Épitres (Horace, Leconte de Lisle)/I/14

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1er siècle av. J.-C.
Traduction Leconte de Lisle, 1873
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Épitre XIV. — À SON FERMIER.


Fermier de mes bois et du petit domaine qui me rend à moi-même et que tu dédaignes, bien qu’il renferme cinq feux et qu’il envoie d’habitude cinq bons pères de famille à Varia, luttons, afin de voir si je n’arracherai pas plus bravement les épines de mon esprit que tu ne les arraches de mon champ, et lequel est le meilleur d’Horatius ou de son bien.

Bien que je sois retenu ici par la piété et le chagrin de Lamia qui pleure son frère, qui gémit inconsolablement sur le frère qui lui est enlevé, cependant mon esprit est emporté là-bas, et il se plaît à rompre les barrières de la distance et de l’espace. Je prétends que l’homme heureux vit à la campagne et tu prétends qu’il n’existe qu’à la ville. Qui envie la destinée d’autrui a la sienne propre en haine. Nous sommes insensés l’un et l’autre d’accuser le lieu fort innocent. L’esprit seul est en faute, ne pouvant jamais échapper à lui-même. Étant simple esclave, tu désirais tout bas la campagne ; maintenant que tu es fermier, tu désires la ville, les spectacles et les bains. Tu sais que je suis conséquent, et que je suis triste de partir toutes les fois que d’odieuses affaires me traînent à Roma. Nous n’admirons pas les mêmes choses, de là le désaccord entre moi et toi ; car ce que tu crois désert, inhospitalier et sauvage, celui qui sent comme moi le nomme charmant, et il déteste ce que tu trouves beau. C’est le lupanar, je le vois, et le cabaret graisseux qui te donnent le regret de la ville, et aussi ce petit coin de terre qui porterait du poivre et de l’encens plutôt qu’une grappe de raisin. Il n’y a point de taverne voisine qui puisse t’offrir du vin, ni de joueuse de flûte débauchée qui te fasse, au bruit de sa musique, lourdement sauter de terre ; et cependant tu défriches des champs non touchés du soc depuis longtemps, tu prends soin des bœufs dételés et tu les rassasies d’herbages coupés. Quand tu veux te reposer, autre travail : le ruisseau, si la pluie tombe, te contraint de garantir la prairie prochaine à l’aide d’une forte digue.

Maintenant, apprends ce qui nous divise. Celui à qui plaisaient les toges fines, les cheveux brillants, qui, tu le sais, fut aimé gratuitement de la rapace Cinara, et qui buvait le Falernum dès le milieu du jour, aime maintenant un court repas et le sommeil sur l’herbe près d’un cours d’eau. Je n’ai point honte de m’être amusé, mais j’aurais honte de recommencer. Là-bas, nul ne jette sur mon bien-être un œil oblique et ne m’empoisonne en secret de sa morsure et de sa haine ; mes voisins rient de me voir remuer ma glèbe et mes pierres. Tu aimerais mieux manger la ration de chaque jour avec les esclaves de la ville, et tu fais des vœux ardents pour être de leur nombre. Mon porteur, avisé, t’envie le soin du bois, du troupeau et du jardin. Le bœuf paresseux désire la housse, le cheval veut labourer. Mon avis est que chacun fasse son métier de bonne volonté.