Épitres rustiques/19

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Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 379-382).

XIX

LA RENTE

à un homme du jour.

Non, garde ta science et ton agiotage !
Devant ce doux vallon, mon paisible héritage,
Ne me demande pas quel en est le produit,
Si les prés, ou les bois, où ton souci me suit,
Si la vigne au soleil, sur la côte pierreuse,
De bénéfices nets sont une source heureuse,
Et si l’on ne pourrait — tranchons le mot brutal —
Tirer de mon domaine un meilleur capital.
Oui, je l’avoue, ami, de l’or qu’il représente
On ferait sans effort une plus lourde rente ;

Et tel que je connais pour un homme entendu,
Héritier du domaine, eût bien vite vendu :
Vite, il eût de ce sol, dont il voit les cultures
De la grêle et du vent courir les aventures,
Vite, il eût de ces bois au labyrinthe vert,
Qui ne produisent rien que fagots pour l’hiver,
Vite, il eût de ces fleurs dont on ne saurait vivre,
Fait un chiffre quelconque inscrit sur le Grand-Livre,
Ou chez l’agioteur, avec son bulletin,
Un placement très-gros, s’il n’est pas très-certain.
Pensons-y toutefois, et, moins prompt en affaire,
Permets, un jour encor, permets que je diffère.

L’or a bien des attraits, tu le dis, j’en conviens ;
Mais la terre où l’on vit n’a-t-elle pas les siens ?
Eh quoi ! ce frais vallon, cette riante plaine,
Ces jardins, où le soir embaume son haleine,
Ces coteaux que la vigne orne de cent festons,
Ces prés aimés du pâtre et blanchis de moutons,
Ces taillis où, l’été, sous le frêne et le tremble,
Pour boire la fraîcheur, en famille, on s’assemble,
Ne valent-ils donc pas, devant le cœur humain,
L’or que le vieux Shylock fait sonner dans sa main ?
Quoi ! ce calme horizon dont la paix vous entoure,

Ce docile terrain que soi-même on laboure,
Ce morceau de pain bis qu’on n’a pas acheté,
Et ce loisir heureux, et cette liberté
De venir et d’aller, de rentrer à son heure ;
Cette placidité d’une chère demeure
Dont jamais l’importun, à Paris familier,
Ne trouble de son pas le tranquille escalier ;
Et ces longs entretiens au coin de la terrasse,
Avec son doux Virgile, avec son cher Horace,
Auraient-ils à ton sens moins de prix, moins de poids
Qu’un or qui vous parvient sali par tant de doigts ? —
N’est-ce rien, n’est-ce rien, lorsque dans son domaine,
Le matin ou le soir, pensif, on se promène,
Que de faire lever du sol, à chaque pas,
Quelque cher souvenir qui nous parle tout bas ?…
Cet orme était celui sous qui, l’heure venue,
Ma mère chaque jour, à sa place connue,
S’asseyait ; et c’est là que, dans la paix du soir,
Longtemps elle priait, sans cesser de nous voir.
Ce généreux pommier, qui sait combien je l’aime,
Est sorti d’un pépin semé par elle-même.
Vois-tu ce frêne antique aux noirs et rudes nœuds ?
Un autel fut dressé dans son flanc caverneux.
Et mes sœurs, quand vient mai, qui refleurit nos landes,

À la Madone agreste y tressaient des guirlandes.
C’est là, près du torrent, au murmure des bois,
Qu’enfant je lus René pour la première fois.
C’était un soir d’automne, et sur les plaines sombres
La nue à chaque instant courait en larges ombres,
Et, secouée au vent, la feuille des rameaux
En tombant sur la page y dérobait les mots !…
N’est-ce pas ici même, enfin, — pourquoi le taire ?
Que tous deux, réunis au sentier solitaire,
Elle et moi, nous allions, quand la fleur du chemin
Lentement s’effeuillait de sa main dans ma main ;
Et que le vent léger, qui la nuit s’y balance,
Exhalait des soupirs moins doux que son silence ?…
Non, non, si tout cela cesse un jour d’être cher ;
Sans un noir déplaisir, sans un regret amer,
Si l’on vend un matin son paradis intime,
Et si le lingot d’or a seul droit à l’estime,
N’en parions plus. C’est bien. Je ne suis, j’y consens,
Qu’un rêveur qui du monde ignore encor le sens,
Et je reste à jamais indigne, quand il passe,
De regarder Giton ou Turcaret en face !…

Adieu ! — Songe après tout, grand homme du report,
Que le temps où l’on cause est un capital mort !