de nous aura reçu des Romains, tant en argent qu’en présens or cinquante livres d’or font une somme trop forte pour que je puisse la dérober facilement à l’œil curieux de mes compagnons ; le roi m’en saura porteur et me suspectera. Ce qui vaut mieux, c’est que Vigilas m’accompagne en Hunnie sous le prétexte de ramener les transfuges ; nous nous concerterons là-bas, et, quand le moment d’agir sera venu, il vous indiquera le moyen de me faire passer la somme convenue. — Chrysaphius applaudit au bon sens du Barbare, et courut, après souper, tout raconter à l’empereur, qui approuva son ministre ; le maître des offices Martial, appelé à leur conciliabule, ne trouva, pour sa part, aucune objection : il ne restait plus que les mesures d’exécution à prendre, puisque l’idée leur paraissait à tous trois si naturelle ; ils passèrent la nuit à les combiner.

Ils convinrent d’abord que, pour mieux masquer le complot, on n’enverrait pas Vigilas avec une mission en titre, mais comme simple interprète en l’attachant à une ambassade sérieuse en apparence. Ce premier point posé, ils reconnurent que l’ambassade qui aurait pour prétexte la réponse de l’empereur aux prétentions du roi des Hues devait être confiée à un homme non-seulement placé très-haut dans la hiérarchie des fonctions administratives, mais placé encore plus haut dans l’estime publique, à un honnête homme en un mot. « Si le coup réussit, disaient fort sensément les ministres de Théodose, l’empereur ne manquera pas de renier les assassins, et la bonne réputation de son ambassadeur éloignera de lui jusqu’à l’ombre du soupçon ; si le coup échoue, ce sera la même chose ; la probité du représentant garantira l’innocence du prince aux yeux du monde et à ceux d’Attila lui-même. » Le calcul était habile, on en conviendra. La liste des honnêtes gens au service de la cour de Byzance ayant été consultée, le choix s’arrêta sur Maximin, personnage estimé pour sa droiture, et qui en avait donné plus d’une preuve dans des missions politiques. Il avait d’ailleurs parcouru toute l’échelle des hautes fonctions, moins le consulat. On ne se demanda pas ce que deviendrait, en cas de révélation ou de non succès, cet homme dont l’honnêteté devait servir de couverture au crime l’eunuque Chrysaphius avait bien d’autres soucis.

Au demeurant, l’occasion parut favorable pour se montrer fier et Romain vis-à-vis d’un ennemi que l’on ne craindrait bientôt plus. On écrivit, en réponse à la lettre d’Attila, qu’il eût à s’abstenir de tout envahissement du territoire romain au mépris des traités, et que l’empereur lui renvoyait dix-sept transfuges, les seuls qu’on eût pu découvrir dans toute l’étendue de l’empire d’Orient. C’était là la réponse écrite ; mais l’ambassadeur devait y joindre des explications verbales concernant les autres chefs de la mission d’Édécon. Il devait dire que l’empereur ne reconnaissait point à Attila le droit d’exiger des ambassadeurs consulaires, attendu que ses ancêtres ou prédécesseurs, les rois de la Scythie, s’étaient toujours contentés d’un simple envoyé, souvent même d’un messager ou d’un soldat, que sa proposition d’aller recevoir les légats romains dans les murs de Sardique n’était qu’une raillerie intolérable ; Sardique existait-elle encore ? y restait-il pierre sur pierre ? et n’était-ce pas Attila qui l’avait ruinée ? Enfin l’empereur affectait une grande froideur pour Édécon, et avertissait le roi des Huns que, s’il avait vraiment à cœur de terminer leurs différends, il devait lui envoyer Onégèse, dont Théodose acceptait d’avance l’arbitrage. Or, Onégèse était le premier ministre d’Attila. Édécon eut connaissance de ces instructions, ou du moins d’une partie de leur contenu ; Chrysaphius lui ménagea même une entrevue secrète avec l’empereur. Ainsi donc cette ambassade avait deux missions distinctes complètement étrangères l’une à l’autre, quant aux hommes et quant aux choses l’une, patente, avouée, capable d’honorer le gouvernement romain par sa fermeté ; l’autre secrète et infâme : l’ambassadeur, sans le savoir, partait flanqué d’un assassin. Maximin, craignant l’ennui d’une longue route ou sentant le besoin d’un bon conseiller, se fit adjoindre comme collègue l’historien grec Priscus, dont l’amitié lui était chère, et nous devons à cette circonstance une des relations de voyage les plus intéressantes en même temps qu’une des pages les plus instructives de l’histoire du Ve siècle.

Édécon et Maximin quittèrent en même temps Constantinople ; les deux ambassades, marchant de conserve, devaient se guider et s’assister mutuellement : les Romains sur les terres de l’empire, les Huns au-delà du Danube. Maximin faisait les honneurs du convoi en homme de cour consommé ; il avait des présens pour ses hôtes barbares, et de temps en temps il les invitât à dîner avec leur suite. Les dîners se composaient de bœufs ou de moutons fournis par les habitans, abattus, dépecés, accommodés par les serviteurs de l’ambassade. À Sardique, où les voyageurs séjournèrent, Maximin put se convaincre que la réponse de la chancellerie impériale au sujet de cette ville ne disait rien de trop, car il n’y put trouver un toit pour s’abriter ; il planta ses tentes au milieu des ruines, comme s’il eût été au désert. Pendant le dîner, la conversation, animée par le vin, tomba sur le gouvernement des Huns comparé à celui des Romains ; chacun vantait à qui mieux mieux l’excellence de son souverain, les Huns parlant avec exaltation d’Attila, les Romains soutenant Théodose, quand Vigilas fit aigrement remarquer qu’il n’y avait pas justice à comparer un homme avec un dieu : le dieu, dans sa pensée, c’était Théodose. Ce propos impertinent souleva une vraie tempête : les Huns criaient, se démenaient, paraissaient hors d’eux-mêmes, et Maximin eut besoin de toute son habileté, aidée de toute celle de Priscus, pour ramener le calme en détournant la conversation. Dans le désir de sceller une paix complète, l’ambassadeur, après dîner, emmena avec lui sous sa tente ses deux hôtes principaux, et fit don à chacun d’un beau vêtement de soie brochée, garni de perles de l’Inde. Oreste était ravi ; tout en contemplant son lot, il semblait épier du regard la sortie d’Édécon, et, sitôt qu’il le vit parti, il dit à Maximin : « Je vous reconnais pour un homme juste et sage, plus sage que certains autres ministres de l’empereur qui ont méprisé Oreste en invitant Édécon seul à souper, et n’ayant de cadeaux que pour lui. » Ce que voulait dire le secrétaire d’Attila, Maximin l’ignorait, car il n’était au courant d’aucune des circonstances qui avaient précédé sa nomination, et, comme il s’enquérait où et comment l’un avait été honoré et l’autre dédaigné, Oreste n’ajouta pas un mot et sortit. Le lendemain, pendant la route, l’ambassadeur fit approcher Vigilas, et lui demanda l’explication des paroles qu’il avait entendues la veille : celui-ci, éludant la question, répondit qu’Oreste, qui après tout n’était qu’un scribe et un valet, montrait une susceptibilité ridicule vis-à-vis d’un guerrier illustre, d’un noble Hun tel qu’Édécon ; puis, poussant son cheval vers ce dernier, il l’interpella en langue hunnique, et causa, long-temps avec lui. Édécon paraissait troublé et parlait avec animation. Vigilas rapporta de ce colloque ce qu’il voulut ; il dit à Maximin que les prétentions insolentes du secrétaire d’Attila avaient mis le noble Hun en un tel courroux, que lui, Vigilas, avait eu grand’peine à le contenir.

Il ne se passa rien de remarquable jusqu’à l’arrivée des voyageurs à Naïsse. Ce berceau du grand Constantin était, comme Sardique, un lamentable amas de décombres, où quelques malades qui n’avaient pu fuir, et qu’assistait la charité des paysans voisins, vivaient seuls dans une chapelle encore debout. Au-delà de Naisse, vers le nord-ouest et entre cette ville et le Danube, la petite troupe eut à parcourir une plaine toute parsemée d’ossemens humains blanchis au soleil et à la pluie, reste des massacres et des batailles qui avaient dépeuplé ce malheureux pays. À travers ces ruines et ce vaste cimetière, elle atteignit la rive droite du Danube, où elle trouva des bateliers huns en station avec leurs barques, faites d’un seul tronc d’arbre creusé. La rive barbare était encombrée de ces barques empilées les unes sur les autres, et qui semblaient être là pour le passage d’une armée ; en effet, les Romains apprirent qu’Attila campait dans le voisinage, et se disposait à ouvrir une grande chasse sur les terres au midi du Danube, dans ces provinces de l’empire qu’il réclamait comme sa conquête.

Chez les Huns, comme plus tard chez les Mongols, la grande chasse était une institution politique qui avait pour but de tenir les troupes toujours en haleine : destinée à remplacer la guerre pendant les repos forcés, elle en était comme le portrait vivant. Tchinghiz-Khan, dans le livre de ses ordonnances, l’appelle l’école du guerrier ; un bon chasseur, à ses yeux, valait un bon soldat : il en devait être ainsi chez les Huns. Suivant les usages orientaux, le jour de la chasse, annoncé long-temps à l’avance avec la solennité d’une entrée en campagne, était précédé d’ordres et d’instructions que chacun devait suivre exactement. Un corps d’armée tout entier, le roi au centre, les généraux aux ailes, exécutait ces immenses battues où l’on traquait tous les animaux d’une contrée. L’adresse de la main, la sûreté de la vue, la finesse de l’odorat et de l’ouïe, la présence d’esprit, la décision, en un mot toutes les qualités du guerrier s’y déployaient comme sur un champ de bataille véritable, et en effet la guerre à la manière des nomades de l’Asie n’était pas autre chose qu’une chasse aux hommes. Les Huns observaient soigneusement ces pratiques apportées de l’Oural, qui maintenaient leur vigueur tout en les rappelant aux traditions de leur vie primitive et au souvenir de leur berceau. Attila s’en servait au besoin pour masquer des campagnes plus sérieuses : en ce moment, il venait de proclamer une chasse ; mais ce qu’il méditait réellement, c’était une expédition militaire dans les villes de la Pannonie.

De l’autre côté du Danube, on entrait sur les terres des Huns, et, à la grande contrariété de Maximin, presque aussitôt les ambassades se séparèrent. Édécon, sur qui les Romains comptaient pour leur servir de guide dans le pays et d’introducteur près d’Attila, les quitta brusquement, afin de rejoindre, disait-il, l’armée et le roi par un chemin de traverse beaucoup plus court que la route battue qu’ils suivaient. Réduits aux guides qu’il leur laissa, les Romains continuaient de marcher depuis plusieurs jours, lorsqu’un soir, à la tombée de la nuit, le galop de plusieurs chevaux frappa leurs oreilles, et des cavaliers huns, mettant pied à terre, leur annoncèrent qu’Attila les attendait à son camp, dont ils étaient très voisins. Le lendemain en effet, du sommet d’une colline assez escarpée, ils aperçurent les tentes des Barbares qui se déployaient en nombre immense à leurs pieds, et parmi elles un pavillon qu’à sa position et à sa forme ils supposèrent être celui du roi. Le lieu paraissait bon pour camper ; Maximin y fit déposer les bagages, et déjà l’on plantait les crampons et les pieux pour asseoir les tentes, quand une troupe de Barbares accourut d’en bas à bride abattue et la lance au poing. « Que faites-vous ? criaient-ils d’un ton menaçant ; oseriez-vous bien placer vos tentes sur la hauteur, quand celle d’Attila est dans la plaine ? » Les Romains replièrent bien vite leurs pavillons, rebâtèrent leurs mulets et allèrent camper où ces hommes les menèrent. Ils achevaient leur installation quand survint une visite qui ne laissa pas de les étonner beaucoup : c’étaient Édécon, Oreste, Scotta et d’autres personnages notables qui leur demandèrent ce qu’ils voulaient et quel était l’objet de leur ambassade. L’indiscrétion ou le ridicule de cette question adressée à des ambassadeurs frappa tellement les Romains qu’ils en restèrent tout ébahis, et ils se regardaient l’un l’autre comme pour se consulter, quand les Huns la renouvelèrent avec insistance : « Répondez-nous, » dirent-ils à l’ambassadeur. La réponse de celui-ci fut qu’il ne devait d’explications qu’au roi, et qu’il en donnerait au roi seulement. Là-dessus Scotta parut blessé : « Il n’était point venu de son plein gré, répétait-il avec colère, et ne faisait que remplir les ordres de son maître. » Maximin protesta que, la demande vînt-elle d’Attila lui-même, il n’accepterait jamais la loi qu’on prétendait lui faire. « Un ambassadeur, dit-il avec fermeté, ne doit compte de sa mission qu’à celui près duquel son souverain l’envoie ; tel est le droit des nations, et les Huns le savent bien, eux qui ont adressé tant d’ambassades aux Romains.

Les visiteurs disparurent, mais pour revenir au bout de quelques momens, tous, sauf Édécon. Répétant alors mot pour mot à Maximin le contenu de ses instructions, ils ajoutèrent que, s’il n’apportait rien de plus, il n’avait qu’à repartir sur-le-champ. Ce fut, pour Maximin et Priscus, une énigme de plus en plus obscure ; ils en croyaient à peine leurs oreilles, et, ne pouvant comprendre comment les intérêts confiés à la conscience d’un ambassadeur, les secrets inviolables de l’empire se trouvaient ainsi divulgués à ses ennemis, ils restaient muets comme des hommes qu’un coup violent vient d’étourdir. Sortant enfin de cet état de stupeur, Maximin s’écria : « Eh bien ! que ce soient là nos instructions ou que nous en ayons d’autres, votre maître seul le connaîtra. — Partez donc, » répliquèrent-ils. Les Romains se préparèrent à partir. Vigilas, pendant qu’on faisait les bagages, avait peine à contenir sa mauvaise humeur ; il maudissait les Huns et blâmait la conduite de l’ambassadeur. « N’eût-il pas mieux valu mentir, répétait-il, que de s’en retourner honteusement sans avoir rien fait ? Je répondrais d’Attila, si je pouvais le voir un seul instant, car j’ai vécu en assez grande familiarité avec lui pendant l’ambassade d’Anatolius ; d’ailleurs Édécon me veut du bien. » Et il revenait toujours à sa proposition d’annoncer encore d’autres instructions, afin d’obtenir audience du roi. Préoccupé de sa propre affaire et de sa fortune qu’un départ précipité faisait évanouir, il s’inquiétait aussi peu de compromettre le caractère d’un ambassadeur par des mensonges que sa vie par un attentat. L’interprète s’aveuglait lui-même ; il ne s’apercevait pas qu’il était trahi. Soit que jamais Édécon n’eût conspiré sérieusement contre la vie de son maître, soit qu’il l’eût fait séduit par les promesses de Chrysaphius, mais que les paroles mystérieuses d’Oreste à la suite du repas de Sardique lui eussent donné à réfléchir, il avait compris qu’un œil vigilant avait épié toutes ses démarches, que tout était connu, et son souper chez l’eunuque, et ses conférences secrètes avec l’empereur, et les présens qu’il avait reçus. En homme habile, il s’était hâté de prendre les devans, et, précédant les envoyés romains auprès de son maître, il lui avait tout révélé : propositions, entrevues, somme promise, moyen imaginé pour la faire tenir en main sûre, complicité de Vigilas et innocence de Maximin, tout, en un mot, jusqu’aux divers points traités dans les instructions de l’ambassadeur. Ce fut une bonne fortune que le ciel envoyait au fils de Moundzoukh pour prendre Théodose en flagrant délit d’infamie, le couvrir d’opprobre et justifier à la face du monde tout ce qu’il lui plairait de lui infliger ; mais cette occasion précieuse, il se garda bien de la risquer par un éclat prématuré. Il n’avait pour accuser que le témoignage d’Édécon, il en voulait d’autres que nul ne pût nier : il voulait des indices clairs, manifestes, et jusqu’à un commencement d’exécution, et, dans son calcul, c’étaient les Romains qui devaient lui fournir eux-mêmes ces preuves dont il se proposait de les accabler. Comprimant donc son ressentiment et décidé à attendre jusqu’au bout sans impatience, il se mit à jouer avec cette lâche cour de Constantinople, comme le tigre joue avec l’ennemi qu’il tient sous sa griffe, avant de lui donner le dernier coup.

Les mulets étaient déjà chargés, et les Romains se mettaient en route à la nuit tombante, quand un contre-ordre les retint : Attila n’exigeait pas, leur dit-on, que des étrangers s’exposassent pendant les ténèbres dans un pays inconnu. En même temps arrivèrent un bœuf que des Huns chassaient devant eux et des poissons qu’ils apportaient de la part du roi ; c’était le souper de l’ambassade. « Nous y fîmes honneur, dit Priscus, et dormîmes profondément jusqu’au lendemain : » en effet, le bienheureux contre-ordre leur avait remis la joie au cœur. Dès que le jour parut, Priscus, en homme avisé, se munit d’un interprète autre que Vigilas (il se trouvait parmi les suivans volontaires de l’ambassade, un certain Rusticius, qui parlait couramment le hun et le goth), et il alla trouver Scotta, qui se fit fort de leur procurer une audience d’Attila moyennant quelques présens, car toutes ces tergiversations n’avaient pas d’autre but. Une heure à peine s’écoula, et Scotta, fier de prouver son crédit, revenait, de toute la vitesse de son cheval, annoncer à Priscus sa réussite ; les Romains partirent avec lui. Les abords de la tente royale, lorsqu’ils s’y présentèrent, étaient obstrués par une multitude de gardes qui formaient alentour une haie circulaire ; les ambassadeurs parvinrent à la percer, grace à la présence de Scotta, et trouvèrent, au milieu de la tente, Attila qui les attendait, assis sur un siège de bois.

Priscus, Vigilas et les esclaves porteurs de présens s’étant arrêtés par respect près du seuil de la porte, Maximin s’avança, salua le roi, et, lui remettant dans les mains la lettre de Théodose, il lui dit « L’empereur souhaite à Attila et aux siens santé et longue vie. — Qu’il arrive aux Romains tout ce qu’ils me souhaitent ! » répondit celui-ci brièvement, et, se tournant vers Vigilas avec les signes d’une colère concentrée : « Bête immonde ! lui dit-il, qui t’a porté à venir vers moi, toi qui as connu mes conventions avec Anatolius au sujet de la paix ? Tu savais bien que les Romains ne devaient point m’envoyer d’ambassadeur tant qu’il resterait chez eux un seul transfuge de ma nation. » Vigilas ayant répliqué que cette condition était fidèlement remplie, puisqu’on lui ramenait dix-sept déserteurs, les seuls qu’on eût pu trouver dans tout l’empire d’Orient, ce ton d’assurance parut mettre Attila hors de lui. « Ah ! lui cria-t-il d’une voix emportée, je te ferais mettre en croix à l’instant même, et te donnerais en pâture aux vautours pour prix de tes paroles impudentes, si je ne respectais le droit des ambassadeurs ; » puis, sur un signe qu’il fit, un secrétaire déploya une longue pancarte, qu’il se mit en devoir de lire. C’était la liste nominative des transfuges qui étaient censés résider encore sur le territoire romain. La lecture terminée, Attila déclara qu’il voulait que Vigilas partit sur-le-champ avec Esla, un de ses officiers, pour signifier de sa part à Théodose d’avoir à lui restituer sans exception tous les Huns, de quelque qualité et en quelque nombre qu’ils fussent, qui avaient passé chez les Romains depuis l’époque où Carpilion, fils d’Aëtius, avait été son otage. « Je ne souffrirai point, disait-il avec hauteur, que mes esclaves portent les armes contre moi, quoiqu’ils ne puissent rien, je le sais bien, pour le salut de ceux qui les emploient. Quelle est la ville, quel est le château qu’ils parviendraient à sauver de mes mains, si j’ai résolu de le prendre et de le détruire ? Qu’on aille donc faire connaître là-bas ce que j’ai décidé, et qu’on revienne tout aussitôt me faire connaître à moi si les Romains veulent me rendre mes transfuges, ou s’ils préfèrent la guerre. » L’ordre de départ ne regardait que Vigilas ; Attila pria l’ambassadeur de rester près de lui pour recevoir la réponse qu’il se proposait de faire à la lettre de l’empereur. Il n’oublia pas non plus de réclamer les présens qu’on lui avait destinés. L’audience finit là.

Cette scène, qui laissa les Romains tout émus, fut l’unique sujet de leur conversation à leur retour au quartier. Vigilas ne concevait pas que le même homme dont il avait éprouvé la bienveillance, il y avait à peine une année, eût pu le traiter d’une façon si ignominieuse, et son esprit se torturait pour en deviner la cause. Priscus la trouvait dans l’aventure du dîner de Sardique, dans ce propos imprudent de Vigilas, dont les Barbares n’avaient pas manqué de faire rapport à leur roi ; Maximin, qui n’entrevoyait aucune autre raison que celle-là, appuyait l’avis de son ami ; mais Vigilas secouait la tête et ne paraissait pas convaincu. Survint Édécon, qui l’emmena en particulier et causa quelque temps avec lui. Cette démarche avait pour but de rassurer l’interprète sur ce qui venait de se passer, et de lui dire que tout se préparait à merveille pour le succès du complot : Édécon maintenant osait en répondre, et ce voyage procurait à Vigilas une occasion inespérée de tenir au courant Chrysaphius et de rapporter l’argent dont ils avaient besoin. L’interprète, remonté par ces explications, avait repris tout son calme quand il rejoignit ses collègues, et aux questions que ceux-ci s’empressèrent de lui adresser il se contenta de répondre que l’affaire des transfuges agitait seule Attila, qui ferait la guerre infailliblement, si on ne lui donnait satisfaction. Sur ces entrefaites, des messagers entrèrent dans le quartier de l’ambassade et proclamèrent une défense du roi à tout Romain, quel qu’il fût, de rien acheter chez les Huns, ni chevaux, ni bêtes de somme, ni esclaves barbares, ni captifs romains, rien, en un mot, hormis les choses indispensables à la vie, et ce jusqu’à la conclusion des difficultés pendantes entre les deux nations. La défense fut signifiée à l’ambassadeur, Vigilas présent. C’était, comme on le pense bien, une ruse d’Attila pour enlever d’avance à l’interprète tout prétexte plausible d’introduire une forte somme d’argent dans ses états.

Attila ne parlait plus de sa chasse aux bêtes fauves en Pannonie depuis qu’il en avait rencontré une autre plus à son goût. Désireux de suivre sans préoccupation la piste de Vigilas et d’observer à loisir les démarches de l’ambassadeur qu’il gardait provisoirement en otage, il leva son camp deux jours après cette scène, et partit pour regagner sa résidence ordinaire dans la capitale de la Hunnie. Il fit dire aux Romains de se tenir prêts à le suivre, et, au jour marqué, ceux-ci se mirent, avec leurs guides particuliers, à l’arrière-garde de l’armée des Huns. On n’avait pas fait encore beaucoup de chemin quand ces guides changèrent brusquement de direction, et s’engagèrent dans une route peu frayée, laissant l’armée continuer sa marche, et pour raison de ce changement de front, ils apprirent aux voyageurs qu’une cérémonie, à laquelle il ne leur était pas permis d’assister, allait se célébrer dans un hameau voisin. Ce n’était pas moins qu’un nouveau mariage du roi : Attila ajoutait à ses innombrables épouses la fille d’un grand du pays, nommé Escam. La contrée que Maximin et sa troupe avaient à traverser était basse et de parcours facile, mais extrêmement marécageuse ; ils durent franchir plusieurs rivières, parmi lesquelles Priscus mentionne la Tiphise, aujourd’hui la Theiss, qui coule au cœur de la Hongrie et se jette dans le Danube entre Semlin et Peterwaradin. Ils passaient les rivières ou les marais profonds au moyen de bateaux emmagasinés dans les villages riverains et que les habitans leur amenaient sur des chariots. Leur nourriture, durant la route, se composa principalement de millet fourni par la population sur la demande des guides, et de deux espèces de boissons fermentées, l’une appelée médos, qui n’était autre chose que de l’hydromel, l’autre fabriquée avec de l’orge et que les Huns nommaient camos[2]. Le voyage ne manqua point d’aventures, les unes pénibles, les autres réjouissantes. En voici une que Priscus raconte avec une gaieté et une naïveté dont nous regretterions de priver nos lecteurs.

« Le jour baissait, dit-il, quand nous plantâmes nos tentes au bord d’un marais dont nous jugeâmes l’eau très potable, parce que les habitans d’un hameau voisin y venaient puiser pour leur usage ; mais nous avions à peine fini notre installation, lorsqu’il s’éleva un vent violent, et une tempête subite, mêlée de foudre et de pluie, balaya pêle-mêle notre tente et nos ustensiles, qui roulèrent jusque dans le marais. Effrayés des tourbillons qui traversaient l’air et du malheur qui venait de nous arriver, nous désertâmes la place à qui mieux mieux, courant chacun au hasard sous des torrens de pluie et par l’obscurité la plus épaisse. Heureusement tous les chemins que nous prîmes conduisaient au village, et en quelques instans nous nous y trouvâmes réunis. Là, nous nous mîmes à pousser de grands cris pour avoir du secours. Notre tapage ne fut pas perdu, car nous vîmes les Huns sortir les uns après les autres de leurs maisons, tous munis de roseaux allumés qu’ils portaient en guise de flambeaux. En réponse à leurs questions, nos guides racontèrent l’événement qui nous avait dispersés, et aussitôt ceux-ci nous engagèrent à entrer dans leurs maisons, jetant d’abord à terre quelques brassées de roseaux dont la flamme servit à nous sécher. Ce village appartenait à une des veuves de Bléda, laquelle, instruite de notre arrivée, nous envoya dans le logement que nous occupions des provisions de bouche et de très belles femmes pour notre usage, ce qui est chez la nation hunnique une marque de grand honneur et de bonne hospitalité. Nous prîmes les vivres et remerciâmes les dames ; puis, accablés de fatigues, nous ne fîmes qu’un somme jusqu’au lendemain. Notre première pensée, au point du jour, fut d’aller faire l’inventaire de notre mobilier ; nous le trouvâmes dans un triste état : une partie gisait éparse sur le lieu du campement, une partie le long du marais, une partie dans l’eau, où nous nous mîmes à la repêcher. La journée s’employa à ce travail et à faire sécher nos effets, que nous rapportions tout trempés. Déjà la tempête avait cessé ; le plus beau soleil brillait au ciel. Nous sellâmes chevaux et mulets, et nous nous rendîmes chez la reine pour la saluer. Elle accueillit bien quelques présens que nous lui offrîmes, savoir : trois coupes d’argent, des toisons teintes en pourpre, du poivre d’Inde, des dattes et des fruits secs dont ces Barbares sont très curieux, parce qu’ils en voient rarement. Après lui avoir exprimé notre reconnaissance pour son hospitalité et nos souhaits, nous prîmes congé d’elle et continuâmes notre voyage. »


Ils marchaient depuis sept jours, quand ils se croisèrent avec une autre ambassade romaine arrivée par un autre chemin : c’était une députation de l’empereur d’Occident Valentinien III au roi des Huns, à propos de certains vases sauvés du pillage de Sirmium ; l’histoire est curieuse et jettera quelques lumières de plus sur cette politique asiatique, où l’opiniâtreté des résolutions servait à en déguiser l’injustice. À l’époque où, contre tout droit, les Huns étaient venus assiéger Sirmium, l’évêque de cette ville, ne prévoyant que trop bien l’issue de la guerre, disposa des vases de son église. Il connaissait un certain Constancius, Gaulois de naissance, alors secrétaire d’Attila et employé aux opérations du siége. Ayant trouvé moyen d’avoir une entrevue avec lui, l’évêque lui remit les vases sacrés : « Si je deviens votre prisonnier, lui dit-il, vous les vendrez pour me racheter ; si je meurs auparavant, vous les vendrez encore, et avec leur prix vous rachèterez d’autres captifs. » Il mourut pendant le siége, et le dépositaire s’appropria le dépôt. Il y avait près de là, par hasard, un prêteur sur gages nommé Sylvanus, lequel tenait une boutique d’argentier ou banquier sur une des places publiques de Rome ; Constancius lui engagea les vases pour une certaine somme qu’il ne paya pas à l’échéance ; le délai expiré, Sylvanus vendit les vases à un évêque d’Italie, ne voulant ni les briser ni les employer à un usage profane. Ces faits vinrent aux oreilles d’Attila au bout de quelque temps. Il commença par faire pendre ou crucifier, suivant sa coutume, le secrétaire infidèle ; puis il réclama, près de l’empereur Valentinien, Sylvanus ou les vases. « Il me faut une chose ou l’autre, écrivait-il ; ces vases m’appartiennent comme ayant été soustraits par l’évêque au butin de la ville ; mon secrétaire les a volés, je l’ai puni ; je demande maintenant le recéleur ou la restitution de mon bien. » Vainement l’empereur répondit que Sylvanus n’était point un recéleur, attendu qu’il avait acheté de bonne foi et que, quant aux vases eux-mêmes, affectés à une destination religieuse, ils ne pourraient pas lui être remis sans profanation ; vainement il offrit d’en paver la valeur en argent : Attila, sourd à toutes les raisons, ne sortait pas de son dilemme : « Mes vases ou le recéleur, sinon la guerre. » Le cabinet de Ravenne, à bout de correspondances sans résultats, lui députait trois nobles romains pour s’entendre enfin avec lui, s’il était possible, et prévenir de plus grands malheurs. On avait choisi pour cette mission un homme qui semblait devoir être bien venu du Barbare, le comte Romulus, beau-père d’Oreste ; et on lui avait adjoint un officier-général, nommé Romarins, avec Promotus, commandant de la Pannonie. Un quatrième personnage, fort important dans la circonstance, Tatullus, père d’Oreste, avait voulu profiter de l’occasion pour visiter son fils. Priscus et Maximin furent heureux de retrouver des compatriotes au fond de ce désert sauvage, et les deux ambassades réunies attendirent dans un certain lieu le passage d’Attila, qu’on annonçait devoir être prochain. Au bout de quelques journées encore, le roi, l’armée et les deux ambassades romaines arrivaient en vue de la bourgade royale, capitale de toute la Hunnie[3].


II. – LA COUR D’ATTILA.

Le palais du prince barbare, placé sur une hauteur, dominait toute la bourgade, et attirait au loin les regards par ses hautes tours qui se dressaient vers le ciel. On désignait sous ce nom un vaste enclos circulaire renfermant plusieurs maisons, telles que celles du roi, de son épouse favorite Kerka, de quelques-uns de ses fils, et probablement aussi la demeure de ses gardes ; une clôture en bois l’entourait ; les édifices intérieurs étaient aussi en bois. Située probablement au centre et seule flanquée de tours, la maison d’Attila était encadrée dans de grands panneaux de planches d’un poli admirable, et si exactement joints ensemble qu’ils semblaient ne former qu’une seule pièce. Celle de la reine, d’une architecture plus légère et plus ornée, présentait sur toutes ses faces des dessins en relief et des sculptures qui ne manquaient point de grace. Sa toiture reposait sur des pilastres soigneusement équarris, entre lesquels régnait une suite de cintres en bois tourné, appuyés sur des colonnettes, et formant comme les arcades d’une galerie. La maison d’Onégèse se voyait à peu de distance du palais, close également d’une palissade et construite dans le même genre que celle du roi, avec plus de simplicité. Une curiosité y méritait l’attention des étrangers dans ce pays dénué de pierres à bâtir et même d’arbres, et où il fallait transporter du dehors les matériaux de construction, Onégèse avait fait élever un bain sur le modèle des thermes romains. Voici l’histoire de ce bain telle que les Romains l’entendirent conter. Au nombre des captifs provenant du sac de Sirmium, se trouvait un architecte qu’Onégèse réclama dans sa part de butin. Le ministre d’Attila, Grec de naissance, venu très jeune chez les Huns, y avait apporté le goût des bains à la façon romaine, et l’avait communiqué à sa femme et à ses enfans. S’il avait réclamé la personne de l’architecte, c’était afin d’obtenir d’un homme habile la construction d’un bâtiment où il pût satisfaire son goût, et le captif, en déployant toute son industrie, crut accélérer l’instant où il verrait tomber ses fers. Il se mit donc à l’œuvre avec zèle : des pierres furent tirées de Pannonie ; des fourneaux, des piscines, des étuves s’organisèrent ; mais, lorsque tout fut achevé, comme il fallait des mains expérimentées pour diriger un service si nouveau chez les Huns, Onégèse créa l’architecte baigneur en titre de sa maison, et le malheureux dit adieu pour jamais à la liberté.

Attila fit son entrée dans la capitale de son empire avec un cérémonial qui intéressa vivement les Romains, et surtout Priscus, observateur si curieux, peintre si naïf de tout ce qui frappait ses regards par un côté singulier. Ce furent les femmes de la bourgade qui vinrent le recevoir en procession. Rangées sur deux files, elles élevaient au-dessus de leurs têtes et tendaient d’une file à l’autre, dans leur longueur, des voiles blancs, sous lesquels les jeunes filles marchaient par grouges de sept, chantant des vers composés à la louange du roi. Le cortège prit la direction du palais en passant devant la maison d’Onégèse. La femme du ministre favori se tenait en dehors de l’enceinte, entourée d’une foule de servantes qui portaient des plats garnis de viande et une coupe pleine de vin. Lorsque le roi parut, elle s’approcha de lui, et le pria de goûter au repas qu’elle lui avait préparé ; un signe bienveillant fit savoir qu’il y consentait : c’était la plus grande faveur qu’un roi des Huns pût accorder à ses sujets. Aussitôt quatre hommes vigoureux soulevèrent une table d’argent jusqu’à la hauteur du cheval, et, sans mettre pied à terre, Attila goûta de tous les plats et but une gorgée de vin, après quoi il entra dans son palais. En l’absence de son mari, qui arrivait d’un long voyage et que le roi manda près de lui, la femme d’Onégèse reçut les ambassadeurs à souper dans la compagnie des principaux du pays, presque tous ses parens. Maximin prit ensuite des dispositions pour son établissement ; il dressa ses tentes dans un lieu voisin tout à la fois de la maison du ministre et du palais du roi.

Onégèse, dont le nom grec indiquait l’origine, mais qui avait été élevé chez les Huns, tenait le premier rang dans l’empire après Attila, soit par la puissance, soit par la richesse : c’était presque le roi, si Attila était l’empereur. Ce comble de fortune, devant lequel les Huns de naissance s’inclinaient sans murmurer, Onégèse le devait aux moyens les plus honorables, à la bravoure sur le champ de bataille, à la sincérité dans les conseils, au courage même avec lequel il luttait contre les résolutions violentes ou les mauvais instincts de son maître. Il était près d’Attila le meilleur appui des Romains, non par intérêt personnel ou par souvenir lointain de son origine, mais par pur esprit d’équité, par un goût inné de ce qui tenait à la civilisation. La logique, si différente des faits, eût placé de droit un tel ministre près d’un prince civilisé et chrétien, tandis qu’elle eût relégué au contraire un Chrysaphius près d’Attila. Le roi hun, si absolu, si emporté, cédait à ce caractère ferme dans sa douceur ; Onégèse était devenu son conseiller indispensable, et c’est à lui qu’il avait confié l’éducation militaire et la tutelle de son fils aîné, Ellac, dans le royaume des Acatzires, dont Onégèse venait de terminer la conquête. Ramené sur les bords du Danube, après une longue absence, par le désir de revoir son père, ce jeune homme avait fait en route une chute de cheval où il s’était démis le poignet. Onégèse avait donc bien des choses importantes à traiter avec le roi, qui le retint toute la soirée : ce fut le motif de son absence au souper ; mais Maximin brûlait d’impatience de le voir pour lui communiquer les instructions de Théodose à son égard ; il espérait d’ailleurs beaucoup dans l’intervention de cet homme tout-puissant pour aplanir les difficultés dont sa mission était entourée. Il dormit à peine, et, dès les premières lueurs de l’aube, il fit partir Priscus avec les présens destinés au ministre. L’enceinte était fermée ; aucun domestique de la maison ne se montrait, et Priscus dut attendre ; laissant donc les présens sous la garde des serviteurs de l’ambassade, il se mit à se promener jusqu’au moment où quelqu’un paraîtrait.

Il avait fait à peine quelques centaines de pas, quand un autre promeneur, l’abordant, lui dit en fort bon grec : Khaïré, — je vous salue. Entendre parler grec dans les états d’Attila, où les idiomes usuels étaient le hun, le goth et le latin, surtout pour les relations de commerce, c’était une nouveauté qui frappa Priscus. Les seuls Grecs qu’on pouvait s’attendre à rencontrer là étaient des captifs de la Thrace ou de l’Illyrie maritime, gens misérables, faciles à reconnaître à leur chevelure mal peignée et à leurs vêtemens en lambeaux, tandis que l’interlocuteur de Priscus portait la tête rasée tout à l’entour et le vêtement des Huns de la classe opulente. Ces réflexions traversèrent comme un éclair la pensée de Priscus, qui, pour s’assurer de ce qu’était cet homme, lui demanda, en lui rendant son salut, de quel pays du monde il était venu essayer la vie barbare chez les Huns ?

— Pourquoi me faites-vous cette question ? dit l’inconnu.

— Parce que vous parlez trop bien le grec, répondit Priscus. L’inconnu se mit à rire.

— En effet, dit-il, je suis Grec. Fondateur d’un établissement de commerce à Viminacium en Mésie, je m’y étais marié richement ; j’y vivais heureux : la guerre a dissipé mon bonheur. Comme j’étais riche, j’ai été adjugé, personne et biens, dans le butin d’Onégèse, car vous saurez que c’est un privilège des princes et des chefs des Huns de se réserver les plus riches captifs. Mon nouveau maître me mena à la guerre, où je me battis bien et avec profit. Je me mesurai contre les Romains ; je me mesurai contre les Acatzires ; quand j’eus acquis suffisamment de butin, je le portai à mon maître barbare, et, en vertu de la loi des Scythes, je réclamai ma liberté. Depuis lors, je me suis fait Hun ; j’ai épousé une femme barbare qui m’a donné des enfans ; je suis commensal d’Onégèse, et, à tout prendre, ma condition actuelle me paraît préférable à ma condition passée.

— Oh ! oui, continua cet homme après s’être recueilli un instant, le travail de la guerre une fois terminé, on mène parmi les Huns une vie exempte de soucis : ce que chacun a reçu de la fortune, il en jouit paisiblement ; personne ne le moleste, rien ne le trouble. La guerre nous alimente ; elle épuise et tue ceux qui vivent sous le gouvernement romain. Il faut bien que le sujet romain mette dans le bras d’autrui l’espérance de son salut, puisqu’une loi tyrannique ne lui permet pas de porter les armes dont il a besoin pour se défendre, et ceux que la loi commet à les porter, si braves qu’ils soient, font mal la guerre, entravés qu’ils sont tantôt par l’ignorance, tantôt par la lâcheté des chefs. Cependant les maux de la guerre ne sont rien chez les Romains en comparaison des calamités qui accompagnent la paix, car c’est alors que fleurissent dans tout leur luxe et la rigueur insupportable des tributs, et les exactions des agens du lise, et l’oppression des hommes puissans. Comment en serait-il autrement ? les lois ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Si un riche ou un puissant les transgresse, il profitera impunément de son injustice ; mais un pauvre, mais un homme qui ignore les formalités du droit, oh ! celui-là, la peine ne manquera point de l’atteindre, à moins pourtant qu’il ne meure de désespoir avant son jugement, épuisé, ruiné par un procès sans fin. Ne pouvoir obtenir qu’à prix d’argent ce qui est du droit et des lois, c’est, à mon avis, le comble de l’iniquité. Quelque injure que vous ayez reçue, vous ne pouvez ni aborder un tribunal ni demander une sentence au juge avant d’avoir déposé préalablement une somme d’argent qui bénéficiera à ce juge et à sa séquelle.

L’apostat de la civilisation continua Iong-temps sur ce ton, déclamant avec une chaleur qui donnait parfois à ses paroles l’apparence d’un plaidoyer pour lui-même. Quand il parut avoir tout dit, Priscus le pria de le laisser parler quelques instans à son tour et de l’écouter avec patience. — A mon sens, commença-t-il, les fondateurs de l’état romain ont été des hommes sages et prévoyans ; pour que chacun sût bien son métier, ils ont fait de ceux-ci les gardiens de la loi, de ceux-là les gardiens de la sûreté publique, et, n’ayant pas d’autre occupation au monde que de s’exercer au maniement des armes, de s’aguerrir et de se battre, ces derniers ont composé une classe de gens excellens pour protéger les autres. Nos législateurs établirent en outre une troisième classe, celle des colons qui cultivent la terre : il était bien juste qu’au moyen de l’annone militaire cette classe nourrît ceux qui la protègent. Ce n’est pas tout : ils créèrent des conservateurs de l’équité et du droit au profit des faibles et des incapables, des défenseurs juridiques pour ceux qui ne sauraient pas se défendre. Cela posé, qu’y a-t-il de si injuste à ce que le juge et l’avocat soient payés par le plaideur, comme le soldat par le paysan ? Celui qui reçoit le service doit tribut à celui qui le rend, et le bon office doit être mutuel. Le cavalier ne fait que gagner à soigner son cheval, le berger ses boeufs, le chasseur ses chiens. S’il y a de mauvais plaideurs qui se ruinent en procès, tant pis pour eux ! et, quant à la longueur des affaires, elle tient la plupart du temps à la nécessité de les éclaircir, et mieux vaut, après tout, une bonne sentence qui s’est fait attendre qu’une mauvaise sentence improvisée. Risquer de commettre l’injustice, ce n’est pas seulement nuire aux hommes, c’est encore offenser Dieu, l’inventeur de la justice. Les lois sont publiques, tout le monde les connaît ou peut les connaître ; l’empereur lui-même leur obéit. Votre accusation sur l’impunité des grands est vraie quelquefois, mais applicable à tous les peuples, et le pauvre lui-même peut échapper à la peine, si l’on ne trouve pas de preuves suffisantes de sa culpabilité. Vous vous félicitez du don de votre liberté ; rendez-en grace à la fortune, et non point à votre maître. En vous menant à la guerre, vous homme civil, il pouvait vous faire tuer, et, si vous aviez fui, il pouvait vous tuer lui-même. Les Romains n’ont point cette dureté ; leurs lois garantissent la vie de l’esclave contre les sévices du maître : elles lui assurent la jouissance de son pécule, et elles l’élèvent par l’affranchissement à la condition des hommes libres, tandis qu’ici, pour la moindre faute, c’est la mort qui le menace.

Cette vue élevée de la civilisation, ce tableau des protections diverses qui entourent l’individu sous les gouvernemens policés, sembla remuer vivement l’interlocuteur de Priscus, qui ne cherchait vraisemblablement, en accumulant sophismes sur sophismes, qu’à étouffer en lui-même quelques remords et à combattre quelques regrets. Ses yeux parurent mouillés de larmes, puis il s’écria : — Les lois des Romains sont bonnes, leur république est bien ordonnée, mais les mauvais magistrats la pervertissent et l’ébranlent ! -Ils en étaient là quand un domestique d’Onégèse ouvrit l’enceinte de la maison : Priscus quitta l’inconnu, qu’il ne revit plus.

L’insistance que mettait Théodose à demander Onégèse pour négociateur dans ses différends avec les Huns tenait à un double calcul de la politique byzantine : d’abord on semblait repousser Édécon comme trop rude et trop dévoué aux intérêts de son maître, puis, à tout événement, on espérait attirer par les séductions et peut-être corrompre par l’argent le ministre tout-puissant qui montrait une bienveillance si pleinement gratuite à l’empire. De ces deux calculs, l’honnête Maximin ignorait le premier et soupçonnait à peine le second ; mais cette partie de sa mission lui avait été recommandée comme une de celles auxquelles l’empereur tenait le plus, et il ne supposait pas qu’une telle avance de la part d’un tel souverain pût laisser le Barbare indifférent. Onégèse, après avoir donné un coup d’œil rapide aux présens que Priscus lui apportait, les fit déposer dans sa maison, et, apprenant que l’ambassadeur romain voulait se rendre chez lui, il tint à le prévenir lui-même ; au bout de quelques instans, Maximin le vit entrer sous sa tente. Alors commença entre ces deux hommes d’état une conversation dans laquelle le caractère du ministre d’Attila se déploya tout entier. Maximin s’attacha à lui exposer avec quelque peu d’emphase que le moment d’une pacification solide entre les Romains et les Huns paraissait arrivé, pacification dont l’honneur était réservé à sa prudence, et que l’utilité très grande dont le ministre hun pouvait être pour les deux nations se reverserait sur lui-même et sur ses enfans en bienfaits perpétuels de la part de l’empereur et de toute la famille impériale. -- Comment donc, demanda naïvement Onégèse, ce grand honneur peut-il m’advenir, et comment puis-je être entre vous et nous l’arbitre souverain de la paix ? — En étudiant, reprit l’ambassadeur, chacun des points qui nous divisent et les conventions des traités, et pesant le tout dans la balance de votre équité. L’empereur acceptera votre décision. — Mais, rétorqua celui-ci, ce n’est point là le rôle d’un ambassadeur, et, si je l’étais, je n’aurais pas d’autre règle que les volontés de mon maître. Les Romains espéreraient-ils par hasard m’entraîner par leurs prières à le trahir, et à tenir pour néant ma vie passée parmi les Huns, mes femmes, mes enfans nés chez eux ? Ils se tromperaient grandement. L’esclavage me serait plus doux près d’Attila que les honneurs et la fortune dans leur empire. — Ces paroles, prononcées d’un ton calme, mais net, ne souffraient point de réplique. Onégèse, comme pour en adoucir la rudesse, se hâta d’ajouter qu’il était plus utile aux Romains près d’Attila, dont il apaisait quelquefois les emportemens, qu’il ne le serait à Constantinople, où son bon vouloir pour eux ne tarderait pas à le rendre suspect. — Évidemment le ministre de Théodose n’avait rien à faire de ce côté.

Cependant la reine Kerka attendait ses présens : Priscus fut encore chargé de les lui présenter. Elle les reçut dans une pièce de son élégant palais recouverte d’un tapis de laine ; elle-même était assise sur des coussins et entourée de ses femmes et de ses serviteurs accroupis en cercle autour d’elle, les hommes d’un côté et les femmes de l’autre ; celles-ci travaillaient à passer des fils d’or et de soie dans des pièces d’étoffes destinées à relever les vêtemens des hommes. En sortant du palais de la reine, Priscus entendit un grand bruit, et vit courir une grande foule à laquelle il se mêla. Il aperçut bientôt Attila, qui, flanqué d’Onégèse, vint se placer devant la porte de sa maison pour y rendre la justice. Sa contenance était grave, et il s’assit en silence. Ceux qui avaient des procès à faire juger s’approchèrent à tour de rôle ; il les jugea tous, puis il rentra pour recevoir des députés qui lui arrivaient de plusieurs pays barbares.

L’enclos du palais d’Attila était une sorte de promenade où les ambassadeurs circulaient librement en attendant les audiences soit du roi, soit de son ministre ; ils pouvaient aller, venir, tout observer, aucun garde ne les y gênant. Priscus s’y rencontra face à face avec le comte Romulus et ses collègues de l’ambassade d’Occident, lesquels se promenaient en compagnie de deux secrétaires d’Attila, Constancius et Constanciolus, tous deux Pannoniens, et de ce Rusticius qui avait accompagné volontairement l’ambassade d’Orient, et venait de se faire attacher comme scribe à la chancellerie du roi des Huns. « Comment vont vos affaires ? » fut la question que Rornulus et lui s’adressèrent d’abord. Elles ne marchaient pas plus vite d’un côté que de l’autre ; rien ne pouvait fléchir la résolution d’Attila vis-à-vis de l’empire d’Occident : il lui fallait le banquier Sylvanus ou les vases de Sirmium. Comme plusieurs des assistans se récriaient sur l’opiniâtreté déraisonnable de l’esprit barbare, Romulus, que son expérience des hautes affaires faisait toujours écouter avec intérêt, dit, en poussant un soupir : « Oui, la fortune et la puissance ont tellement gâté cet homme, qu’il n’y a plus de place dans son oreille pour des raisons justes, à moins qu’elles ne lui plaisent. Avouons aussi que, soit en Scythie, soit ailleurs, personne n’a jamais accompli de plus grandes choses en moins de temps : maître de la Scythie entière, jusqu’aux îles de l’Océan, il nous a rendus ses tributaires, et voilà qu’il couve encore de plus grands desseins, et qu’il veut entreprendre la conquête des Perses. — Des Perses ! interrompit un des assistans ; mais quel chemin peut le conduire de Scythie en Perse ? — Un chemin fort court, reprit Romulus. Les montagnes de la dédie ne sont pas éloignées des tribus extrêmes, des Huns ; ceux-ci le savent bien. Il est arrivé autrefois que, pendant une famine qui les décimait sans qu’ils pussent tirer des subsistances de l’empire romain, parce qu’ils étaient en guerre avec lui, deux de leurs princes tentèrent de s’en procurer du côté de l’Asie. Ils poussèrent, à travers une région déserte, jusqu’au bord d’un marais que je crois être le marais Méotide ; puis, quinze journées de marche les amenèrent au pied de hautes montagnes qu’ils gravirent, et ils se trouvèrent en Médie. Le pays était fertile ; les Huns y firent la moisson tout à leur aise, et ils avaient déjà réuni un butin immense quand un jour les Perses arrivèrent et obscurcirent le ciel de leurs flèches. Les Huns, pris à l’improviste et abandonnant tout, firent retraite par un autre chemin, et il advint que ce nouveau passage les conduisit également dans leur pays. Maintenant, supposez qu’il prenne fantaisie au roi Attila de renouveler cette campagne ; Mèdes et Perses ne lui coûteront à conquérir ni beaucoup de fatigues, ni beaucoup de temps, car aucun peuple de la terre ne peut résister à ses armées. » Les Romains suivaient avec une curiosité mêlée d’appréhension le récit du comte Romulus, qui avait visité tant de pays et pris part à tant d’événemens. Un des interlocuteurs ayant exprimé le vœu qu’Attila se jetât dans cette guerre lointaine pour laisser respirer l’empire romain : « Prenons garde, au contraire, dit Constanciolus, qu’après avoir subjugué les Perses, et ce ne sera pas difficile pour lui, il ne revienne vers nous, non plus en ami, mais en maître. Aujourd’hui il se contente de recevoir l’or que nous lui donnons comme un salaire attaché à son titre de général romain ; quand il aura mis la Perse sous ses pieds, et que l’empire romain restera seul debout en face de lui, pensez-vous qu’il le ménage ? Déjà il souffre impatiemment ce titre de général que nous lui donnons pour lui dénier celui de roi, et on l’a entendu s’écrier avec indignation qu’il avait autour de lui des esclaves qui valaient les généraux romains, et des généraux huns qui valaient les empereurs. » Cette conversation, dans laquelle les représentans du monde civilisé se communiquaient leurs sombres pressentimens et candissaient à qui mieux mieux l’homme qui suspendait la destruction sur leur patrie, fut interrompue brusquement. Onégèse vint signifier à Priscus qu’Attila ne recevrait plus désormais pour ambassadeurs que trois personnages consulaires qu’il lui nomma : Anatolius était l’un des trois. Priscus, sans songer qu’il mettait son propre gouvernement en contradiction avec lui-même, fit observer que désigner ainsi certains hommes, c’était les rendre suspects à leur souverain ; Onégèse ne répondit que ces mots : « Il le faut, ou la guerre. » Priscus regagnait tristement son quartier, quand il rencontra le père d’Oreste, Tatullus, qui venait informer l’ambassadeur et lui qu’Attila les invitait à sa table pour le jour même, à la neuvième heure, environ trois heures après midi. Les ambassadeurs d’Occident devaient également s’y trouver.

La salle du festin était une grande pièce oblongue, garnie à son pourtour de sièges et de petites tables mises bout à bout, pouvant recevoir chacune quatre ou cinq personnes. Au milieu s’élevait une estrade qui portait la table d’Attila et son lit, sur lequel il avait déjà pris place ; à peu de distance derrière, se trouvait un second lit, orné comme le premier de linges blancs et de tapis bariolés et ressemblant aux thalami en usage en Grèce et à Rome dans les cérémonies nuptiales. Au moment où les ambassadeurs entraient, des échansons, apostés près du seuil de la porte, leur remirent des coupes pleines de vin, dans lesquelles ils durent boire en saluant le roi : c’était un cérémonial obligatoire que chaque convive observa avant d’aller prendre son siège. La place d’honneur, fixée à droite de l’estrade, fut occupée par Onégèse, en face duquel s’assirent deux des fils du roi. On donna aux ambassadeurs la table de gauche, qui était la seconde en dignité ; encore s’y trouvèrent-ils primés par un noble hun, du nom de Bérikh, personnage considérable qui possédait plusieurs villages en Hunnie. Ellac, l’aîné des fils d’Attila, prit place sur le lit de son père, mais beaucoup plus bas ; il s’y tenait les yeux baissés, et conserva pendant toute la durée du festin une attitude pleine de respect et de modestie. Quand tout le monde fut assis, l’échanson d’Attila présenta à son maître une coupe remplie de vin, et celui-ci but en saluant le convive d’honneur qui se leva aussitôt, prit une coupe des mains de l’échanson posté derrière lui, et rendit le salut au roi. Ce fut ensuite le tour des ambassadeurs, qui rendirent pareillement, la coupe en main, un salut que le roi leur porta ; tous les convives furent salués l’un après l’autre, suivant leur rang, et répondirent de la même manière ; un échanson muni d’une coupe pleine se tenait derrière chacun d’eux. Les saluts finis, on vit entrer des maîtres d’hôtel portant sur leurs bras des plats chargés de viandes qu’ils déposèrent sur les tables ; on ne mit sur celle d’Attila que de la viande dans des plats de bois, et sa coupe aussi était de bois, tandis qu’on servait aux convives du pain et des mets de toute sorte dans des plats d’argent, et que leurs coupes étaient d’argent ou d’or. Les convives puisaient à leur fantaisie dans les plats déposés devant eux, sans pouvoir prendre plus loin. Lorsque le premier service fut achevé, les échansons revinrent, et les saluts recommencèrent ; ils parcoururent encore, avec la même étiquette, toutes les places, depuis la première jusqu’à la dernière. Le second service, aussi copieux que le premier et composé de mets tout différens, fut suivi d’une, troisième compotation, dans laquelle les convives, déjà échauffés, vidèrent leurs coupes à qui mieux mieux. Vers le soir, les flambeaux ayant été allumés, on vit entrer deux poètes qui chantèrent, en langue hunnique, devant Attila, des vers de leur composition, destinés à célébrer ses vertus guerrières et ses victoires. Leurs chants excitèrent dans l’auditoire des transports qui allèrent jusqu’au délire : les yeux étincelaient, les visages prenaient un aspect terrible ; beaucoup pleuraient, dit Priscus larmes de désir chez les jeunes gens, larmes de regret chez les vieillards. Ces Tyrtées de la Hunnie furent remplacés par un bouffon dont les contorsions et les inepties firent passer les convives en un instant de l’enthousiasme à une joie bruyante. Pendant ces spectacles, Attila était resté constamment immobile et grave, sans qu’aucun mouvement de son visage, aucun geste, aucun mot trahît en lui la moindre émotion ; seulement, quand le plus jeune de ses fils, nommé Ernakh, entra et s’approcha de lui, un éclair de tendresse brilla dans son regard ; il amena l’enfant plus près de son lit, en le tirant doucement par la joue. Frappé de ce changement subit dans la physionomie d’Attila, Priscus se pencha vers un de ses voisins barbares, qui parlait un peu le latin, et lui demanda à l’oreille par quel motif cet homme, si froid pour ses autres enfans, se montrait si gracieux pour celui-là. « Je vous l’expliquerai volontiers, si vous me gardez le secret, répondit le Barbare. Les devins ont prédit au roi que sa race s’éteindrait dans ses autres fils, mais qu’Ernakh la perpétuerait : voilà la cause de sa tendresse ; il aime dans ce jeune enfant l’unique source de sa postérité. »

À ce moment entra le Maure Zercon, et tout aussitôt la salle retentit d’éclats de rire et de trépignemens capables de l’ébranler : c’était un intermède dont les convives étaient redevables à l’imagination d’Edecon. Le Maure Zercon, nain bossu, bancal, camus, ou plutôt sans nez, bègue et idiot, circulait depuis près de vingt ans d’un bout à l’autre du monde, et d’un maître à l’autre, comme l’objet le plus étrange qu’on pût se procurer pour se divertir. Les Africains l’avaient donné au général romain Aspar, qui l’avait perdu en Thrace, dans une campagne malheureuse contre les Huns : conduit près d’Attila, qui refusa de le voir, Zercon avait trouvé meilleur accueil chez Bléda. Bientôt même le prince hun s’engoua tellement de son nain, qu’il ne pouvait plus s’en passer ; il l’avait à sa table, il l’avait à la guerre, où il lui fit fabriquer une armure, et son bonheur était de le voir se pavaner une grande épée au poing, et prendre grotesquement des attitudes de héros. Un jour pourtant Zercon s’enfuit sur le territoire romain, et Bléda n’eut pas de repos qu’on ne l’eût repris ou racheté ; la chasse fut heureuse, et on le lui ramena chargé de fers. À l’aspect de son maître irrité, le Maure se mit à fondre en larmes, et confessa qu’il avait commis une faute en le quittant ; mais cette faute, disait-il, avait une bonne excuse. « Et laquelle donc ? s’écria Bléda. — C’est, répondit le nain, que tu ne m’as pas donné de femme. » L’idée de cet avorton réclamant une femme provoqua chez Bléda un rire inextinguible ; non-seulement il lui pardonna, mais il lui fit épouser une des suivantes de la reine, disgraciée pour quelque grave méfait. Après la mort de Bléda, Attila envoya Zercon en cadeau au patrice Aëtius, qui s’en défit en faveur de son premier maître Aspar. Édécon, l’ayant rencontré à Constantinople, lui avait persuadé de venir en Hunnie redemander sa femme. Profitant donc de l’occasion de la fête, Zercon entra dans la salle et vint adresser sa requête à Attila, mêlant, dans son verbiage, la langue latine à celles des Huns et des Goths d’une façon si burlesque, que nul ne put s’empêcher de rire, et les joyeux éclats se faisaient encore entendre lorsque les Romains, pensant qu’ils avaient assez bu, s’esquivèrent au milieu de la nuit, tandis que la compagnie fit bonne contenance jusqu’au jour.

Le temps s’écoulait en pure perte pour les ambassadeurs, qui n’obtenaient ni audience du roi ni réponse satisfaisante sur aucun point. Ils demandèrent à partir ; mais Attila, sans leur en refuser positivement l’autorisation, les retint sous différens prétextes ; il les gardait. La reine Kerka voulut les traiter à son tour ; elle les invita dans la maison de son intendant Adame à un repas « magnifique et fort gai, » nous dit Priscus, où les convives, en dépit de la gravité romaine, durent boire et s’embrasser à la ronde. Un second souper qui leur fut offert par Attila reproduisit, aux yeux de Maximin et de son compagnon, l’étiquette cérémonieuse du premier ; seulement Attila s’y dérida quelque peu. Plusieurs fois, ce qui n’avait pas encore eu lieu, il adressa la parole à Maximin pour lui recommander, entre autres choses, le mariage du Pannonien Constancius, son secrétaire. Cet homme, envoyé à Constantinople, il y avait déjà quelques années, comme interprète ou adjoint d’une ambassade, s’y était vu l’objet des empressemens de la cour, qui espérait le gagner, et il avait en effet promis ses bons offices pour le maintien de la paix, à la condition que Théodose lui donnerait en mariage quelque riche héritière, sa sujette. Théodose, que de tels cadeaux ne gênaient guère, lui avait aussitôt proposé une orpheline, fille de Saturninus, ancien comte des domestiques, que l’impératrice Athénaïs avait accusé de complot et fait mourir. Encore prisonnière et gardée dans un château fort, la jeune, fille n’apprit pas sans une mortelle horreur le sort qu’on lui destinait, et, résolue de s’en affranchir à tout prix, elle se fit enlever par Zénon, général des troupes d’Orient, qui la maria avec un de ses amis nommé Rufus. Attila, furieux à cette nouvelle, manda insolemment à Théodose que, s’il n’avait pas la puissance de se faire obéir chez lui, Attila viendrait l’y aider ; mais une rupture n’était pas le fait de Constancius, qui se contenta de la promesse d’une autre femme. C’était ce qu’Attila rappelait au souvenir de l’ambassadeur. « Il ne serait pas convenable, lui faisait-il dire par son interprète, que Théodose se fût joué de la crédulité de Constancius ; un empereur perdrait de sa dignité à faire un mensonge. » Il ajouta, comme une raison déterminante et un argument sans réplique, « que si le mariage se faisait, il partagerait la dot avec son secrétaire. » Voilà comment les affaires se traitaient à la cour du roi des Huns.

Enfin Attila, ayant éclairci tout ce qu’il lui importait de savoir, l’innocence de l’ambassadeur, la persistance de la cour impériale dans le complot contre sa vie, et le retour prochain de Vigilas, qui avait déjà quitté Constantinople, laissa partir les ambassadeurs dont la présence lui devenait inutile. Une lettre délibérée dans un conseil de seigneurs huns et de secrétaires de la chancellerie hunnique, sous la présidence d’Onégèse, fut remise à Bérikh, qui dut accompagner l’ambassade jusqu’à Constantinople. Quoique les Romains s’en allassent comblés de politesses et de présens, attendu que chaque grand de la cour, sur l’invitation du roi, s’était empressé de leur offrir quelques objets précieux, tels que pelleteries, chevaux, tapis ou vêtemens brodés, les incidens de leur voyage furent peu récréatifs et leur montrèrent, au sortir des festins et des fêtes, un côté plus sérieux du gouvernement d’Attila. À quelques journées de marche, ils virent crucifier un transfuge, saisi près de la frontière, et qu’on accusait d’être venu espionner pour le compte des Romains. Un peu plus loin, ce furent deux captifs probablement romains qui s’étaient enfuis après avoir tué leur maître hun à la guerre : on les ramenait pieds et poings liés, et on profita du passage des ambassadeurs, comme d’une bonne occasion, pour clouer ces malheureux à un poteau et leur enfoncer dans la gorge un pieu aigu. Leur compagnon de route, Bérikh, était d’ailleurs un vieux Hun de race primitive, sauvage, grossier, vindicatif. À propos d’une querelle survenue entre ses domestiques et ceux de l’ambassade, il reprit à Maximin un beau cheval qu’il lui avait donné, et ne cessa pas de murmurer tout le long du chemin. Finalement, à peu de distance du Danube, sur les terres romaines, l’ambassade rencontra Vigilas, qui en allait tout joyeux vers le but de son voyage, en compagnie, comme il croyait, mais en réalité sous la garde d’Esla.

Tel fut le premier acte de ce drame compliqué dont Attila faisait mouvoir les fils avec une si profonde astuce et une patience si opiniâtre. Il avait eu pendant deux mois entiers sous sa main les représentans d’un gouvernement qui conspirait contre sa vie, une ambassade dont le seul but était de le faire assassiner par les siens ; il pouvait invoquer, pour se venger ou se défendre, le droit des nations qu’on violait si outrageusement contre lui ; l’existence de tous ces Romains dépendait d’un signe de ses yeux, et ce signe, il ne le fit pas. Avec l’impartialité d’un juge prononçant dans une cause étrangère, il sépara l’innocent du coupable, sans vouloir remarquer qu’ils portaient tous deux la même tache originelle. S’il y avait dans cette conduite un sentiment d’équité naturelle incontestable, il s’y trouvait aussi un grand fonds d’orgueil, une haine superbe qui dédaignait les instrumens pour remonter plus implacable jusqu’aux auteurs du crime. C’était à Théodose, à Chrysaphius, à l’honneur romain qu’il en voulait. Il jouissait de pouvoir mettre en parallèle, devant ce monde civilisé qui lui refusait le titre de roi comme à un chef de sauvages et le méprisait tout en le redoutant, la justice et les procédés du Barbare avec ceux de l’empereur romain.

Vigilas s’était bâté de terminer à Constantinople les affaires qui servaient de prétexte à son voyage. Toujours aveugle, toujours infatué de sa propre importance, il avait fini par l’inspirer aux autres. Chrysaphius, qui crut, d’après lui, le succès du complot assuré, doubla la somme à tout événement ; l’interprète revenait donc avec 100 livres d’or renfermées dans une bourse de cuir. Tout cela se passait sous l’œil attentif d’Esla, qui ne perdait aucun de ses mouvemens depuis leur départ. Les serviteurs de l’ambassade hunnique n’étaient pas autre chose non plus que des gardiens qui tenaient le Romain prisonnier sans qu’il s’en doutât. De l’autre côté du Danube, la surveillance se resserra encore davantage. Vigilas amenait de Constantinople son propre fils âgé de dix-huit à vingt ans, qui avait été curieux de visiter le pays, et que, suivant toute apparence, l’interprète s’était fait adjoindre en qualité de second. Comme ils mettaient le pied dans la bourgade royale d’Attila, ils furent saisis tous les deux et traînés devant le roi ; leurs bagages saisis également furent fouillés sous ses yeux, et l’on y trouva la bourse avec les cent livres d’or bien pesées. À cette vue, Attila feignit la surprise et demanda à l’interprète ce qu’il voulait faire de tout cet or ? Celui-ci répondit sans embarras qu’il le destinait à l’entretien de sa suite et au sien, à l’achat de chevaux et de bêtes de somme dont il voulait faire provision pour ses missions, car il en avait perdu beaucoup sur les routes, et enfin à la rançon d’un grand nombre de captifs romains dont les familles l’avaient pris pour mandataire. La patience d’Attila n’y tint plus. « Tu mens, méchante bête ! s’écria-t-il d’une voix tonnante, mais tes mensonges ne tromperont personne ; ils ne t’arracheront pas au châtiment que tu as mérité. Non, ce n’est pas pour ton entretien, ce n’est ni pour l’achat de chevaux et de mulets, ni pour la rançon de prisonniers romains que tu t’es muni d’une pareille somme ; tu savais bien d’ailleurs que j’avais interdit absolument tout commerce, tout emploi d’argent dans mes états de la part des étrangers, lorsque tu étais ici avec Maximin. » À ces mots, il fit amener par ses gardes le fils de l’interprète et déclara qu’il allait lui faire passer une épée au travers du corps, si le père ne confessait pas à l’heure même à quel usage et à quel but étaient destinées ces cent livres d’or. Vigilas, voyant son fils sous les épées nues, devint comme fou, et, tendant ses bras supplians tantôt du côté des bourreaux, tantôt du côté d’Attila, il criait d’une voix déchirante : « Ne tuez pas mon fils, mon fils ignore tout ; il est innocent, et moi je suis le seul coupable. » Alors il déroula de point en point la trame ourdie entre Chrysaphius et lui, comment l’idée de l’assassinat était venue au grand eunuque et avait été approuvée d’Édécon, comment l’empereur en avait fait part à ses conseillers et comment lui, Vigilas, à l’insu du reste de l’ambassade, avait été chargé de préparer l’exécution du complot, son entrevue avec Édécon le jour de son départ et tout ce qui s’était passé à Constantinople. Pendant qu’il parlait, Attila l’écoutait avec l’attention d’un juge et comparait dans ses souvenirs les détails qu’il entendait de la bouche de cet homme avec les révélations que lui avait faites Édécon, et il resta convaincu que l’interprète disait la vérité. S’adoucissant peu à peu, il commanda de lâcher le fils et de tenir le père en prison jusqu’à ce qu’il eût disposé de son sort, de quelque manière que ce fût. On chargea de chaînes Vigilas et on le traîna dans un cachot. Quant au fils, Attila trouva bon de le renvoyer à Constantinople chercher une seconde fois cent livres d’or. « Obtiens cette somme, lui dit-il, car c’est le prix des jours de ton père, » et il fit partir en même temps que lui Oreste et Esla chargés d’instructions particulières pour l’empereur.

Ils arrivèrent à l’audience de Théodose, qui connaissait déjà par le bruit public la déconvenue de ses projets, et n’attendait pas sans anxiété le nouveau message du roi des Huns. Les envoyés se présentèrent au pied de son trône dans l’accoutrement le plus singulier, mais auquel personne n’osa trouver à redire. Oreste portait pendue à son cou la même bourse de cuir dans laquelle les cent livres d’or avaient été renfermées, et Esla, placé près de lui, après avoir demandé à Chrysaphius s’il reconnaissait la bourse, adressa ces paroles à l’empereur : Attila, fils de Moundzoukh, et Théodose sont tous deux fils de nobles pères ; Attila est resté digne du sien, mais Théodose s’est dégradé, car, en payant tribut à Attila, il s’est déclaré son esclave. Or voici que cet esclave méchant et pervers dresse un piège secret à son maître ; il ne fait donc pas une chose juste, et Attila ne cessera point de proclamer hautement son iniquité qu’il ne lui ait livré l’eunuque Chrysaphius pour être puni suivant ses mérites. »

On ne s’attendait pas cette conclusion. Théodose avait pu se résigner à toutes les humiliations que son crime découvert pouvait faire pleuvoir sur lui ; mais les eunuques n’étaient point décidés à se laisser enlever le pouvoir, ni Chrysaphius à livrer sa tête : tout fut donc en rumeur dans le palais. Ce qui préoccupa surtout l’empereur, ce fut de sauver son chambellan ; toutes les mesures adoptées tendirent à ce but. Les dernières entraves que la politique byzantine opposait encore à l’orgueil d’Attila furent levées sans hésitation : il voulait avoir des ambassadeurs consulaires, on lui en donna ; il avait désigné les patrices Anatolius et Nomus, parce qu’il n’y avait pas de plus grands seigneurs dans l’empire : on lui envoya Anatolius et Nomus. On le traita comme on traitait le souverain de l’empire des Perses, le grand roi. On s’occupa même de Constancius, qui reçut de la main de l’empereur une veuve très riche en remplacement de sa fiancée, mariée à un autre. Aucune concession, aucune bassesse ne furent épargnées. La gloriole d’Attila était satisfaite, et il alla par honneur au-devant des hauts personnages qu’on lui députait ; toutefois il leur parla un langage dur, le langage d’un homme irrité. Ils apportaient de riches présens qui parurent l’adoucir ; ils apportaient aussi beaucoup d’argent : Attila prit tout. Il délivra Vigilas, qu’il regardait comme un coupable trop infime pour sa vengeance ; il ne réclama plus la zone riveraine du Danube, qu’il possédait de fait, sinon de droit ; il ne dit plus rien des transfuges, il élargit même sans rançon un grand nombre de prisonniers romains ; mais il exigea la tête de Chrysaphius. Sur ce point, il fut inflexible.

L’année 450 commença sous ces auspices. Les contingens des tribus hunniques arrivaient en masse sur les bords du Danube ; des armemens s’opéraient chez les nations vassales de ces hordes, les Ostrogoths, les Gépides, les Hérules, les Ruges, et l’on annonçait que les Acatzires étaient en marche. L’inquiétude gagna l’empire d’Occident non moins que celui d’Orient : non-seulement l’affaire de Sylvanus restait sans conclusion, mais il était survenu depuis d’autres embarras plus graves ; les conjonctures étaient menaçantes. Enfin deux messagers goths, partis de la Hunnie, se présentèrent, le même jour et à la même heure, devant les empereurs Théodose et Valentinien ; ils étaient chargés de dire à l’un et à l’autre : « Attila, mon maître et le tien, t’ordonne de lui préparer un palais, car il va venir ! »


AMEDEE THIERRY.

  1. Voyez la livraison du 1er février.
  2. Coumiss est le nom sous lequel les Tartares désignent le lait de jument fermenté, leur boisson ordinaire. — Meth en allemand, mead en anglais : — hydromel.
  3. On a beaucoup discuté sur le lieu exact où cette résidence était située : les uns ont cru reconnaître Tokai, les autres, avec plus de probabilité, la ville actuelle de Bude ; mais tous s’accordent à décider que ce lieu se trouvait dans le pays qui est aujourd’hui la Hongrie. Le récit de Priscus ne laisse aucun doute sur ce point ; il nomme la Theiss parmi les rivières que l’ambassade traversa, et le compte qu’il fait des journées de marche s’accorde assez bien avec la distance des lieux.