Épitres (Horace, Leconte de Lisle)/I/19

La bibliothèque libre.
1er siècle av. J.-C.
Traduction Leconte de Lisle, 1873
◄  I, 18 I, 19 I, 20   ►




Épitre XIX. — À MÆCENAS.


Si tu en crois le vieux Cratinus, docte Mæcenas, aucuns vers ne peuvent plaire longtemps, ni vivre, s’ils ont été écrits par des buveurs d’eau. Dès que Liber eut inscrit des poëtes insensés parmi les Satyres et les Faunes, les douces Muses sentirent le vin dès le matin. Homérus est tenu pour ivrogne, ayant fait l’éloge du vin ; le Père Ennius lui-même ne s’est jamais élancé pour chanter les armes qu’après avoir bu. Je renvoie les gens à jeun au Forum et au Putéal de Libon ; je défends aux sobres de chanter. Depuis cet édit, les poëtes n’ont point cessé de boire, la nuit, à qui mieux mieux et de sentir le vin pendant le jour. Quoi ! si quelqu’un, avec une face farouche, des pieds nus et l’étroite étoffe de sa toge, singe Cato, nous représentera-t-il les mœurs et la vertu de Cato ? L’éloquence rivale de Timagénès a fait crever Iarbita qui s’efforçait de paraître aussi poli et aussi disert. Un modèle imitable par ses défauts trompe. Si je pâlissais par hasard, ils boiraient du cumin qui rend exsangue. Ô imitateurs, troupeau servile, que votre cohue m’a souvent remué la bile, ou fait rire ! J’ai, le premier, posé le pied libre dans une voie non explorée, où je n’ai point foulé de trace étrangère. Qui se fie en soi est le chef qui mène l’essaim. Le premier, j’ai montré au Latium les Iambes Pariens, empruntant les mètres et l’esprit d’Archilochus, non ses pensées ni ses paroles qui poursuivaient Lycambès. Ne me couronne point de moins de lauriers, parce que j’ai craint de changer ses mètres et l’art de ses vers. La mâle Sappho mêle aussi à sa muse le mètre d’Archilochus. AIcæus fait de même, mais les choses et l’arrangement diffèrent : il ne cherche point à déshonorer un beau-père en de noires poésies, ni à serrer d’un lacet le cou d’une fiancée à l’aide d’un vers infamant. Ce poëte qu’aucune bouche n’avait encore récité, moi, chantre Latin, je l’ai fait connaître. Je m’honore d’apporter des choses non connues, d’être tenu par de nobles mains et d’être lu par de nobles yeux.

Veux-tu savoir pourquoi le lecteur ingrat aime et loue mes œuvres légères chez lui, et les déprime injustement quand il a passé son seuil ? je ne quête pas les suffrages de la plèbe mobile par des repas et le don de vieux habits ; je ne suis ni l’auditeur, ni le vengeur de nos nobles écrivains ; je ne daigne pas me mêler aux tribus des grammairiens et m’incliner devant leurs tréteaux. De là leurs larmes. Si je dis que j’ai honte de réciter des choses indignes d’un nombreux auditoire et d’attacher de l’importance à des bagatelles : « Tu railles, dit-on, et tu gardes cela pour les oreilles de Jupiter. Tu te crois seul à distiller le miel poétique et tu te trouves parfait. » À cela je pourrais répondre par des railleries, mais je crains d’être déchiré dans la lutte par un ongle aigu : « Le lieu me déplaît, » dis-je ; et je demande un délai. Le jeu amène la querelle, le combat, la colère ; et la colère produit des inimitiés féroces et une guerre mortelle.