Épitres (Horace, Leconte de Lisle)/I/18

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1er siècle av. J.-C.
Traduction Leconte de Lisle, 1873
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Épitre XVIII. — À LOLLIUS.


Si je te connais bien, très-sincère Lollius, tu craindras de te montrer flatteur, t’étant donné pour ami. Autant la matrone diffère de la courtisane, autant un ami diffère d’un perfide flatteur. Il y a un vice opposé à celui-ci, et plus grand peut-être : c’est une aspérité brutale, grossière, insupportable, qui se recommande par des cheveux ras, des dents noires, et qui prétend se nommer liberté franche et vraie vertu. La vertu tient le milieu entre deux excès, également éloignée de l’un et de l’autre.

Celui-ci va au delà de toute complaisance ; bouffon du dernier lit, il tremble au moindre geste du riche maître, répète ses paroles et ramasse les mots qu’il laisse tomber. Tu dirais un enfant qui récite la leçon dictée par un magister furieux, ou un mime qui joue les rôles secondaires. Cet autre cherche des querelles à propos de laine de chèvre et combat armé de niaiseries : — « Donc, on ne m’en croira pas tout d’abord, et je ne pourrai pas déclarer hautement ce qui me plaît ! une nouvelle vie me serait odieuse à ce prix ! » En effet, de quoi est-il question ? qui en sait le plus, de Castor ou de Dolichos ; quel meilleur chemin mène à Brundusium, celui de Minucius ou celui d’Appius.

Celui qu’une Vénus ruineuse ou la chance soudaine du jeu met à nu, celui que la vanité habille et parfume au delà de ses ressources, celui que la soif et la faim de l’argent importunent et possèdent toujours, celui qui a honte de la pauvreté et la fuit, celui-là est pris en haine et en horreur par un ami riche qui a souvent dix fois plus de vices, ou qui, à défaut de haine, le gouverne, et, comme une bonne mère, veut qu’il soit plus sage et plus vertueux que lui-même, disant presque avec raison : « Ne tente pas de lutter avec moi ; mes richesses permettent la folie. Ton bien est très-médiocre. Une toge étroite convient à un inférieur de bon sens. Cesse donc toute rivalité. »

Eutrapélus, quand il voulait nuire à quelqu’un, lui donnait de riches vêtements : — heureux de ses belles tuniques, pensait-il, il aura de nouveaux projets, de nouvelles espérances ; il dormira le jour ; il sacrifiera son devoir à la débauche ; il nourrira d’intérêts l’argent d’autrui ; il deviendra enfin gladiateur ou mènera pour un salaire le cheval d’un jardinier.

Ne cherche jamais à scruter les secrets d’un ami ; garde-le s’il t’est confié, même excité par le vin et la colère ; ne vante point tes goûts en blâmant les siens ; et, quand il voudra chasser, ne te mets pas à tes poëmes. Ainsi se rompit l’amitié des frères jumeaux Amphion et Zéthus, et la lyre de l’un se tut, importune à la rudesse de l’autre. Amphion céda, croit-on, aux goûts fraternels. Toi, cède aux douces instances d’un puissant ami, et, toutes les fois qu’il conduira dans les plaines ses bêtes de somme chargées des filets Ætoliens, et ses chiens, lève-toi et dépose le souci d’une Muse insociable, afin de souper de mets achetés par des fatigues partagées. C’est une occupation chère aux Romains, utile à la réputation, aux membres et à la santé ; d’autant que tu es robuste, que tu dépasses un chien à la course et que tu peux lutter contre un sanglier. Ajoute que nul ne manie d’une façon plus brillante les armes viriles. Tu sais combien on t’applaudit quand tu soutiens les combats du Champ-de-Mars. Tout jeune, tu as subi la rude discipline et fait les guerres Cantabriques, sous le chef qui vient de détacher nos enseignes des temples des Parthes et qui complète aujourd’hui ce qui peut manquer aux armes Italiques. Mais, afin que tu ne te retires point sans être inexcusable, bien que tu aies soin de ne faire rien qui passe la mesure exacte, cependant, à la campagne paternelle, tu t’occupes parfois de bagatelles. On se partage deux flottes de petits bateaux, et, sous ton commandement, tes esclaves représentent la bataille d’Actium. Ton frère est le chef ennemi, la pièce d’eau est l’Hadria, et on se bat jusqu’à ce que la Victoire rapide couronne un des deux partis. Celui qui te verra consentir ainsi à ses goûts applaudira des deux mains et prendra part à tes jeux.

Pour te conseiller encore, si toutefois tu as besoin d’un conseiller, fais attention souvent à ce que tu dis, de qui tu parles et à qui. Fuis le questionneur, car il est bavard, et des oreilles toujours ouvertes ne gardent pas fidèlement ce qui leur est confié, et la parole une fois lâchée vole irrévocablement. Qu’aucune servante et que nul esclave n’excite tes sens, après avoir passé le seuil de marbre d’un ami respectable, de peur que le maître de ce bel esclave ou de cette belle fille ne te les donne sans grand mérite, ou te blesse en te les refusant.

Tu recommandes quelqu’un ! examine bien, et encore ; afin que, bientôt, la faute d’autrui ne te couvre pas de honte. Nous nous trompons et recommandons parfois un indigne. Donc, celui qui sera chargé de sa propre faute, ne le défends point, ayant été trompé par lui. Tu n’en défendras que mieux, en le protégeant de ton appui, l’homme qui t’est bien connu et qu’on aura calomnié. Quand il est mordu par la dent de Théon, ne pressens-tu pas que le danger n’est pas loin de toi ? Quand la proche maison brûle, cela te concerne, car les incendies négligés ont coutume de prendre des forces.

L’homme inexpérimenté croit que l’amitié d’un puissant est douce ; mais qui en a l’expérience la redoute. Pendant que ta nef est en haute mer, prends garde que le vent ne change et ne te ramène en arrière. Les gens tristes détestent l’homme gai, et les hommes gais détestent les gens tristes ; les personnes vives, les gens tranquilles ; les paresseux, les gens actifs et diligents. Les buveurs n’aiment point qu’on refuse la coupe, bien que tu leur jures que tu redoutes les vapeurs nocturnes du vin. Chasse ce nuage de ton sourcil. Trop de timidité donne l’air sombre, et trop de silence, l’air maussade.

Cependant, lis et cause avec les doctes ; cherche ainsi à mener doucement ta vie, sans que le désir t’agite et te blesse en te laissant toujours pauvre, sans crainte et sans l’espérance des choses médiocrement utiles. La science enseigne-t-elle la vertu ? La nature la donne-t-elle ? Cherche ce qui diminue les soucis, ce qui te rendra ton propre ami, ce qui te donnera la tranquillité pure, que ce soient les honneurs, la douce aisance, ou un chemin secret, un sentier mystérieux de la vie. Pour moi, toutes les fois que je me refais sur les bords de la Digentia, ce frais ruisseau que boit le bourg toujours froid de Mandéla, que penses-tu, ami, que je sente et que je désire ? de conserver ce que j’ai maintenant, moins encore ; de vivre pour moi ce qui me reste à vivre, si les Dieux veulent que je vive encore ; d’avoir, pour l’année, une bonne provision de livres et de blé afin de ne point flotter, inquiet de l’incertitude de l’heure future. C’est assez de demander à Jupiter ce qu’il accorde et retire : la vie, la richesse. Je saurai me donner à moi-même l’égalité d’âme.