Épisodes militaires de la vie anglo-indienne/03

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LA
RÉVOLTE DES CIPAYES
D’APRES
LES RELATIONS ANGLAISES

I.
L’INSURRECTION DE MEERUT ET LE SIÈGE DE DELHI.
I. Mead’s Sepoy Revolt. — II. Bottom’s Narrative of the Siege of Delhi. — III. Pourchier’s Eight Month’s Campaign against the Bengal Sepoy Army. — IV. Russell’s Letters to the Times. — V. Harriett Martineau’s British Rule in India, etc.



On peut, on doit, selon nous, regarder la révolte des cipayes comme vaincue. Dans tout ce qui s’est passé depuis le moment où nous racontions les plus saillans épisodes de la guerre de l’Oude[1], rien ne peut faire prévoir une des deux péripéties qui rendraient la vie à l’insurrection, presque totalement étouffée. Ni l’armée indienne de Madras, ni celle de Bombay n’ont paru hésiter dans leur fidélité au drapeau britannique. Si indifférent qu’il se soit montré dans le principe aux bouleversemens qui menaçaient la mystérieuse royauté de lady Bibby Company, — c’est le nom sous lequel est désignée la compagnie des Indes, cette « grande dame étrangère » à laquelle, sans la connaître, obéissent, depuis un siècle et plus, les innombrables tribus de l’Hindostan, — le peuple proprement dit et considéré en masse n’a pris aucune part sérieuse aux hostilités. Bien plus, à mesure que les événemens se déroulent et l’éclairent, il semble ramené vers le raj[2] anglais, moins tyrannique, moins capricieux, moins violent que celui de la soldatesque insurgée. Le fatalisme oriental incline volontiers, on le sait, du côté de la victoire, et il n’est d’ailleurs pas besoin d’aller en Orient pour trouver des pays où le succès est aveuglément adoré, alors même qu’il choque toutes les idées de justice.

Tenons donc pour certain que la domination des Anglais dans l’Inde est provisoirement raffermie. Les divers corps insurgés sont de plus en plus refoulés vers l’espèce d’arène circonscrite où le général en chef anglais, sir Colin Campbell, ou lord Clyde, c’est tout un, veut les contraindre à se grouper, afin d’écraser d’un seul coup toutes les têtes de l’hydre. L’issue finale de la latte ne saurait être, sans un complet renversement de toutes les probabilités, que la destruction totale des troupes indigènes révoltées. Si quelques bandes rebelles survivent à la campagne de 1858-59, ce seront tout au plus des compagnies de routiers, réfugiées dans les districts les plus inaccessibles du Rohilcund, où iront les traquer successivement et d’où les délogeront à la longue les colonnes mobiles de l’armée anglo-indienne.

Voilà où en sont les choses, et voilà ce qu’elles seront. La révolte de 1857, nonobstant ce prompt et victorieux dénoûment, n’en restera pas moins un terrible épisode, rempli de menaces et de leçons. Quiconque l’étudie peut se convaincre en effet que, depuis le jour où Clive, enfermé dans le fort Saint-David, avait en face de lui la prépondérance énorme de la France représentée par Dupleix, jamais l’empire anglais dans l’Inde n’avait couru de plus grands périls, ne s’était trouvé plus menacé d’un subit écroulement. Il n’a dû son maintien qu’à un concours inouï de circonstances imprévues, parce qu’elles étaient improbables, et de cette vérité décourageante ceux-là sont les premiers à convenir dont l’énergie, le dévouement et la constance s’appliquent aujourd’hui même à conjurer cette grande crise. Nous recueillerons scrupuleusement leurs témoignages dans le récit que nous allons entreprendre, et l’on verra si nous en exagérons le sens et la portée. Ces aveux sont dignes d’attention sous un autre rapport; ils permettent d’établir, sans qu’on puisse encourir le reproche d’exagération, jusqu’où les cruelles nécessités de la défense ont emporté ces champions à outrance de la civilisation et du progrès. Sympathique à leur cause, nous ne devons aucune complicité à leurs actes, et, fidèle à la mission de l’histoire, nous ne jetterons aucun voile sur les atrocités consciencieusement commises par ces rigides représentans du génie anglo-saxon. Ils n’en dissimulent rien eux-mêmes; ils les proclament, les revendiquent, et, pour ainsi dire, s’en couronnent. Sûrs du mobile qui les inspira, aucune de leurs plus terribles déterminations ne semble peser à leur mémoire, minutieusement fidèle, et en ces épanchemens étranges dégagée, ce semble, de tout scrupule. Nous les imiterons en ceci. Nous serons inflexible comme ils l’ont été; nous aussi, nous sommes certain de n’obéir à aucune inspiration mauvaise, à aucune pensée de rancune, à aucune préméditation calomnieuse. Pourquoi reculerions-nous devant quelques noms à flétrir plus que ceux qui les portent n’ont reculé devant de froides exterminations ordonnées à loisir, loin du champ de bataille, et dont le souvenir les laisse, non-seulement tranquilles, mais satisfaits, orgueilleux, et tout disposés à recommencer demain, s’il le fallait, leur œuvre sanglante?

Un mot sur l’ordre inusité dans lequel ces récits se succèdent. Quelques-uns des événemens que nous allons raconter sont antérieurs au siège de Lucknow, la plupart sont contemporains de cette mémorable résistance; mais les premiers documens offerts à la curiosité publique ont porté presque exclusivement sur les péripéties dramatiques de la rébellion de l’Oude. Là s’étaient passés les événemens qui parlaient le plus haut à l’imagination du public anglais. L’insurrection de Meerut, le siège de Delhi, les révoltes partielles du Pendjab, tous ces épisodes, si dignes d’intérêt au point de vue historique, pâlissaient devant les tragédies de Cawnpore, les angoisses dont Lucknow avait été le théâtre et le sujet. Aujourd’hui une réaction se fait, ou, pour mieux dire, une réaction est sollicitée. Les vainqueurs de Delhi demandent à être entendus à leur tour. Les gouvernans du Pendjab, fermement convaincus, — et non sans raison peut-être, — que si l’Inde est encore anglaise, c’est à eux qu’on le doit, font valoir leurs titres à la reconnaissance nationale. Ceux qui ont souffert s’écrient, comme Guatimozin : « Et moi donc, étais-ie sur des roses? » Ceux qui ont vaincu réclament les honneurs du triomphe. C’est à cette émulation que nous devons les nombreux volumes où nous allons puiser un nouveau chapitre de l’histoire de l’Inde anglaise en 1857.


I.

Quand on oppose la fidélité traditionnelle des cipayes aux instincts de rébellion qui se sont manifestés dans l’armée du Bengale, on ne tient pas compte, ce semble, de précédens qui sont pourtant assez significatifs. En 1763, après la guerre avec le nabab d Oude, une insurrection militaire éclata, qui fut promptement désavouée, sinon réprimée. L’année suivante, le fameux bataillon rouge vit huit de ses hommes périr de ce même supplice qu’on a réinauguré en 1857, attachés à la bouche du canon, sans compter vingt autres qui subirent la mort sous une autre forme<ref> Une anecdote assez curieuse se rattache au souvenir de ces exécutions : trois grenadiers du bataillon rouge, condamnés à être cannonnés, réclamèrent les pièces de droite, comme un de leurs privilèges : ils avaient effectivement la droite dans l’ordre de bataille. On tint compte de cette singulière requête. <ref>. En 1782, craignant d’être embarqués et cédant à la répugnance que l’eau noire (la mer) inspire aux brahmanes, trois régimens du Bengale se mutinèrent, parmi lesquels était un des corps-modèles de l’armée indigène, le Mathews, qui comptait vingt-six ans de glorieux services. Enfin, en 1806, dans la présidence de Madras eut lieu la fameuse révolte de Vellore, fomentée par les enfans de Tippo-Saïb. Ils étaient, au nombre de dix-huit, enfermés avec une cour nombreuse dans la forteresse de Vellore (à quatre-vingt-huit milles de Madras), sous la garde de quinze cents cipayes et d’environ quatre cents soldats européens. Le 10 juillet, à la pointe du jour, les sentinelles anglaises furent passées au fil de la baïonnette, et les casernes assiégées par les cipayes, tout à coup soulevés. Les officiers anglais étaient attendus par des assassins à la porte de leurs bungalows, et tués impitoyablement dès qu’ils se montraient. Les serviteurs des princes captifs accouraient de toutes parts, excitant les cipayes et les poussant au massacre. L’étendard de Tippo-Saïb fut hissé; puis, lorsque les révoltés se virent maîtres de la place, le pillage commença. Cinq heures pourtant ne s’étaient pas écoulées que de la ville d’Arcote, située à neuf milles de Vellore, on vit accourir un fort détachement de cavalerie, amenant quelques pièces de campagne. A huit heures, ces pièces étaient en batterie devant la porte de la forteresse. Les insurgés ne tinrent pas plus de dix minutes. Avant midi, on en avait déjà exécuté quelques centaines. La campagne battue, et quand on eut réuni tous ceux des fugitifs que ramenaient les paysans, il s’en trouva six cents environ qui restaient à juger. Presque tous se déclaraient innocens, et prétendaient s’être enfuis, non devant la répression, mais devant l’émeute elle-même. On hésita sur ce qu’on ferait d’eux, les autorités civiles et les chefs militaires ne pouvant tomber d’accord sur le meilleur parti à prendre. L’humanité finit par triompher. On n’exécuta que ceux des cipayes auxquels on avait à reprocher des actes de brigandage; les autres furent simplement rayés des contrôles de l’armée, comme incapables de rester au service de la compagnie. La plupart des officiers obtinrent même une petite pension de retraite.

La révolte de Vellore, qui coûta la vie à treize officiers européens, sans parler de quatre-vingt-deux soldats anglais tués et de blessés plus ou moins grièvement, était le résultat d’une conspiration tramée pendant plusieurs semaines, fomentée par quelques fakirs, et qui avait eu pour point de départ une réforme malentendue de l’uniforme cipaye. Une espèce de shako-casque substitué au turban, la défense de porter des boucles d’oreilles, un nouveau mode de raser leur barbe, et les coups de fouet qu’on leur prodiguait pour les contraindre à ces changemens, voilà ce qui avait déterminé l’émeute des soldats de Vellore. Il n’est peut-être pas inutile d’ajouter que la mémoire de ceux qui furent exécutés à cette occasion est encore vénérée dans le pays, que leurs familles conservent précieusement certaines de leurs reliques, et qu’ils passent aux yeux de leurs compatriotes pour des martyrs de la foi hindoue.

Un demi-siècle sépare l’insurrection de Vellore et celle de Meerut, mais il existe entre elles une incontestable analogie : toutes deux s’accomplissent dans le voisinage et pour ainsi dire sous les auspices d’une race royale détrônée, toutes deux sont favorisées par le fanatisme des prêtres et des religieux indigènes, toutes deux ont leur prétexte, sinon leur cause, dans une modification apportée aux détails de l’équipement militaire. Néanmoins à Vellore rien ne prouva l’existence d’une conspiration étendue, ayant ses ramifications au dehors de la forteresse où la révolte sévit, tandis que l’insurrection de 1857, s’il faut adopter à cet égard l’opinion la plus accréditée en Angleterre, a été le résultat d’un vaste complot, longuement et habilement préparé. Ceci est-il une vérité positive, ou bien une simple chimère dont se repaît l’orgueil britannique, et dans laquelle il cherche une sorte de consolation? Nous hésitons à trancher une question si délicate. On va voir si les faits certains, avérés, peuvent s’interpréter ainsi[3].

Le premier symptôme bien manifeste de la désaffection des cipayes date des derniers jours de janvier 1857. Le 22 de ce mois, dans un des établissemens militaires des environs de Calcutta, Dum-Dum[4], un des subalternes, un classie, ayant demandé à un des grenadiers du 2e de lui donner un peu de l’eau de son lotah, le fier brahmine refusa, ne sachant, disait-il, à quelle caste appartenait le classie. Celui-ci répliqua sur-le-champ que bientôt cette susceptibilité ne serait plus de mise : « Vous perdrez votre caste d’ici à peu, ajouta-t-il, car vous aurez à déchirer des cartouches enduites avec la graisse des porcs et des vaches. » Le propos circula, et du mécontentement qu’il parut soulever rapport fut fait immédiatement à l’autorité supérieure par l’officier chargé de l’arsenal où avait eu lieu cette altercation. Cet officier en effet, causant avec quelques-uns de ses subordonnés, avait appris que le propos tenu par le classie au sujet des cartouches Enfield avait déjà fait son chemin dans l’Inde tout entière. Ce n’était donc point une parole jetée en l’air, sans portée et sans valeur. Le supérieur immédiat à qui fut adressé un rapport sur cet incident y ajoutait, en le transmettant à l’état-major, que, convoqués par lui à la parade et sommés d’exposer les griefs qu’ils pouvaient avoir, les hommes de son détachement s’étaient plaints en termes respectueux, mais très positifs, de leurs nouvelles cartouches. Ils demandaient qu’elles fussent dorénavant préparées avec de la cire et de l’huile au lieu de graisse. C’est en cet état que l’espèce d’enquête ouverte à ce sujet arrivait au général Hearsey, commandant le dépôt de Dum-Dum. Il en sentit toute la gravité, si frivole que pût lui paraître au fond le grief mis en avant par les cipayes, et, sans perdre une minute, il sollicita du vice-adjudant- général l’autorisation d’acheter au bazar les substances destinées à graisser les cartouches, dont ensuite il remettrait la confection aux cipayes eux-mêmes. Cette autorisation fut accordée par le gouverneur-général siégeant en conseil dès le 27 janvier 1857. On s’était en même temps informé du mode de confection des cartouches, et, d’après les rapports reçus à ce sujet, on avait appris qu’en effet nul soin particulier n’était pris pour en écarter les substances réputées immondes par les soldats indigènes, qui, leurs préjugés admis, étaient en droit de se plaindre.

Ils allaient déjà plus loin, et plusieurs incendies nocturnes leur étaient attribués. Ces incendies avaient éclaté à Raneegunge et à Barrackpore ; les flèches enflammées qui avaient servi à mettre le feu étaient en bois de santal. Or, le 2e de grenadiers ayant quitté récemment le district où ce bois se récolte, cette circonstance semblait indiquer que les coupables devaient appartenir à ce corps. D’ailleurs des meetings nocturnes avaient été dénoncés. Les cipayes s’y rendaient pour discuter entre eux les moyens à prendre afin d’empêcher le gouvernement de « détruire leur religion. » Devant une cour d’enquête formée pour examiner tous ces faits, un lieutenant indigène avait comparu, qui, dans la nuit du 5 février, réveillé par des cipayes de sa compagnie et les ayant suivis sur le champ de parade, y avait trouvé une nombreuse assemblée dont tous les membres sans exception, coiffés de leurs draps de lit, ne laissaient voir qu’une moitié de leur visage. Ils lui avaient demandé de se joindre à eux et de prendre part à un soulèvement qui devait éclater la nuit suivante. On égorgerait les Européens surpris dans leur sommeil, on livrerait leurs habitations au pillage, et on irait ensuite où l’on voudrait. Tous ces détails sont consignés dans un rapport officiel du général Hearsey en date du 11 février. Le général signalait au gouvernement le danger auquel on s’exposait en conservant auprès de la capitale une brigade entière composée uniquement de corps indigènes, et il concluait par ces lignes significatives : « Vous remarquerez que dans toute cette affaire les officiers indigènes n’ont été d’aucun usage. Au fond, ils ont peur de leurs hommes, et pas un n’ose prendre d’initiative. Leur action se réduit à se tenir à l’écart, espérant ainsi que leur non-participation suffira pour les exempter de blâme. C’est ce qu’on a toujours vu en pareille occasion, c’est ce qu’on verra toujours, aussi longtemps que nous dominerons l’Inde. Sir Charles Metcalfe avait bien sujet de dire qu’il s’attendait à apprendre un beau matin, en s’éveillant, la ruine entière de notre empire dans l’Hindostan. »

Quelques autres officiers tenaient un langage plus consolant et plus rassurant, entre autres le colonel Wheeler, du 34e qui déclarait ses hommes parfaitement édifiés sur le compte des nouvelles cartouches et inébranlables dans leur fidélité au drapeau. Cet optimisme trouvait bon accueil dans les hautes régions du pouvoir, ainsi qu’il appert des communications échangées à cette date entre le gouverneur-général et la cour des directeurs. Les cipayes d’ailleurs fabriquaient maintenant leurs cartouches; on avait imaginé de plus une manière de charger qui les dispensait de porter à leurs lèvres ces engins suspects; enfin, par surcroît de précautions, il était secrètement enjoint aux officiers instructeurs de ne plus faire charger les carabines Enfield jusqu’à ce qu’on se fût procuré des cartouches irréprochables. Ces mesures prises, on se fiait au calme en apparence retrouvé, nonobstant qu’on eut surpris çà et là quelques indices de communications établies par messagers d’une garnison à l’autre.

Les choses traînèrent ainsi jusqu’au 19 février, où le 19e d’infanterie indigène, cantonné à Berhampore, soudainement appelé aux armes pendant la nuit, brisa les kotes[5] où les fusils étaient enfermés et se réunit sur le champ de parade, où retentirent bientôt des clameurs séditieuses. Les armes furent chargées, mais pas une goutte de sang ne fut répandue. Il est vrai qu’il n’y avait pas un soldat européen dans la place. La révolte n’en était pas moins redoutable, car elle pouvait se communiquer en quelques heures à une ville de cent cinquante mille habitans (Moorshedabad), presque entièrement peuplée de musulmans, les plus irréconciliables ennemis du joug européen. De plus le 34e cantonné à Barrackpore, attendait impatiemment l’arrivée du 19e qu’il avait invité à venir le rejoindre. Cependant, suivi d’environ deux cents cavaliers indigènes et avec deux canons servis chacun par douze golundauz (artilleurs indigènes), le colonel Mitchell accourait. A ses questions sur l’origine du désordre il fut répondu que les cipayes avaient pris les armes pour se défendre contre les Européens, qui les voulaient massacrer à cause du refus des cartouches. Le colonel dut s’expliquer sur l’absurdité de cette rumeur, après quoi il enjoignit aux révoltés de mettre bas les armes. Ils obéirent, non sans hésitation et comme à regret, après avoir voulu obtenir au préalable, que les canons fussent emmenés; mais on ne leur accorda cette satisfaction qu’après que la moitié des fusils eurent été réintégrés dans les kotes, et sur l’assurance formelle, donnée par les sous-officiers, que le reste des insurgés allait suivre cet exemple.

Le lendemain de cette échauffourée, une parade eut lieu, où les nouvelles cartouches furent soumises, devant les officiers indigènes et quelques délégués des cipayes, à une épreuve décisive. On passait à l’eau le papier qui leur servait d’enveloppe. Il s’en trouvait qui, recouvert d’un vernis plus épais et s’imbibant moins vite, fut déclaré avoir été enduit d’une graisse quelconque. On mit de côté les cartouches revêtues de ce papier, et les soldats reçurent l’assurance qu’on ne les obligerait pas à s’en servir. Rapport de toutes ces transactions fut adressé à l’autorité supérieure, qui naturellement s’en émut. La dignité du commandement lui sembla rabaissée par ces discussions amiables et ces concessions en matière de discipline. Lord Canning décida qu’un exemple serait fait, et envoya un steamer chercher jusqu’à Ranepore un régiment anglais appelé pour assister au licenciement du 19e, mesure inévitable à ses yeux. Le secret de cette mission fut mal gardé, semble-t-il, et une nouvelle insurrection fut concertée entre les cipayes de Barrackpore et ceux de Berhampore. Bien combinée, elle eût pu être fatale. Quatre mille cipayes étaient en effet réunis à quelques lieues de Calcutta, où il n’y avait qu’un seul régiment européen. Le Fort-William avait une garnison mixte, ce qui l’exposait à être surpris sans défense possible; mais pour cela il fallait une entente parfaite chez les révoltés, dont le plan était, paraît-il, celui-ci : le 19e devait venir relever le 34e à Barrackpore; chemin faisant, il se déferait de ses officiers. A son arrivée, le 34e s’insurgerait à son tour, et tous les deux marcheraient de concert sur Calcutta. Le colonel Mitchell, ayant quelque idée de projets semblables, les fit échouer par un stratagème fort simple. Il arrêta le 19e à quatorze milles de Barrackpore, et, convoquant les officiers indigènes, les retint autour de lui pendant quelques heures, justement celles où la révolte devait se prononcer. Cet incident suffit pour démonter les meneurs du 34e qui n’osèrent pas donner le signal avant l’arrivée du renfort attendu. Leurs combinaisons n’aboutirent qu’à un crime isolé. Un des leurs, Mungul Pandy, las de voir retardé le massacre des Européens, et la tête montée par les vapeurs du bhang, s’élança tout à coup sur le champ de parade, appelant ses camarades à la sédition. Il avait son fusil à la main, et fit feu sur un sergent-major qui accourait, attiré par ses folles clameurs. Le coup ne porta point; alors, en face même du corps de garde, où dix-neuf hommes armés contemplaient, sans bouger, ce furieux, Mungul Pandy rechargea méthodiquement son arme, et tira de nouveau sur un adjudant qui arrivait à cheval. Le cheval seul fut atteint. L’adjudant et le sergent-major en vinrent aux mains avec le cipaye, qui, s’escrimant de son sabre, frappait sur ces deux officiers sans qu’un seul soldat leur vînt en aide. Loin de là, plusieurs cipayes, traîtreusement accourus, les assommaient à coups de crosse après les avoir renversés. L’assassinat allait être consommé, quand le général Hearsey survint au galop et ordonna aux hommes du poste de faire leur devoir. Pour les décider à obéir, il lui fallut les menacer de son revolver. Il fut bientôt avéré que le chef du poste leur avait enjoint de ne pas bouger. Tous furent arrêtés et jetés en prison.

L’émeute était donc étouffée lorsque le lendemain le 19e, excédé d’une longue marche, parut devant la station. Le licenciement du 19e eut lieu dès le jour suivant en présence du 84e (anglais) et de deux compagnies d’artillerie européenne. Les révoltés du 26 février s’attendaient à d’autres rigueurs que le licenciement pur et simple. Ils écoutèrent sans doute avec étonnement les explications verbeuses par lesquelles on leur expliquait cette mesure, et surtout l’expression des regrets que leurs chefs assuraient avoir éprouvés en s’y décidant. Cependant, soit pure affectation, soit rancune véritable contre de lâches complices, ils adressèrent au général Hearsey cette curieuse demande : « Ou bien replacez-nous sur les cadres de l’armée, ou bien rendez-nous provisoirement nos armes et mettez-nous en face du 34e; nous nous chargeons de faire bonne et prompte justice. » Comme de raison, la requête n’eut aucun succès, et les ex-soldats du 19e se dispersèrent plus paisiblement qu’on ne l’avait espéré. Quelques-uns des moins suspects furent admis dans les rangs de la police indigène; à d’autres on confia des emplois non militaires. Beaucoup s’enrôlèrent au service du nabab de Moorshedabab. Un plus grand nombre enfin furent enlevés le long des routes qu’ils suivaient en rentrant chez eux par le choléra qui sévissait alors avec violence.

Cinq semaines s’écoulèrent avant qu’on eût pris un parti décisif à l’égard du 34e. Cette hésitation se comprend lorsqu’on réfléchit que lord Canning, le nouveau gouverneur-général, arrivé dans l’Inde depuis quatorze mois à peine, se trouvait dépourvu en ces circonstances critiques du concours qu’aurait pu lui prêter le commandant en chef de l’armée. Celui-ci, le général Anson, était allé passer une saison dans les fraîches vallées de l’Himalaya. Il fallait agir sans lui, et cette responsabilité isolée pesait, semble-t-il, au représentant de l’autorité suprême. Dans l’intervalle cependant, il fut pourvu aux plus urgentes nécessités de la répression. Le héros de l’algarade du 29 mars et le zemindar (lieutenant) qui lui avait prêté un si complaisant concours furent jugés, condamnés à mort et pendus. Mungul Pandy mourut en vrai fanatique hindou, se proclamant un « martyr de la foi. » Deux cipayes du 70e en garnison au Fort-William furent transportés comme ayant trempé dans le complot qui devait livrer aux insurgés cette importante forteresse. Un officier indigène du même corps fut renvoyé du service pour « manœuvres de trahison. « Certains membres du conseil exécutif voulaient qu’on se montrât plus sévère. L’un d’eux (M. Grant) demandait que les dix-neuf hommes du poste qui n’avait pas fait son devoir fussent passés par les armes; mais le gouverneur-général n’avait pas encore admis la nécessité de si terribles mesures, et son autorité prévalut. Si cette clémence, qu’on lui a trop reprochée, fut aussi imprudente que la suite des événemens semble le prouver, elle n’en est pas moins un titre d’honneur pour lord Canning. Il est beau de se tromper ainsi, et d’outrer le respect dû toujours et partout à la vie de ses semblables.

Le 6 mai, des forces imposantes furent concentrées à Barrackpore. Dans un carré formé par deux régimens anglais, trois régimens indigènes, deux escadrons de cavalerie et une batterie de six canons, on amena les sept compagnies du 34e qui, occupant la station à l’époque du complot, devaient être punies pour y avoir trempé. On leur fit sur place poser leurs armes et dépouiller l’uniforme qu’elles avaient déshonoré. On leur lut l’ordre du jour, longuement motivé, qui les déclarait exclues de l’armée. L’arriéré de solde fut distribué à chaque officier, à chaque soldat, et sous bonne escorte ils furent dirigés en colonne sur le point où on devait les embarquer pour les conduire à Chinsurah. Leurs bagages et leurs familles y avaient été expédiés d’avance. Tout ceci s’accomplit sans ombre de résistance; mais un des témoins de cette scène imposante raconte que, dans l’après-midi du 6 mai, il rencontra un des officiers licenciés, lequel se plaignait amèrement de se voir complètement ruiné par suite d’une révolte à laquelle il était resté étranger. « — Pourtant, lui disait-on, vous saviez ce qui se tramait parmi vos hommes? — J’en conviens, je le savais, répondit-il: mais dites-moi, vous qui parlez, ce qu’il fallait faire. Si j’avais dénoncé mes frères brahmanes, j’étais sûr qu’ils me tueraient, et encore ma mort n’aurait-elle servi de rien, car à mon témoignage isolé ils en auraient opposé par centaines, qui m’eussent convaincu ou de folie ou de parjure aux yeux de mes supérieurs. »

Ainsi se trouvait conjuré pour le moment un péril plus grave qu’on ne le supposait. Il allait bientôt se reproduire, moins pressant, mais tout aussi terrible, dans d’autres parties de l’empire indien. C’était toutefois un grand point de gagné, que le siège central du gouvernement demeurât intact, et que les désastres à venir, si l’on en devait craindre, ne portassent pas le désordre dans la capitale même.


II.

Généralement bons cavaliers, les Anglais emploient volontiers dans leur idiome politique des locutions empruntées au vocabulaire de l’art équestre. Si nous voulions les imiter en ceci, nous dirions, à propos des premiers symptômes de la rébellion des cipayes; que, monté sur un cheval ombrageux, celui qui le guide doit être attentif aux moindres signes d’émotion, et, dès qu’il les constate, se raffermir en selle, rassembler les rênes, assurer ses étriers. C’est ce que ne sut pas faire le gouvernement anglo-indien après les tentatives avortées de Dum-Dum et de Barrackpore. Deux mois et demi s’étaient écoulés depuis que la première alarme lui avait été donnée, et aucun ordre n’avait été envoyé de Calcutta pour mettre sur leurs gardes les délégués de l’autorité centrale. Toutes les forteresses, tous les arsenaux restaient sous la garde des cipayes. Dans beaucoup de stations, et des plus importantes, il n’y avait que des officiers européens, isolés au milieu de leurs soldats brahmanes. Rien enfin n’avait été changé dans le régime habituel des provinces où couvait l’insurrection, ni dans la distribution des troupes destinées à la réprimer en cas de besoin. Nous avons loué lord Canning de son humanité, mais la prudence et la prévoyance lui firent complètement défaut, on doit le reconnaître, pendant les mois de mars et d’avril, et jusqu’aux premiers jours de mai 1857. Il faut ajouter ceci à sa décharge : la rébellion éclata là où elle semblait devoir être étouffée le plus promptement, là où la prudence la plus en éveil n’aurait rien trouvé à redouter.

Entre Agra et Delhi, à cent trente et un milles au nord-ouest de la première de ces deux villes, à quarante milles au nord-est de la seconde, est la station de Meerut, qui donne son nom à l’une des six grandes divisions territoriales connues sous le nom de provinces du nord-ouest[6]. Cette portion de l’empire indien est virtuellement sous la domination britannique depuis la fameuse guerre des Mahrattes, où quatre armées anglaises, lancées à la fois sur les territoires de cette ligue puissante, virent fondre devant elles une force militaire évaluée à 210,000 fantassins et 100,000 cavaliers. Ce fut l’affaire de cinq mois, au bout desquels, tandis que Wellesley poursuivait Sindyah vaincu jusque dans le domaine du Nizam, et gagnait la célèbre bataille d’Assye (23 septembre 1803), lord Lake, investi dans l’Hindostan proprement dit des mêmes pouvoirs que Wellesley exerçait dans le Dekkan, conduisit le troisième corps d’armée jusque sous les minarets de Delhi. Le souverain déposé par les conquérans mahrattes fut replacé sur le trône d’Aurang-Zeb, et tous les états mahométans de l’Inde payèrent de leur allégeance la restauration dérisoire et fictive de ce qu’on appelait jadis le Grand-Mogol.

Meerut, au mois de mai 1857, eut été choisi par tous les résidens anglais comme un des points les moins menacés de toute la péninsule. Deux régimens anglais (carabiniers et rifles), deux compagnies d’artillerie et une batterie de campagne européennes y tenaient garnison à côté de deux régimens d’infanterie et d’un régiment de cavalerie indigènes (le n° 3). Or il est admis et prouvé que partout où les Européens constituent, ce qui est i-are, un tiers de la force mixte, aucune chance de révolte heureuse n’existe pour les cipayes. Ici la proportion était bien plus favorable, et dès lors la sécurité devait être complète. Aussi, lorsque le 8 mai le 3e cavalerie refusa les nouvelles cartouches qu’on voulait lui distribuer, personne ne prit garde à cet incident. Quatre-vingt-cinq des mutins furent arrêtés sur place et jetés dans les prisons de la ville. Un conseil de guerre s’assembla le 9, et prononça contre eux diverses condamnations, dont la plus grave était dix années d’emprisonnement avec travail forcé. Le 10, ces sentences militaires reçurent leur exécution solennelle au milieu des troupes formées en carré. Les prisonniers furent dépouillés de leur uniforme et chargés de fers. La plupart d’entre eux poussaient des cris de fureur qui semblaient faire quelque impression sur leurs camarades; toutefois aucun symptôme de désordre ou de résistance ne se manifesta ouvertement, et trente-deux heures s’écoulèrent, à partir de ce moment, sans qu’aucune mesure fût adoptée pour le cas où une révolte éclaterait. La moindre précaution suffisait, on l’a vu, pour la rendre impossible. Retirés dans leurs quartiers, où, par un singulier privilège, ils n’admettent aucun autre Indien et souffrent à peine qu’un officier anglais fasse sa ronde, les cipayes cependant employèrent toute la nuit à organiser leur soulèvement pour le lendemain, 11 mai, qui était un dimanche. Ils comptaient profiter, pour surprendre la garnison anglaise, de l’heure où elle serait appelée au service religieux de l’après-midi. Fort heureusement le premier coup de cloche trompa leur impatience fiévreuse; ils devancèrent d’une demi-heure l’instant favorable à leurs desseins, et trouvèrent dès lors inabordable la caserne des rifles, où ils se portaient en masse.

Un des chapelains de la station, M. Rotton, auquel nous devons un récit circonstancié de ces néfastes journées[7], décrit assez naïvement sa surprise et son incrédulité quand, au moment d’aller officier, il fut arrêté sur le seuil de la porte par une servante effrayée qui s’opposait à ce que mistress Rotton accompagnât son mari : — Et pourquoi donc madame ne sortirait-elle pas? demanda le ministre. — Parce qu’il y aura un combat. — Un combat? avec qui donc? — Avec les cipayes. Ici le bon ministre haussa les épaules, et, tout préoccupé de son sermon, consentit simplement, pour déférer aux inquiétudes de sa femme, à se faire accompagner de leurs enfans, qui viendraient en voiture jusqu’à la porte du temple, et qu’un serviteur fidèle garderait là pendant la durée de l’office. « En fait d’armes, ajoute-t-il, je ne pris que ma canne, la même dont je me servais à Cambridge...» Toutefois, à peine sorti de chez lui, le bruit de la mousqueterie et la fumée qui sortait par tourbillons épais des bungalows livrés aux flammes lui donnèrent à penser que sa servante était mieux au courant que lui de l’état des choses. Elle n’avait pas, elle, de sermon à préparer.

Tout ce désordre avait lieu à une extrémité des cantonnemens, du côté du campement indigène. Autour du temple, où le clairon des rifles appelait déjà les troupes anglaises, on ne voyait d’autre agitation que celle d’une colonne qui se forme peu à peu. La nuit cependant allait bientôt venir, car le tumulte n’avait commencé qu’à six heures du soir, et chacun s’étonnait du silence gardé par l’état-major, qui laissait inactifs les soldats anglais, déjà réunis et prêts à marcher sur les mutins. Cette inaction fatale devait se prolonger encore toute la nuit. Le commandant de la place, vieillard plus que septuagénaire, pris à court par l’événement, avait perdu la tête, et opposait ses indécisions, sa prudence inopportune, aux instances des officiers placés sous ses ordres. Cependant la révolte grossissait à chaque minute. Les prisonniers de la veille, qu’on avait relâchés dès le début, les voleurs qui pullulent autour des bazars, les budmashes, comme on les appelle, qui traînent dans les bas-fonds de toute cité indienne une existence équivoque, s’étaient immédiatement mis à piller, à brûler tout ce qui n’était pas sous la protection redoutable des lignes anglaises. Les sowars (cavaliers) du 3e galopaient, sabre en main, de tous côtés, chargeant tout ce qu’ils rencontraient d’officiers ou de résidens européens. Cependant il n’est pas établi que le meurtre fut leur principal objet, car le chapelain, qui n’y manque jamais ailleurs, ne mentionne bien positivement aucun assassinat. Le tumulte d’ailleurs ne dura pas plus de deux heures, après lesquelles, n’osant pas se risquer plus longtemps dans le voisinage des troupes anglaises, les cipayes, formés en bon ordre, et sans trouver le moindre obstacle devant eux, prirent la route de Delhi. On les entendait se réjouir, au départ, du succès de leur entreprise et du butin qu’elle leur avait procuré. Se ravisant un peu tard, le général Hewett jeta sur leur piste quelques pelotons de dragons et de riflemen. Cette manœuvre, qui eût pu être décisive une ou deux heures plus tôt, — car rien n’était plus simple que de couper la retraite à ces soldats si peu redoutables en rase campagne, et qui ne disposaient pas d’un seul canon, — cette manœuvre n’aboutit qu’à faire fusiller sur la route quelques traînards qui s’étaient oubliés à piller, ou dont le poids du butin ralentissait la marche. Les dragons et les carabiniers rentrèrent alors à Meerut, d’où pas un détachement ne sortit pendant les quinze jours qui suivirent.

De Meerut à Delhi, la route est unie comme la main, et les cipayes marchent vite quand ils ont ou croient avoir les Anglais sur leurs talons. Leur avant-garde arrivait à Delhi le 12 mai, à sept heures du matin, après avoir franchi quarante milles d’une seule traite. Chemin faisant néanmoins, ils s’étaient donné le loisir de massacrer quelques Européens qu’ils rencontraient voyageant avec les dawks (courriers de la poste). Au moment où les premiers se montraient sur les bords de la Jumna, du côté où elle baigne le pied des murailles du palais impérial, quelques officiers anglais, chargés de la garde de l’arsenal, virent avec surprise ces colonnes armées qui se déployaient et traversaient par subdivisions le pont de bateaux jeté derrière la résidence des rois. A peine l’avaient-ils traversé, que les portes de cette espèce de ville[8] s’ouvraient pour eux, comme s’ils eussent été attendus. Peu de temps après, les sowars du 3e ainsi introduits dans la résidence impériale donnaient le signal de la révolte.

Les scènes qui se passèrent alors sont fidèlement décrites par un des négocians indiens de Delhi, auquel nous cédons momentanément la parole. Sorti de Delhi pour se rendre en chariot à quelque pèlerinage, il avait rencontré, à deux cents pas du pont de bateaux, un piquet de cavalerie qui, après interrogatoire, le contraignit de rentrer en ville.


« En arrivant au pont, poursuit-il, ces cavaliers pillèrent la caisse du péage. Derrière eux arrivait un régiment de cipayes qui traversèrent le pont, et, après avoir tué un Européen qui se trouvait là, pénétrèrent dans la cité. Nos cavaliers étaient restés de l’autre côté, lorsqu’arrivèrent des bateliers qui rompirent le pont; il leur fallut donc passer à gué, ce qu’ils firent, après quoi ils entrèrent en ville par la porte de Delhi[9], et galopèrent jusqu’à l’ungauree baugh (au-dessous du palais) pour mettre à mort le burra-sahib (le chef-maître, c’est-à-dire le commissaire en chef anglais). Le kotwal (préfet de police), entendant parler de ceci, envoya prévenir ce fonctionnaire, Simon Fraser, qui fit immédiatement transporter les archives dans la cité; puis, montant dans son boghey, où il avait un fusil à deux coups, et précédé de deux cavaliers d’ordonnance, il vint au-devant des révoltés. Les cavaliers le chargèrent. M. Fraser tira sur eux, et du premier coup cassa la tête du plus avancé. Sa seconde balle atteignit seulement un de leurs chevaux. Il descendit alors de voiture, et, entrant au palais par le Summun boorj, referma la porte derrière lui ; ensuite il alla vers la porte de Lahore, et donna ordre au subadar (capitaine) de service que cette porte fût fermée. Celui-ci obéit sans délai. Arrive ensuite un cavalier qui enjoint d’ouvrir. «Qui êtes-vous? demanda le subadar. — Nous sommes les cavaliers de Meerut, réplique l’autre. — Où sont vos camarades? reprend le subadar. — L’homme répond : — Dans l’ungauree baugh. » Le subadar dit alors qu’ils n’avaient qu’à venir tous ensemble, et qu’aussitôt il ouvrirait. Il ouvrit en effet dès qu’ils arrivèrent, et les cavaliers entrèrent dans le palais.

« M. Simon Fraser et le capitaine Douglas, commandant de la garde du palais, firent aussitôt venir le subadar. — Quelle trahison est ceci? lui dirent-ils. Faites sur-le-champ charger les armes (il y avait une compagnie entière, et même plus, de garde à la porte du palais). — Mais le subadar insulta le commissaire en chef, et lui dit de partir au plus vite. MM. Fraser et Douglas, entendant ceci, rentrèrent à la hâte dans l’intérieur, où ils furent poursuivis par les cavaliers. L’un de ceux-ci déchargea son pistolet sur M. Fraser, qu’on vit chanceler et s’appuyer à la muraille. Arriva un autre cavalier qui, d’un seul coup de sabre, lui trancha la tête, et ensuite de la même manière tua le capitaine Douglas. Ils se portèrent ensuite vers la salle d’audience, où ils tuèrent encore deux Européens, puis vers le Durreeougunge, où ils mirent le feu à toutes les maisons. Un autre régiment de cipayes, survenant un peu plus tard, engagea les budmashes à piller les maisons; car, pour eux (les cipayes), ils regardaient ceci comme huram, et ne voulaient pas se commettre à toucher eux-mêmes les objets pillés. Il y eut ensuite cinq gentlemen et trois ladies massacrés dans le Durreeougunge. Les autres se réfugièrent dans la maison du rajah de Kishungur. Les cavaliers allèrent ensuite à la Banque, où ils mirent le feu, et tuèrent encore cinq gentlemen; puis ils allèrent à la kotwalee (préfecture de police) pour notifier qu’on eût à faire piller les maisons par les budmashes; sur quoi le kotwal se cacha, ne prenant aucune mesure pour protéger la population, et laissant même piller la kotwalee. »


A l’arsenal cependant se préparait une défense héroïque, relatée dans la dépêche d’un des braves officiers qui échappèrent, comme par miracle, à la catastrophe dont ils furent les principaux agens. Elle a immortalisé le nom du jeune lieutenant George Dobson Willoughby, qui avait alors le commandement de ce poste. On aura peine à croire qu’il y avait là, sans un soldat européen et sous la garde de quelques cipayes, un immense matériel militaire, dont faisaient partie notamment trois trains complets d’artillerie de siège avec tous leurs approvisionnemens de poudre et de projectiles. Bien décidé à ne pas laisser tant de ressources tomber aux mains des rebelles, Willoughby fit fermer et barricader toutes les portes de l’arsenal. A l’intérieur de celle qu’il jugeait devoir être attaquée la première, — celle qui ouvre sur le parc, — il établit deux pièces de 6 chargées à mitraille et à double charge. Deux des huit Anglais dont il pouvait disposer restèrent près de ces canons, mèche allumée, avec ordre de faire feu si on tentait de forcer la porte, et de se replier ensuite vers le point de l’arsenal où s’étaient postés les lieutenans Willoughby et Forrest. Deux autres pièces et des chevaux de frise défendaient la principale porte. Plusieurs autres canons et obusiers furent placés de manière à commander dans toutes les directions les divers pavillons et les cours du grand édifice. Enfin une traînée de poudre, communiquant au principal dépôt de munitions, était préparée comme ressource suprême. On n’y devait mettre le feu qu’à un signal convenu, lorsque l’un des subalternes anglais, le conducteur Buckley, soulèverait le chapeau qu’il portait, sur l’ordre que lui en donnerait Willoughby. On voulut ensuite distribuer des armes aux gardiens indigènes de l’établissement; mais ils ne les prirent qu’avec une répugnance évidente, et il était clair qu’on ne pouvait compter, de leur part, sur aucune aide.

Ces arrangemens étaient à peine terminés quand des gardes du palais vinrent, au nom du roi de Delhi, demander la remise de l’arsenal. Aucune réponse ne fut adressée à cet insolent message. Le subadar de garde avertit peu après Willoughby que les insurgés rassemblés aux portes attendaient des échelles que le roi leur avait fait promettre. Les échelles arrivèrent effectivement, et dès qu’elles furent appliquées aux murs, tous les gardiens indigènes, sans exception, en profitèrent pour s’évader. Ils n’avaient pas négligé auparavant de cacher les sacs d’amorces, ce qui indiquait assez leurs dispositions hostiles. L’un d’eux d’ailleurs s’était constamment tenu en communication avec les rebelles, avertis par lui de tout ce qui se passait à l’intérieur du bâtiment. «Willoughby était si indigné de la conduite de ce misérable, dit le lieutenant Forrest dans sa dépêche, qu’il m’avait prescrit de lui tirer dessus, s’il osait se représenter devant-nous. »

Restés seuls, les neuf Anglais se défendirent aussi longtemps que la résistance fut possible. Tous les canons mis en position tirèrent au moins quatre fois, et les insurgés qui osèrent se montrer au faîte des murs furent écrasés de mitraille. Ils étaient au nombre de plusieurs centaines, et leur feu continu, à courte distance (de quarante à cinquante mètres) ne resta pas longtemps sans effet. Buckley avait déjà le bras traversé d’une balle, et le lieutenant Forrest avait reçu deux blessures à la main gauche, quand Willoughby, voyant tout compromis, donna le signal... Obéi à la minute même, il put savourer sa vengeance, car l’explosion, qui emportait dans les airs environ un millier d’ennemis, le laissa vivant, lui et tous ses compagnons. Tous étaient plus ou moins atteints, plus ou moins mutilés; ils purent tous cependant gagner la porte donnant du côté du fleuve, et s’échapper ensuite par celle qui porte le nom de Cachemyr. Une fois dans la campagne, ils se perdirent de vue. Quelques-uns périrent sans qu’on ait jamais su comment. Quant à Willoughby lui-même, une singulière divergence existe dans les ouvrages d’après lesquels nous écrivons. M. Mead[10] le représente arrivant à Meerut, noir de poudre, couvert de plaies et y mourant d’épuisement après quelques jours d’agonie. M. Rotton en revanche, qui, à cette époque même, n’avait pas encore quitté Meerut, déclare que la destinée du jeune héros est restée enveloppée de doutes et d’obscurité. « On craint, ajoute-t-il, qu’en cherchant à s’échapper, il ne soit tombé entre les mains de quelques brigands villageois appartenant probablement à la caste des Goujurs, et qui infestaient la route de Delhi à Meerut. »

Pendant que l’arsenal tenait encore, que se passait-il dans les cantonnemens de Delhi, situés à quelques kilomètres de cette capitale? Aussitôt que la nouvelle de l’arrivée des cipayes parvint au brigadier Graves, qui s’y trouvait à la tête de trois régimens indigènes et d’une batterie d’artillerie également indigène, il fit prendre immédiatement les armes à celui de ces trois corps dont il se croyait le plus sûr (le 54e), et il l’envoya, avec deux canons, à la rencontre des rebelles. A peine la petite colonne avait-elle dépassé la porte de Cachemyr, et au moment où elle débouchait devant l’église Saint-James, les cavaliers du 3e arrivèrent sur elle au galop, et, attaquant seulement les officiers européens, les tuèrent à coups de pistolet. Un seul, le colonel Ripley, fut chargé à coups de baïonnette et renversé par un de ses soldats, qui l’acheva par terre d’un coup de feu. Devant ces assassinats, les cipayes du 54e demeuraient immobiles, témoins indifférens, impassibles. Pas un bras ne se leva, pas un mot ne fut prononcé pour arrêter l’œuvre de sang. L’officier indien, de garde à la porte de Cachemyr, se hâta de la fermer, afin d’empêcher toute communication entre les cantonnemens et la ville. Il fut cependant obligé de livrer passage aux deux pièces d’artillerie qui étaient restées en dehors des murs et que le capitaine de Teissier (un Français probablement, au moins d’origine) amenait malheureusement trop tard. La seule vue des canons mit en fuite les sowars rebelles; mais le 54e de son côté se débanda presque aussitôt et courut au pillage. Il était onze heures lorsque la nouvelle de ce désastre parvint aux cantonnemens. Deux autres canons et cent cinquante hommes d’infanterie (indigènes) furent expédiés aussitôt, non sans doute en vue d’une répression quelconque, mais pour protéger la fuite des résidens européens. Arrivé à midi à la porte de Cachemyr, ce petit détachement s’y maintint encore quelques heures, et ce fut tout. On recueillit, on chargea sur un chariot les cadavres des officiers du 54e gisant encore à quelques pas du poste ainsi conservé; on les expédia aux cantonnemens où le capitaine de Teissier était retourné pour mettre en batterie ses deux derniers canons, de manière à balayer la route par où les rebelles pouvaient essayer une attaque. De cette précaution dépendait aussi le salut d’une foule de fugitifs européens, femmes, enfans, négocians, etc., qui s’étaient déjà réfugiés autour d’un bâtiment élevé sur une éminence voisine (Flag-Staff-Tower). Cependant les cipayes encore sous le drapeau manifestaient les dispositions les plus menaçantes. Il y eut une tentative pour enlever les pièces au moment où elles sortaient des lignes. On vint avertir officieusement le capitaine de propos tenus dans les rangs de la troupe. Le premier coup de canon tiré sur Delhi devait être pour les cipayes le signal du massacre des Européens qu’ils avaient en leur pouvoir. Ces mêmes hommes, quand eut lieu la terrible explosion de l’arsenal, s’écriaient irrités « que le général était un bien méchant homme de faire ainsi tuer tant de monde. » Il était facile en un mot de prévoir leur défection, désormais inévitable. Aussi le capitaine de Teissier envoya-t-il aux artilleurs laissés jusqu’alors à la porte de Cachemyr l’ordre de ramener leurs canons. Il les vit d’abord avec joie revenir au trot de son côté; mais comme, au lieu de se diriger vers la Flag-Staff-Tower, ainsi qu’il le leur avait prescrit, ils tournaient du côté des cantonnemens, il crut à une direction mal indiquée, et partit au galop pour les ramener. En le voyant arriver, et dès qu’il fut à portée de voix, au lieu d’écouter l’ordre qu’il réitérait, les soldats d’escorte lui montrèrent leurs fusils par un geste significatif, et six d’entre eux, mettant genou en terre pour mieux viser, firent feu sur le vaillant officier. Son cheval seul fut atteint, et, quoique la blessure fût mortelle, le noble animal eut encore la force de ramener son maître jusqu’à la Tour. Il ne fallait plus songer qu’à se tirer comme on pourrait de l’horrible mêlée. En dernier message fut adressé au détachement qui tenait encore la porte de Cachemyr. Le capitaine qui le commandait se mit en retraite avec environ cent vingt hommes, ordonnant aux canonniers de le suivre; mais à peine à cent pas des murs, il entendit fermer la porte et retentir un feu de file. Les canons étaient pris, et on massacrait les officiers restés à l’arrière-garde pour les emmener. Avec eux périrent quelques civilians qui s’étaient mis, pour quitter la ville, à la queue de ce dernier convoi. Mistress Forrest, la femme de cet officier qui, peu d’instans auparavant, avait fait sauter l’arsenal, était de ce nombre, et reçut une balle à l’épaule. Pas un des Européens n’eût échappé, si la soif du pillage n’eût été plus vive encore que la soif du sang chez les cipayes, qui se jetaient tête baissée dans l’insurrection. Ils laissèrent là leurs victimes, dont quelques-unes purent s’échapper; d’autres se cachèrent, et de celles-ci encore quelques-unes ont survécu : le plus grand nombre pourtant, arrachées des asiles où on les avait reçues, périrent misérablement. C’est ce que constate une lettre écrite de Delhi, le 17 mai, au rajah de Jheend[11] par l’espion chargé de le tenir au courant.


«... Ceux-là seuls des Européens qui se sont cachés ont été épargnés, dit cette curieuse missive. Toute la ville est en désarroi. Le roi a envoyé son fils pour rassurer les habitans, mais le pillage continue. Il campe en ce moment hors de la ville avec ses régimens, mais il est si vieux ! L’autorité est entre des mains usées, les jaghirdars (grands propriétaires féodaux) n’ont pas ceint leurs reins par déférence pour les Anglais. Les cipayes, prêts à donner leur vie, ne marchandent pas celle d’autrui. Aujourd’hui mercredi, une cinquantaine environ d’Européens, découverts dans leurs cachettes, ont été tués. On les pourchasse encore, et autant seront trouvés, autant périront. S’ils ont pu s’échapper, c’est tant mieux. Nous revoyons les atrocités de Nadir-Shah. Cinquante-trois ans de civilisation se sont trouvés effacés en trois heures. Les honnêtes gens ont été pillés, les coquins enrichis. Le roi a mandé les notables de Delhi pour remettre un peu d’ordre. Ils se disent tous malades ou incapables. Reste à voir ce qui adviendra. Le peuple ici est dans une mauvaise passe. La volonté de Dieu soit faite! Ceci est écrit avec soin et dans un esprit de loyauté. L’état du peuple ici ne se peut décrire. On vit, mais on désespère de sa vie. Pas de remède à une pareille malédiction. Les cipayes n’ont pas de chef. »


Une autre lettre est plus explicite encore.


«... On a envoyé une garde à la maison du rajah de Kisbungur, qu’on soupçonnait d’avoir donné asile à des Européens. Il y en avait en effet près de trente-quatre (hommes, femmes, enfans) cachés dans cette maison. Les révoltés y ont mis le feu, et l’ont entretenu jour et nuit; mais les Européens étaient à l’abri dans le tykhana[12]. Le lendemain, les soldats sont allés chercher deux canons, et ont tiré tout le jour sur la maison, mais sans résultat... Le 13, les révoltés ont encore attaqué les Européens réfugiés dans la maison du rajah de Kishungur. Ceux-ci alors ont riposté à coups de fusil et tué une vingtaine d’hommes; mais, leurs munitions s’étant épuisées, il leur a fallu sortir, au nombre de trente. Quatre sont restés dans le tykhana. L’héritier présomptif est survenu à cheval, priant les révoltés de les remettre à sa garde, et disant qu’il se chargeait d’en prendre soin ; mais, sans écouter ce qu’il disait, ils les ont tous mis à mort. M. George Skinner, sa femme et ses enfans s’étaient réfugiés au palais. Des espions en ont averti les révoltés. Les malheureux ont été pris, conduits à la kotwalee, et là massacrés très cruellement. Le docteur Chimmun-Lall, chirurgien en sous-aide, a été tué, lui aussi, dans le dispensaire. Les cadavres sont restés trois jours sans sépulture; le quatrième jour, les révoltés les ont fait jeter à la rivière. »

Qu’on prenne garde à l’accent de ces lettres: il indique la disposition de toute une classe d’hommes, les négocians aisés, les bourgeois instruits de Delhi. Ils sont Hindous, et non musulmans. La révolte est plus musulmane qu’hindoue. Le roi de Delhi, le chef de l’islamisme, n’est pas revêtu à leurs yeux du caractère sacré que lui reconnaît tout fervent sectateur de Mahomet. Ce cri de dinn! dinn ! (la foi! la foi!), que poussent les révoltés, est aussi redouté de l’Hindou que du chrétien lui-même. C’est le cri de rescousse poussé par les hordes de Mahmoud quand, douze fois de suite, il s’élançait de Ghuznie et parcourait l’Inde en brisant les idoles, rasant les temples, insultant aux adorateurs de Brahma. C’est celui des soldats de Nadir-Shah, lorsque, six siècles plus tard, il traversait l’Inde et venait siéger à Delhi sur le trône enlevé aux faibles successeurs d’Aurang-Zeb. Croire ce cri sympathique aux races indigènes, aux vaincus du Xie siècle, — M. Mead le fait remarquer, — est assez peu raisonnable. « Que diriez-vous, ajoute-t-il, des officiers d’une armée anglaise qui, pour repousser en Irlande une armée d’invasion, et cherchant à stimuler la fidélité des populations catholiques du pays, s’en iraient criant partout : A bas le pape! à bas les moines ! »

Une autre remarque à laquelle conduit l’examen de ces documens, garantis authentiques, c’est qu’en définitive le rôle du vieux roi de Delhi n’a pas été celui que lui ont attribué les détracteurs intéressés de cette ombre de puissance que la révolte sembla lui rendre un moment. Ce vieillard indolent, énervé, sans autre force morale que celle d’un fatalisme inerte, paraît avoir fait tout autant qu’on pouvait attendre de sa faiblesse pour empêcher des meurtres qui après tout lui étaient inutiles, et dont il pouvait redouter le châtiment. Dans la première journée, avant de donner aux révoltés le moindre assentiment officiel, il envoya, le timide monarque, un chameau chargé de cavaliers de sa garde sur la route de Delhi à Meerut, et ne se laissa déborder par la rébellion hurlant aux portes de son palais que lorsqu’il sut, à n’en pouvoir douter, qu’aucune baïonnette anglaise ne brillait autour de sa capitale dans un rayon de plus de vingt milles. Si donc une marche rapide avait porté les deux mille soldats anglais que l’on gardait enfermés à Meerut jusque dans les cantonnemens de Delhi, où ils n’arrivèrent que vingt-six jours plus tard, il est possible que le vieux souverain mahométan fût venu leur demander aide et protection contre ceux qui, un peu malgré lui, et sans y mettre beaucoup de formes, voulaient lui rendre une autorité fictive dont véritablement il n’avait que faire.

III.

Cet héritier de Timour, de Baber, de Shah-Jehan, d’Aurang-Zeb, celui qu’on appelait hier encore le Grand-Mogol, lumière du monde, seigneur suzerain de vingt royaumes, âgé de quatre-vingts ans, arrivé au dernier terme de la caducité, doit se rappeler encore, si quelque ombre de mémoire lui reste, le jour où les Mahrattes sortirent vaincus de Delhi. Ce jour-là, — c’était en 1803, — lord Lake, fouillant les appartemens du palais impérial, découvrit, dans quelque recoin où on le laissait obscurément végéter, un vieil aveugle, pauvrement vêtu, mélancolique jouet de la fortune, vil simulacre que vingt aventuriers heureux s’étaient passé de main en main comme un curieux débris, une relique vivante des grandeurs évanouies. Lui-même avait régné, mais le sceptre héréditaire s’était brisé dans ses mains; ses trésors avaient été pillés, les femmes de son zenanah outragées sous ses yeux, et, dans un accès de caprice, un des maîtres que la fortune lui donna successivement lui avait fait crever les yeux à coups de poignard, croyant ainsi porter le coup final à la dynastie déchue. Le général anglais, en face de tant de misères et d’abaissement, fut-il saisi d’une généreuse compassion? Nous voudrions le croire. Vit-il dans ce restant d’idole, dans ce semblant de roi, dans cette créature mutilée, le protégé naturel d’une puissance qui, du droit de tutelle, veut faire un droit de souveraineté absolue? Ceci est beaucoup plus probable. Quoi qu’il en soit, lord Lake replaça Shah-Alum sur le trône des padischahs, non le fameux trône du paon[13], mais le trône de cristal. Il lui rendit une garde nombreuse, à la condition qu’un officier anglais la commanderait, et pour défrayer les cinq ou six mille parasites, qui, de droit, engraissent à l’ombre du palais impérial, sous prétexte de parenté, d’alliances, ou de services plus ou moins suspects, il lui alloua une pension de 60,000 roupies par mois[14], plus une gratification supplémentaire annuelle de 70,000 roupies, en tout 80,000 livres sterling ou 2 millions de francs : liste civile médiocre, souvent débattue depuis comme insuffisante, et finalement augmentée d’un tiers en 1809. Avare d’argent, la compagnie ne lésinait pas sur les privilèges honorifiques. Devant ce malheureux vieillard et les deux successeurs qui devaient tour à tour le remplacer sur le musnud, il n’était pas de génuflexions, de salams dérisoires qu’on marchandât à leur orgueil héréditaire. Jamais ils ne condescendirent à échanger une lettre avec les gouverneurs-généraux. Ils se bornaient à bien accueillir leurs « humbles pétitions, » qu’à vrai dire il n’eût pas été prudent de rejeter. Les envoyés de Calcutta n’entraient dans la salle d’audience, — le Dewan-khass, au pavé de mosaïque, aux colonnes incrustées de pierreries, — que déchaussés, la tête inclinée, les bras croisés sur la poitrine, dans l’attitude de la supplication[15]. Enfin on assure que l’ex-Mogol n’a jamais pardonné aux Anglais la hardiesse d’un des gouverneurs-généraux qui, admis à l’honneur de le contempler sur son trône, et voulant jouir plus à son aise de cette splendide exhibition, s’avisa de réclamer... un fauteuil. Ainsi vivait-il, se repaissant de chimères, croyant faire honneur aux Anglais quand il recevait d’eux le salaire mensuel dont ils payaient sa complaisance à contre-signer tous leurs décrets, à sanctionner toutes leurs volontés, mais en réalité plus dépourvu de toute-puissance, hors de l’enceinte où on l’avait confiné, que le moindre jaghirdar du Dekkan, le moindre taloukdar de l’Oude : du reste despote absolu dans ce vaste palais et souverain redouté de ses femmes, de ses bouffons, de ses bestiaires. Ce qui se passait derrière les murailles rouges qui entourent la résidence impériale, les mystères de cette cour oisive où fermentaient toutes les corruptions de la paresse abrutie et blasée, assez de gens le savent, tous peuvent le deviner, personne ne l’oserait dire. Quant à nous, nous y cherchons vainement la place d’une ambition quelconque, l’atelier d’une trame longuement et patiemment ourdie. Pour les révoltés comme pour les Anglais, il n’y avait là qu’un mannequin, une décoration, un drapeau. Le pouvoir, s’il en exista jamais à Delhi, n’était pas là. A vrai dire, il n’était nulle part : l’événement l’a prouvé.

Le roi donne son fils aux révoltés. Ce fils n’était pas plus militaire que le roi lui-même. Le roi fixe à quatre annas[16] par jour la solde des cipayes ; il envoie brûler des villages où on lui dénonce des fauteurs de la cause anglaise; il signe des proclamations, très assurément rédigées par d’autres que lui, et un beau jour, en face de cipayes altérés de sang, qui lui amènent des prisonniers, demandant la permission de les tuer là même, dans la cour du palais, comme pour le compromettre lui aussi, le clouer à leur tête, de leur cause faire la sienne, il laisse tomber de ses lèvres blêmes ces mots, qui ont failli lui coûter le peu de jours qu’il doit vivre encore : « Faites-en ce que vous voudrez! » Voilà tous les vestiges de ce prétendu règne du Grand-Mogol, règne qui a duré quatre mois en tout, et dans les plis sanglans de son linceul mortuaire a pour jamais enfoui la vieille dynastie de Tamerlan.

A l’heure qu’il est, — si l’on nous permet d’empiéter sur les événemens dont nous avons entrepris le récit, — veut-on savoir ce qui en reste? Il y a quelques mois, le spirituel rédacteur du Times, M. Russell, parcourait en compagnie du commissaire en chef de Delhi, M. Saunders, le Chandny-Chowk, la principale rue de la ville, comme qui dirait notre rue de Rivoli. En déviant à droite, les deux promeneurs arrivèrent devant un magnifique mur crénelé, bardé de tours, orné d’un portail ouvré comme le bracelet d’une élégante Parisienne. Un petit montagnard ghourka, tout habillé de vert, coiffé d’une espèce de toque bordée de tartan rouge, montait la garde devant les portes de fer incrustées de bronze. Il porta les armes au commissaire, et nos promeneurs pénétrèrent sans autre formalité dans les cours du palais. Au centre de l’une d’elles, — la seconde, — un vieil arbre mutilé recouvre une vasque sans eau, à demi détruite. «C’est là!... » dit M. Saunders à son hôte. C’est là effectivement qu’après plusieurs jours d’angoisses, les captifs chrétiens reçus par le padischah, et à qui sa protection était due, ont été lâchement livrés par lui et massacrés par les cipayes en révolte. M. Russell fut ensuite conduit par un passage voûté dans le Dewan-khass, la salle du trône. Là, dans ce lieu sacré, splendide, où le pontife suprême rendait ses oracles, le roi des rois ses décrets, où le poète couronné promulguait son hymne pieux, son cantique d’amour, une centaine de soldats bivouaquaient, lavaient leur linge, raccommodaient leurs fournimens. Un fusilier irlandais, les manches de sa chemise retroussées, griffonnait une lettre à sa belle. Aux lambris sculptés «si finement qu’on dirait de la dentelle, » les carabines Enfield s’appuyaient; aux colonnes de marbre blanc sur lesquelles, parmi les arabesques, des versets du Koran sont gravés, et qui s’émaillent de fleurs en topazes, en améthystes, en cornalines, avec leur feuillage d’émeraudes et d’aigues-marines, pendaient les cartouchières, les gibernes, les ceinturons, les sabres, les baïonnettes, panoplies grossières et menaçantes. Sur les murs, quelques ébauches au charbon, gaietés graphiques de soldats inoccupés, des profils grotesques, tous décorés du même nez monstrueux : autant de portraits du padischah, du Grand-Mogol, de la lumière du monde. Comme M. Russell se laissait aller à quelque rêverie : « Allons, lui dit son guide, il est temps d’aller vers le vieux monarque. » Et par une brèche ils descendirent dans un jardin abandonné où les herbes parasites ont déjà noyé les parterres fleuris; puis un escalier dégradé les conduisit à une terrasse sur laquelle deux soldats montaient la garde. Quelques domestiques indigènes y faisaient antichambre. Un couloir obscur menait à une chambre ténébreuse, et dans un coin de cette espèce de cachot, accroupi sur ses hanches, les pieds nus, la tête dans un bonnet de toile, vêtu d’une tunique de mousseline d’une blancheur douteuse, le Grand-Mogol s’offrit à leurs yeux. Or le Grand-Mogol avait la migraine, le Grand-Mogol était penché sur une cuvette, le Grand-Mogol... On nous dispensera de dire, d’après le journaliste anglais, qui ne recule devant aucun de ces étranges détails, tout ce que faisait le Grand-Mogol.


«... Était-ce bien, ajoute-t-il, était-ce ce vieillard décrépit, aux vagues regards, à la lèvre idiote, aux gencives dégarnies, qui avait rêvé la restauration d’un vaste empire, fomenté la plus terrible insurrection dont l’histoire ait conservé le souvenir, et, du haut de son antique palais, jeté un fier défi, compliqué d’ironiques provocations, à la race étrangère qui tient dans sa main tous les trônes de l’Inde?... »


Derrière une natte qui fermait l’entrée d’une chambre intérieure, on entendait susurrer des langues bavardes, on voyait étinceler des regards curieux. Là se tenaient sans doute ces femmes du zenanah, ces begums dont il paraît que les insolentes répugnances empêchèrent le vieux prince d’y cacher les Européennes fugitives qui étaient venues lui demander asile et sauvegarde. L’une de ces reines, quand les visiteurs sortirent, fit demander au commissaire anglais de l’entretenir un instant. C’était une femme de trente-cinq ans, dont les traits contractés exprimaient l’irritation et le dépit : « — Je demande, disait-elle, à quitter cette prison. Ce vieil imbécile (le Grand- Mogol, padischah, roi des rois, omnipotence lumineuse, maître de l’univers!), ce vieil imbécile se croit toujours roi. Il ne l’est plus; je ne veux pas rester près de lui; il ne fait que radoter et grogner, j’en ai assez!... » — Une seule chose nous reste à dire pour achever ce portrait navrant : avec sa vénérable moustache blanche et sa barbe majestueuse, le souverain détrôné, parodiant la vieillesse d’Anacréon et de Chaulieu, couvre de couplets érotiques les murs mêmes de son cachot. Son prédécesseur, Shah-Alum, était poète, lui aussi. Tous les Mogols le sont plus ou moins. On cite de lui ces vers, aujourd’hui devenus prophétiques : «La tempête du malheur a éclaté sur moi et m’a terrassé... Elle a jeté ma gloire aux vents et dispersé mon trône dans les airs[17]!... »

IV.

Le 12 mai, à six heures du soir, la révolte de Delhi était complète. Les malheureux fugitifs, qui avaient cru pouvoir faire halte à côté des cantonnemens, s’étaient hâtés de se disperser dans toutes les directions, les uns vers Umballa, les autres vers Kurnaul, le plus grand nombre du côté de Meerut. Beaucoup périrent assassinés sur les routes. Ceux qui arrivèrent à bon port trouvèrent partout un accueil fraternel. Le coup de foudre qui menaçait tous les Anglais de l’Inde les avait réunis en une grande famille. Étrangers la veille les uns aux autres, ils se serraient la main à première vue « avec une sympathie intense, » disait l’un d’eux dans une lettre au Times.

A Meerut, les chefs militaires, absorbés dans le souvenir de leurs fautes et des occasions perdues, attendaient que quelques renforts vinssent leur permettre de quitter la station et de se porter en avant. Le temps de l’initiative était passé pour eux. Il leur fallait maintenant les ordres du général Anson, commander in chief de l’armée du Bengale. Nous avons dit qu’il chassait dans les montagnes au moment où l’insurrection éclata. Pendant près de trois semaines, on fut à Calcutta sans nouvelles de lui; enfin le 18 mai il parut à Umballa, ramenant sur ses pas les régimens européens de Sealkote, Dughsi et Kussowlee; mais là, il lui fallut attendre des canons et un matériel de transport. Ni artillerie ni bêtes de somme n’étaient encore disponibles. Irrité de ces délais, stimulé par le remords de ne s’être pas trouvé en temps opportun à son poste, Anson, aussi brave soldat que général négligent, voulait marcher sur Delhi sans rien attendre. «Les canons suivraient, disait-il, on vivrait de réquisitions, on prendrait des chameaux en route. » Malheureusement l’intendance faisait défaut, et avec elle les chariots, les palanquins, les porteurs. La caisse militaire ne pouvait tenir lieu de tout. Y trouverait-on une pharmacie de campagne? Devant cette dernière objection, le général Anson s’inclina. Toutefois les soucis rongeaient sa santé déjà délabrée. Il mourut à Kurnaul le 27 mai, brusquement enlevé par une attaque de choléra. Le commandement en chef se trouvait dévolu, par les règlemens militaires, au plus ancien de ses collègues, sir H. Barnard, récemment arrivé, de Crimée, où il remplissait près de lord Raglan les fonctions de chef d’état-major. Le jour même où l’autorité supérieure militaire passait ainsi en d’autres mains, le général de brigade Wilson quittait Meerut pour aller rejoindre, sur un point convenu d’avance, la colonne qui d’Umballa marchait déjà vers. Delhi. Il est bon de remarquer qu’à cette date l’Oude et les provinces adjacentes étaient encore soumises, quoique frémissantes. La première insurrection de Lucknow éclata le 30 mai seulement, celle de Cawnpore le 5 juin; celle de Bénarès, aussitôt étouffée par le terrible Neill, « à force de pendaisons illimitées (by dint of illimited hangings)[18], » avait eu lieu le 4 ; celle d’Allahab ad est du 6, ainsi que celle de Fyzabad et de Goruckpore. Il est probable que si tous ces sinistres événemens eussent été connus à Meerut et dans le Pendjab, l’audace anglaise, si large part qu’on lui fasse, n’aurait pas été jusqu’à jeter devant Delhi une colonne d’attaque évidemment hors d’état d’entreprendre le siège d’une place aussi vaste, aussi bien munie et fortifiée, et dont la garnison présentait déjà un effectif redoutable.

Quoi qu’il en soit, le général Wilson partit le 27 mai de Meerut. Deux prêtres étaient attachés à sa petite armée, un catholique et un protestant, lesquels, par parenthèse, vivaient en fort bonne intelligence. C’est le dernier qui nous a conservé les souvenirs de cette marche hardie, où il faut nous le représenter en. costume laïque, avec barbe et moustache, — ce dont il s’excuse, — sur un pony d’emprunt, suivi d’un syce (palefrenier) portant un fusil dont l’honnête chapelain pouvait s’armer au besoin. La saison était brûlante. On s’arrêtait au point du jour, on marchait toute la nuit. Après la troisième étape, c’est-à-dire le 30 mai, on avait fait halte sur les bords de la rivière Hindun, tout auprès d’un pont suspendu qu’on devait traverser le soir même, et personne ne songeait que l’on dût rencontrer les rebelles avant Delhi, lorsque tout à coup, sans que les vedettes ou les officiers curieux qui flânaient à l’avant-garde eussent signalé aucun corps ennemi, les clairons sonnèrent aux armes vers quatre heures de l’après-midi. Presque aussitôt arrivèrent en bondissant les boulets cipayes, dont le premier blessa un porteur de palanquin sur le seuil même d’une tente-hôpital.

Nous pourrions, grâce au chapelain de Meerut, raconter le combat ou plutôt les combats de Ghazeeooddeennuggur, dire comment fut pris, seulement le second jour, ce village au nom baroque, combien le 60e (rifles) se distingua en enlevant cinq canons le premier jour et douze le lendemain à un ennemi bien retranché, bref tous les incidens d’un engagement sérieux où les cipayes révoltés se montrèrent habiles à choisir une position forte, et de plus très bons artilleurs. Ces détails, d’un intérêt trop strictement militaire, ne sont pas de notre fait, et charmeraient peu de lecteurs. Disons donc simplement que les Anglais durent combattre à deux reprises, et plusieurs heures de suite, sous les ardens rayons d’un soleil qu’ils n’eussent pas bravé huit jours auparavant pour une promenade en bateau, qu’à l’accablante chaleur du jour se mêlait celle de l’incendie, car il fallut brûler deux villages pour en déloger les insurgés, et qu’enfin, lorsque ceux-ci fuyaient, laissant derrière eux des vases remplis d’eau, les malheureux soldats qui se jetèrent altérés sur cette boisson perfide payèrent de leur vie cette imprudence si naturelle. Du moins le chapelain nous affirme-t-il, sans la moindre restriction dubitative, que cette eau était empoisonnée.

Maître du passage de l’Hindun, le général Wilson n’en resta pas moins trois ou quatre jours sur les bords de cette rivière sans qu’on nous explique le motif de cette halte prolongée. Selon toute apparence, les troupes parties d’Umballa sous les ordres du nouveau commandant en chef n’étaient pas encore en mesure de se trouver au rendez-vous convenu. Suivirent ensuite quelques journées de marche, qu’on ne comprend pas davantage, puisque du champ de bataille à Delhi on ne compte guère que neuf ou dix milles, et que l’ennemi ne se montrait plus. Enfin les deux petites colonnes se rejoignirent; le 6 juin, à Baghput, elles traversèrent la Jumna sur un pont de bateaux, et le dimanche 7 elles arrivaient à Aleepore, petit bourg situé à sept milles du terrain où l’on devait établir le camp. Avec une lunette d’approche, on distinguait déjà la Flag-Staff-Tower et la petite chaîne d’éminences sur l’une desquelles elle s’élève. Derrière ces petites collines était le front le mieux armé des vastes fortifications de Delhi, c’est-à-dire la face nord, allant du bastion de l’Eau, accoudé à la Jumna, au bastion du Shah, qui protège la porte Morie. Si au premier coup d’œil on allait ainsi contre toutes les règles de la stratégie, si (qu’on nous passe le mot) on semblait vouloir « prendre le taureau par les cornes, » il y avait pour cela une excellente raison. Les nécessités de l’attaque n’entraient pas seules en ligne de compte; il fallait songer à celles de la défense. Les monticules dont nous venons de parler offraient tout un système de fortifications naturelles qui devaient protéger le camp du côté de Delhi. Une fois installé derrière cette espèce de mur indestructible, il avait pour se couvrir des attaques à revers un large canal désigné sui-les plans comme servant à l’écoulement du lac Nujufgurh (Nujufgurh-Jheel), et deux ponts solidement établis sur ce canal assuraient, en cas de désastre, une retraite facile. Enfin à l’extrémité méridionale des éminences en question, la seule qu’on pût essayer de tourner, quelques massifs de bâtimens, comme le Marché aux Légumes (Subjic Mundie) et la maison de Rao (Hindoo-Rao’s house), servaient d’ouvrages avancés et couvraient la droite du camp. Tous ces motifs, difficiles à expliquer clairement en l’absence de cartes figuratives, deviennent immédiatement appréciables quand on a sous les yeux un plan de Delhi et de ses environs[19].

On ne devait cependant pas espérer que cette forte position serait occupée sans coup férir. Effectivement les cipayes avaient placé entre Aleepore et le canal dont nous venons de parler une batterie couverte, que soutenaient plusieurs pièces de campagne. Le feu des rebelles était rapide et précis; les pertes furent notables quand il fallut, le 8 juin, à quatre heures du matin, enlever cette première position, régulièrement bastionnée. Douze canons, dont trois pièces de grosse artillerie, tombèrent aux mains des Anglais, qui, avançant ensuite par un mouvement rapide, traversèrent le canal, guéable en cette saison. Les Royal Rifles s’y jetèrent sans hésiter, et se mirent aussitôt à escalader les hauteurs rocheuses qu’ils voyaient en face d’eux, couronnées d’une artillerie nombreuse et bien servie. Quand ils les eurent gravies à travers la mitraille et les balles, ils descendirent sur le revers opposé, comme emportés par leur élan, et il fallut leur envoyer par la voix des clairons l’ordre de rabattre sur leur gauche. Ce fut le mouvement décisif de la journée. Les artilleurs indigènes, se voyant au moment d’être tournés et coupés, abandonnèrent leurs pièces, et toutes celles qui étaient en batterie à droite et à gauche de la Flag-Staff-Tower furent enlevées par une seule charge. Avant le soleil couché, les tentes anglaises étaient dressées sur le terrain, encore détrempé de sang. Plusieurs officiers de marque avaient péri, entre autres l’adjudant-général de l’armée, le colonel Charles Chester, et le capitaine Russell. Parmi les morts des combats précédens, nous trouvons un jeune lieutenant appelé Napier. Les beaux noms, on le voit, sont bien portés en Angleterre, et on y fait un heureux emploi des études classiques, à en juger par l’héroïque trépas du jeune officier d’infanterie dont nous parle le chapelain de Meerut : « Ce charmant jeune homme, nous dit-il, aimait à citer ses auteurs. Peut-être était-ce dans les grands écrivains de la Grèce et de Rome que, tout enfant, il s’était imbu de l’esprit militaire qui devait le distinguer plus tard. En cette triste occasion, tandis que, mortellement blessé, il gisait sous une tente, du camp, il s’écria tout à coup, — un sourire éclairant en même temps sa mâle et belle physionomie : — Dulce et decorum pro patrià mori. Ainsi mourut le 10 juin 1857, heureux d’une si belle mort, Quintin Battye, un des plus nobles cadets d’Angleterre, simple lieutenant au 56e régiment d’infanterie indigène, armée du Bengale. »

On sait maintenant dans quelles conditions fut entrepris, le 8 juin, le siège de Delhi, ce siège qui, l’on s’en souvient peut-être, était devenu un sujet de curiosité pour toute l’Europe. A chaque malle de l’Inde, la même question : — Delhi est-il pris? — Et quand on apprenait que Delhi tenait encore, agités en sens contraires, les amis de l’Angleterre tremblaient pour sa cause, ses ennemis souriaient à sa défaite probable. Ni les uns ni les autres ne se doutaient du véritable état des choses, qui était celui-ci : au lieu d’assiéger la capitale de l’islamisme, la petite armée du général Barnard était en réalité assiégée devant Delhi. Trois ou quatre mille hommes étaient venus se retrancher en face d’une ville qui a compté naguère plus de deux millions d’habitans, et qui en compte encore aujourd’hui plus de deux cent cinquante mille. Ils avaient en face d’eux, derrière d’antiques remparts remis à neuf et perfectionnés selon les données les plus savantes de l’art moderne, une force disciplinée à l’européenne d’environ vingt mille soldats, que venaient grossir chaque jour les contingens d’une révolte gagnant de proche en proche toutes les stations du Bengale. A la vue des Anglais, et sans qu’ils pussent y mettre le moindre obstacle, puisque le feu de leurs canons n’enveloppait pas plus d’un septième de l’enceinte fortifiée qu’ils avaient à réduire, ces renforts entraient ou sortaient à volonté, soit pour harceler le flanc droit du camp, soit pour aller au loin, sur ses derrières, menacer sa ligne de communications. Les cipayes disposaient d’approvisionnemens énormes, accumulés et thésaurises par les Anglais eux-mêmes, tandis que ces derniers en étaient réduits à ménager avec la plus stricte économie des munitions qui leur arrivaient de loin, et qui pouvaient d’un moment à l’autre n’arriver plus. Qu’on ajoute à ceci un campement insalubre, des chaleurs insupportables, des alertes continuelles, des nuits sans sommeil, les fièvres, le choléra, l’infection cadavérique, telle qu’à sept milles du camp on en était incommodé, et on verra qu’au lieu de demander avec une impatience si dédaigneuse: « Delhi n’est-il donc pas pris? » il eût été plus équitable de s’enquérir du sort des prétendus assiégeans.

Eux-mêmes, on le devine, se croyaient perdus. Après les premières journées d’espoir, quand ils virent plus clair dans leur situation, quand ils purent évaluer leurs chances de succès et les comparer à celles qu’ils couraient d’être complètement anéantis, ils demeurèrent en proie aux plus sombres pressentimens. On se disait bien tout haut que le parti pris était le meilleur, qu’on n’avait pu en adopter d’autre, que les Anglais dans l’Inde règnent de par le fameux axiome de Danton, que pour eux la perte de leur prestige est la perte de l’empire même, qu’un abîme est ouvert derrière leurs talons, et qu’un seul pas en arrière les y précipite infailliblement. Au fond cependant, et bien bas, et dans l’intimité, on tenait un langage moins stoïque. On calculait les probabilités de salut, on se demandait avant tout si les renforts indispensables arriveraient en temps opportun; on comptait les jours qu’ils mettraient à franchir des distances qui semblaient énormes. C’était surtout de l’Oude qu’on les attendait; on comptait particulièrement sur le général Havelock, et plus encore sur le général Wheeler, sur son habileté, son tact militaire, sur son étoile aussi, toujours favorable, disait-on. Bien certainement, il était en route, et l’on désignait les régimens qu’il amenait avec lui. Encore fallait-il qu’il arrivât avant les pluies; les pluies venues, il ne pourrait plus avancer, et le camp de Delhi pourrirait sur place, comme une bergerie où sévit le piétin.

Pendant qu’on raisonnait ou déraisonnait ainsi, Havelock se débattait dans un inextricable réseau de baïonnettes cipayes, et le malheureux Wheeler, enfermé dans Cawnpore, demandait, lui aussi, rescousse. Il était à la veille d’y périr, victime de la plus indigne, de la plus lâche trahison. En revanche, les secours si vainement espérés de l’Oude s’organisaient dans une autre région, celle de toutes qui semblait le plus compromise, celle où l’incendie, allumé de toutes parts, devait se propager le plus vite. Qui donc, en des circonstances si critiques, eût osé vouloir qu’on retirât un soldat du Pendjab, de ce territoire, le dernier conquis de tous, où tant de rancunes subsistaient encore, pays militaire, toujours redoutable à ses voisins, peuplé de ces Sikhs indomptables que Runjet-Sing avait formés à la guerre moderne, et qui, en 1845, trop dédaigneusement attaqués, avaient failli vaincre à Modkee l’armée de Gough et de Hardinge?

C’était pourtant du Pendjab que les secours allaient venir. L’histoire n’explique pas la moitié des miracles qu’elle raconte : nous voulons pourtant essayer de dire à quelles conditions celui-ci s’est accompli.


E.-D. FORGUES.

  1. Voyez la Revue des 15 juin et 1er juillet 1858.
  2. Raj, régime, autorité, pouvoir.
  3. Nous ne mentionnons que pour mémoire ce qui a été si souvent raconté de « petits gâteaux chargés de symboles » et des fleurs de lotus qu’on dit avoir circulé longtemps avant l’insurrection dans les rangs des cipayes. Aucun témoignage bien positif n’existe à cet égard. Un bien plus grand intérêt s’attache, selon nous, à un manifeste du roi de Delhi, daté d’août 1857, et qui renferme un exposé méthodique des griefs sociaux que le peuple indien pouvait faire valoir pour légitimer sa révolte. Ce document vient seulement d’être publié. Il peut se résumer ainsi : « Le régime anglais ferme tout avenir aux classes supérieures de la population indigène. Ni dans la carrière des armes, ni dans celle des emplois civils, ni même dans celle de la haute industrie et des arts, une ambition légitime ne trouve à se déployer. Le plus haut grade qu’un natif puisse atteindre dans l’armée est celui de capitaine en second. Les fonctions civiles les mieux rétribuées auxquelles il puisse être promu (celles de sudder ala, ou juge de première instance), lui donnent, il est vrai, 500 roupies par mois; mais aucune influence, aucune possession terrienne (jaghir), aucune gratification sous forme de présent. Les manufactures indigènes sont écrasées au profit du travail anglais; la ruine des zemindars et des taloukdars empêche l’agriculture de constituer, comme jadis, une profession noble et lucrative... »
  4. Dum-Dum est un vaste dépôt d’artillerie situé à deux lieues de Calcutta.
  5. Les kotes, en anglais bells of arms, sont des râteliers d’armes mis sous clôture. Cette précaution est adoptée, dans l’armée française, pour certains corps, notamment les compagnies de discipline. Elle est beaucoup plus générale, et cela se conçoit, dans l’armée anglo-indienne, pour les régimens de natifs.
  6. Delhi, Meerut, Rohilcund, Agra, Allahabad, Benarès. Chacune est divisée en cinq zillahs ou districts, sauf Bénarès, qui en a six. Réunies, elles ne comptent pas moins de 81,908 townships ou divisions municipales. Leur population agglomérée est, d’après les derniers recensemens, de 23,724,121 Hindous et de 4,547,771 musulmans ; total, 30,271,885.
  7. The Chaplain’s Narrative of the Siege of Delhi, etc., by John Edward Wharton Rotton, one of the chaplains of Meerut; London, Smith Elder and C°, 1858, 1 vol. in-8o.
  8. Le palais impérial de Delhi ne logeait pas moins de 6 ou 7,000 personnes, de la famille ou de l’entourage du souverain. Il peut au besoin en loger 12,000.
  9. Cette porte est à la partie méridionale de la ville, et la plus rapprochée de la Jumna.
  10. The Sepoy Revolt, etc.
  11. Le rajah de Jheend est un de ceux qui ont rendu les plus signalés services à la cause anglaise. C’est grâce à lui que les communications ont été maintenues entre le Pendjab et le district de Delhi. Ce témoignage lui est hautement rendu par le colonel Bourchier. Eight Month’s Campaign against the Bengal Sepoy Army, London, Smith Elder and C°, 1858, p. 33.
  12. Appartement souterrain, ou, comme on dit maintenant, sous-sol destiné à l’habitation.
  13. Le trône du paon ou Takt-Taon, qu’on estimait valoir 1,200,000 livres sterling (30,000,000 de francs), avait été enlevé du palais de Delhi, avant la conquête anglaise, par Nadir-Shah.
  14. On calcule toujours la livre sterling au taux de 10 roupies, bien qu’en masse il faille déduire environ 6 pour 100 du chiffre ainsi obtenu. La roupie vaut donc un peu moins de 2 francs 50 centimes.
  15. Le capitaine anglais chargé de la garde du palais, fréquemment appelé auprès du Mogol, était également tenu de se déchausser à l’entrée des appartemens royaux. Bien plus, il ne lui était pas permis, en traversant les cours, d’avoir un parasol déployé sur sa tête, non pas même d’en porter un à la main, privilège accordé au plus humble des officiers de l’état-major impérial. Lettres de M. Russell au Times.
  16. L’anna vaut dix centimes.
  17. Le roi de Delhi a été, depuis l’époque de cette visite, décidément enlevé à sa capitale; il avait été question, croyons-nous, de le transporter aux îles Andaman. Il nous semblerait cependant plus simple de le détenir, près de Calcutta, dans quelque forteresse. Avec lui sont deux de ses fils (fils naturels), qui doivent inspirer plus de craintes que le vieux monarque, et qui seront sans doute voués à la captivité la plus étroite.
  18. Mead’s Sepoy Revolt, p. 128. Le premier ordre du jour du colonel Neill, en arrivant quelques jours plus tard dans Allahabad, donnait deux heures aux pillards pour rapporter les objets volés. Passé ce délai, tout détenteur de ces objets devait être pendu. Ibid., p. 133.
  19. Celui qui est joint au Chaplain’s Narrative nous semble très suffisant, même pour un compte-rendu purement stratégique.