Épitres (Horace, Panckoucke)/I/19

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Épitres
Traduction par Collectif dont C.-L.-F. Panckoucke.
Texte établi par Charles-Louis-Fleury PanckouckeC.L.F. Panckoucke (2p. 297-301).

ÉPITRE XIX. A MÉCÈNE.

S’il faut en croire le vieux Cratinus, savant Mécène, les vers que composent les buveurs d'eau ne peuvent plaire ni vivre longtemps. Depuis que Bacchus a enrôlé parmi les Faunes et les Satyres les poètes au cerveau délirant, les douces Muses ont commencé à sentir le vin dès le matin. Les louanges qu'Homère donne au vin l'accusent de l'avoir aimé, et notre bon Ennius lui-même, ce n'était qu'après boire qu'il s'élevait à chanter les combats. « Les gosiers secs, je les renvoie au Forum et au puits de Libon; les gens austères, je leur interdis de chanter. »

Depuis cet arrêt de Cratinus, les poètes n'ont pas cessé, la nuit, de s'enivrer à qui mieux mieux; le jour, de puer le vin. Eh quoi ! parce que le premier venu, pour singer Caton, prendra un air farouche, ira pieds nus, portera une toge écourtée, nous rendra t-il pour cela la vertu et les mœurs de Caton ? La parole rivale de Timagène écrasa Iarbitas, tandis que celui-ci faisait le bel esprit et s'évertuait à se faire une réputation d'éloquence. On s'égare avec un modèle dont les défauts sont faciles à imiter. Si je venais à pâlir, ils boiraient du cumin, pour être plus pâles encore.

Ô imitateurs, troupeau d'esclaves, combien de fois vos efforts ont remué ma bile ! combien de fois ils ont provoqué ma gaieté ! N'écoutant que moi-même, le premier j'ai porté mes pas dans une carrière inconnue ; mon pied n'a point foulé la trace d'un devancier. Celui-là conduit l'essaim, qui a le courage d'être son propre guide. Avant tout autre j'ai fait connaître au Latium les iambes du chantre de Paros, imitant la mesure et la verve d'Archiloque, non ses idées et ses expressions funestes à Lycambe.

Et n'allez pas orner mon front d'une moindre couronne, parce que je n'ai pas osé changer le mètre et la facture de ses vers : les chants de la mâle Sapho, et avec eux les chants d'Alcée, tempèrent l'âpreté d'Archiloque ; mais, bien différent quant au sujet et dans son allure, Alcée, dans mes chants, ne cherche point un beau-père pour le noircir de ses outrages, et ses vers diffamatoires n'attachent point la corde au cou de sa fiancée. Ces accents, qu'aucune bouche n'avait encore fait entendre, le premier je les ai révélés au Latium. Je suis heureux de voir mon livre, qui n'en rappelle aucun autre, fixer les regards des classes libres, et s'arrêter dans leurs mains.

Maintenant, veux-tu savoir pourquoi le lecteur ingrat, qui chez lui aime et exalte mes ouvrages, une fois dehors, devient injuste et les décrie ? C'est que je ne sais pas quémander les suffrages d'une multitude capricieuse, en lui prodiguant des festins, en lui distribuant des vêtements usés; c'est que, partisan et vengeur des grands écrivains, je ne cherche point le succès auprès des grammairiens et de leurs écoles. De là leur désespoir. Si je dis « Je rougirais de lire, devant un public nombreux, mes vers qui n'en sont pas dignes, ce serait donner de l'importance à des bagatelles. — Pur badinage ! me répond-on; tu les réserves pour l'oreille de Jupiter. Tu te flattes, en effet, dans ton admiration pour toi-même, de distiller seul le miel de la poésie. » Alors, je crains de me laisser trop aller à la raillerie, et, de peur de me faire arracher les yeux par mon adversaire : « Je ne saurais demeurer ici, » m'écrié-je, et je demande trêve à la plaisanterie. De la plaisanterie, en effet, naissent les disputes animées et la colère; et de la colère, les farouches inimitiés et les guerres homicides.