Épitres (Horace, Leconte de Lisle)/I/17

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1er siècle av. J.-C.
Traduction Leconte de Lisle, 1873
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Épitre XVII. — À SCÆVA.


Scæva, bien que tu sois assez sage par toi-même, et que tu saches enfin comment il convient d’en user avec les grands, apprends ceci d’un modeste ami qu’il faudrait instruire aussi, aveugle qui prétend montrer le chemin. Cependant, vois si je dirai quelque chose que tu puisses t’appliquer.

Si tu aimes le repos, si le sommeil t’est doux jusqu’au matin, si la poussière et le bruit des roues et les auberges te fatiguent, je te conseillerai d’aller à Férentinum ; car toutes les joies n’appartiennent point aux seuls riches, et il n’a point mal vécu, celui qui naît et meurt ignoré. Si tu veux servir aux tiens et te mieux traiter toi-même, pauvre, assieds-toi à une grasse table. — « S’il se résignait à dîner de légumes, Aristippus ne voudrait plus fréquenter les rois. » — « S’il avait appris à fréquenter les rois, celui qui me reprend dédaignerait ses légumes. » Dis-moi lequel, à ton avis, parlait et agissait mieux ; ou, comme le plus jeune, apprends pourquoi l’opinion d’Aristippus est la meilleure.

Il se jouait ainsi, dit-on, du mordant cynique : « Je suis un flatteur pour mon propre avantage, et toi pour celui du peuple. Mon rôle est bien plus sensé et plus honorable. Afin qu’un cheval me porte et qu’un roi me nourrisse, je suis courtisan. Tu mendies les choses les plus viles, te mettant au-dessous de qui te donne, bien que tu prétendes n’avoir besoin de personne. »

Aristippus s’accommodait de toute couleur, de toute situation et de toute fortune, cherchant la mieux, mais se résignant au présent. Je m’étonnerais, au contraire, que l’homme habillé du double haillon de la vertu pût se faire une autre vie. Le premier n’attendra pas un vêtement de pourpre et, quel que soit le sien, il ira dans les lieux les plus fréquentés et tiendra avec bonne grâce l’un et l’autre rôle. L’autre fuira devant une chlamyde de Miletus, comme devant un chien enragé ou un serpent ; il mourra de froid, si tu ne lui rends pas son haillon. Rends-le-lui, et laisse-le vivre comme un imbécile.

Mener les affaires publiques, montrer aux citoyens des ennemis captifs, c’est toucher au trône de Jupiter et tenter les honneurs célestes ; mais plaire aux premiers d’entre les hommes, ce n’est pas une médiocre gloire. Il n’est pas donné à tout homme d’aller à Corinthus. Tel ne bouge pas, craignant l’insuccès ; soit. Mais celui qui a réussi n’a-t-il pas agi virilement ? Certes, voilà, évidemment, ce qu’il nous faut chercher. Celui-là repousse un fardeau comme trop lourd pour son faible cœur et pour son faible corps ; celui-ci le soulève et l’emporte. Ou la vertu est un vain nom, ou la gloire et la récompense appartiennent justement à l’homme entreprenant.

Qui se tait sur sa pauvreté, devant son roi, reçoit plus que le solliciteur. Il y a une différence entre prendre avec modestie et arracher. C’est le point capital, la source des choses. — « Ma sœur n’a point de dot, ma mère est pauvre, mon bien-fonds n’est pas vendable et ne peut me nourrir ; » celui qui parle ainsi crie : « Donne moi à manger ! » Un autre ajoute : « Et moi, n’aurai-je point une part de ce don ? » Mais, si le corbeau pouvait se repaître en silence, il aurait plus de nourriture, et beaucoup moins de querelles et d’envieux. Celui qui est emmené comme compagnon de voyage à Brundusium ou à l’aimable Surrentum, qui se plaint des cahots, du froid aigu et de la pluie, qui se lamente de son coffre brisé et de sa bourse volée, rappelle les ruses connues de la courtisane qui, pleurant tantôt sa petite chaîne, tantôt le bracelet qui lui a été enlevé, fera en sorte que bientôt on n’ajoutera plus foi à ses vraies pertes et à ses vraies douleurs. Trompé une fois, on ne se soucie plus de ramasser dans les carrefours quelqu’un qui s’est réellement cassé la jambe, bien qu’il verse d’abondantes larmes, et que, jurant par le nom sacré d’Osiris, il crie : « Croyez-moi, je ne raille pas ; cruels, relevez un homme blessé ! » — « Cherche une autre dupe ! » répond d’une voix rauque le voisinage.