Épitres (Horace, Panckoucke)/I/18

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Épitres
Traduction par Collectif dont C.-L.-F. Panckoucke.
Texte établi par Charles-Louis-Fleury PanckouckeC.L.F. Panckoucke (2p. 287-297).

ÉPITRE XVIII. A LOLLIUS.

Ou je vous connais mal, mon cher Lollius, ou jamais votre franchise ne consentira à descendre au vil rôle de flatteur, après avoir dignement rempli celui d'ami. Vous savez trop bien qu'une femme honnête ne diffère pas plus d'une courtisane que le flatteur d'un véritable ami.

Il est un vice opposé et plus odieux peut-être que la flatterie elle-même : c'est cette farouche et rude aspérité de mœurs qui pense vous imposer par des cheveux tondus de près, et des dents noires, et qui usurpe ainsi le nom de franche liberté et les honneurs dus à la vertu. La vertu est également éloignée de l'un et l'autre excès.

Comme ces bouffons que l'on renvoie au bout de la table, voyez avec quelle obséquieuse affectation le flatteur, attentif au moindre signe de son patron, relève et répète le plus petit mot qui lui échappe ! C'est l'enfant qui récite sa leçon devant un maître sévère; c'est l'acteur en second qui s'efforce de faire valoir le premier.

Cet autre, au contraire, armé jusqu'aux dents des arguments les plus frivoles, est toujours prêt à disputer sur des riens, sur la laine des chèvres, par exemple. « Comment ! on ne m'en croira pas de préférence ! je n'aurai pas le droit de faire prévaloir mon avis ! une seconde vie ajoutée à la mienne ne m'y ferait pas renoncer. » Et de quoi s'agit-il au milieu de tout cela ? De savoir si le gladiateur Castor est plus habile que Dolichus, ou s'il vaut mieux prendre la voie Numicia, pour aller à Brindes, que la voie Appienne.

Celui que les femmes et le jeu ruinent à l'envi, que sa vanité condamne à un luxe que lui interdit sa fortune, celui que dévore une soif d'argent que rien ne saurait éteindre, et qui ne craint et ne fuit rien tant que la pauvreté, ne sera bientôt qu'un objet de haine et de dégoût pour son riche protecteur, plus vicieux souvent que le protégé ; ou, s'il ne le hait pas, il le maîtrise : c'est une bonne et sage mère qui veut que sa fille soit plus vertueuse qu'elle. Mais, au fond, il a presque raison : « Je suis riche, dit-il ; à moi permis de faire des folies: mais toi, mon ami, ta fortune est bornée ; ta mise doit sagement l'indiquer. Crois-moi, ne tente pas une lutte inégale. » Le malin Eutrapèle voulait-il jouer un tour à quelqu'un, il lui envoyait de riches habits ; et voici comme il raisonnait à cet égard : « Avec ces beaux habits, mon homme va se croire le favori de la fortune, former de grands projets, concevoir de belles espérances ; il dormira la grasse matinée, négligera ses devoirs pour le plaisir, se ruinera par les emprunts, et nous finirons par le voir gladiateur, ou réduit, pour subsister, à conduire au marché l'âne d'un jardinier. »

Gardez-vous bien de sonder jamais les secrets d'un ami ; et, s'il vous les a confiés, que ni le vin ni la violence des tourments ne vous en arrachent jamais la révélation. Ne vantez point vos goûts, ne blâmez pas ceux des autres ; et, si votre ami parle d'aller à la chasse, ne songez pas à faire des vers. Voilà ce qui refroidit singulièrement l'amitié des deux jumeaux Zéthus et Amphion ; il fallut que la lyre se tût, et que le docile Amphion fît ce sacrifice à l'humeur un peu sauvage de son frère. Faites comme lui: cédez de bonne grâce aux désirs d'un ami; et, quand il voudra mettre en campagne ses chiens, ses toiles, ses chevaux, levez-vous, fermez gaiement vos tablettes, et allez chercher de l'appétit pour un souper que vous aurez bien gagné. La chasse, d'ailleurs, est un exercice de tout temps en honneur chez les Romains : on y acquiert de la renommée, on y fait preuve de force et de santé, lorsqu'on est en état de le disputer, comme vous, de vitesse avec le lévrier, et de vigueur avec le sanglier. Manie-t-on les armes avec plus de grâce et d'adresse que vous ? et vos exercices au Champ-de-Mars, quelles flatteuses acclamations les accompagnent ! A peine sorti de l'enfance, vous avez bravé les périls de la guerre en marchant contre les Cantabres, sous les enseignes du héros qui vient d'arracher nos étendards des temples du Parthe, et dont les armes victorieuses achèvent en ce moment la conquête du monde.

Pour vous ôter enfin jusqu'au moindre prétexte de refus, on n'ignore pas que, malgré la mesure parfaite qui règle toutes vos actions, vous vous livrez quelquefois à de petits jeux, quand vous êtes à la campagne. Une armée navale composée de jeunes gens se partage en deux flottes ; vous commandez l'une, votre frère est à la tète de l'autre : c'est la bataille d'Actium ; votre lac Lucrin devient l'Adriatique, et l'on se bat jusqu'à ce que la victoire se soit déclarée pour l'un ou l'autre parti.

Celui qui vous verra applaudir à ses goûts applaudira aux vôtres des deux mains à la fois.

Encore quelques conseils (si toutefois vous en avez besoin), et je finis. Pesez longtemps ce que vous allez dire d'un autre, et sachez à qui vous le dites. Fuyez le curieux, car il est naturellement bavard: des oreilles toujours ouvertes retiennent difficilement ce qu'on leur a confié, et le mot une fois lâché n'a plus d’ailes pour revenir. Point d'intrigue amoureuse, surtout avec l’esclave favorite ; car, de deux choses l'une: ou le maître croira, en vous en faisant le mince cadeau, vous rendre le plus heureux des hommes, ou son refus vous mettra au désespoir. Regardez-y plus d'une fois avant de hasarder une recommandation, et ne vous exposez pas à rougir des fautes d'un autre. Trompés nous-mêmes, nous nous intéressons souvent pour qui ne le mérite pas. Retirez donc votre appui à celui qui l'aura surpris, pour le conserver à celui dont vous connaissez la probité, et que la calomnie poursuit. Prenez-y garde: la dent jalouse qui l'attaque, pourra bien ne pas vous épargner. Quand le feu est à la maison voisine, vous pouvez craindre pour la vôtre, et l’incendie fait des progrès à la faveur de votre négligence. Il y a dans l'amitié des grands quelque chose de séduisant pour qui n'en a pas l'expérience ; celui qui les connaît les redoute. Faites donc en sorte, tandis que vous voguez à pleines voiles, que le vent ne change point et ne vous reporte pas en arrière.

Point de sympathie entre le rêveur mélancolique et l'ami de la joie, entre l'homme actif, laborieux, et les caractères lents et tranquilles. Refusez la coupe de ce buveur qui fait intrépidement couler le falerne jusqu'à minuit, et vous verrez comme il recevra vos excuses, quand vous lui alléguerez les vapeurs du vin pendant la nuit. N'apportez nulle part un front assombri: votre modestie ne serait bientôt qu'une réserve étudiée, et votre taciturnité une censure sévère de ce que disent les autres. Puisez dans de bonnes lectures, dans le commerce habituel des hommes instruits, les moyens de soustraire des jours paisibles aux tourments de la cupidité, au supplice de la crainte ou aux illusions des vaines espérances. Recherchez si la vertu est un fruit de l'étude ou un don purement gratuit de la nature ; si ce sont les honneurs ou les richesses qui garantissent la tranquillité, ou si on ne la trouve pas plutôt dans les sentiers secrets d'une vie obscure et retirée.

Pour moi, cher Lollius, quand j'ai une fois regagné mon petit ruisseau de la Digence, dont l'onde abreuve le hameau de Mandèle, où le froid est toujours si vif, savez-vous bien ce que je demande aux dieux ? de conserver le peu que je possède, et moins encore ; de vivre pour moi ce que leur indulgence me réserve de jours ; de ne jamais manquer de livres, et d'avoir toujours devant moi une année de mon petit revenu, pour n'en pas être à vivre au jour la journée. Voilà tout ce qu'il faut demander à Jupiter, qui donne et retire à son gré. Qu'il m'accorde la vie et les biens nécessaires : j'attends de moi seul l'égalité d'âme.