Épitres rustiques/20

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Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 383-389).

XX

À MONSIEUR CLAUDE

Fortuna non mutat genus.

Que dit-on ? qu’à Paris, ce but longtemps rêvé,
Tu vas te prélassant au plus haut du pavé ?
Que l’aveugle fortune, en ses jeux si fantasque,
Sur ta face rustique a mis un brillant masque ;
Et qu’à vouloir juger d’après tes seuls dehors,
Nul ne soupçonnerait le berceau d’où tu sors ?
Jean, qui vient de Paris, et qui, pour une affaire,
Prudent, n’y demeura que le temps nécessaire,
De ton luxe orgueilleux s’est trouvé le témoin.
Il osa même un jour te suivre… mais de loin.
Rentré dans le village, aux béantes oreilles,

Il conte maintenant ta gloire et tes merveilles :
« Rien n’égale, dit-il aux badauds du pays,
Le faste qu’il a vu de ses yeux ébahis.
Claude était dans un char incrusté de dorures ;
Trois laquais suivaient Claude, ornés de chamarrures ;
Claude, pur de tout hâle, avait ce teint vermeil
Qu’ont les gens bien nourris et dormant leur sommeil ;
Il portait à son doigt, ce grand homme de Claude,
Un éclair, soit rubis, soit brillante émeraude !
Tandis que ses chevaux longeaient les boulevards,
Claude enfin promenait aux vitres des bazars
Un coup d’œil nonchalant et fier, qui semblait dire :
« Je n’ai qu’à désirer, je suis dans mon empire.
« Saluez-moi, je règne et me nomme l’Argent ! »
Au village ameuté, voilà ce que dit Jean ;
Et chacun se souvient du temps où ton jeune âge
Jouait dans le pays un autre personnage,
Quand, nu-pieds, tu pillais les vignes du canton,
Et revenais, souvent, bleu de coups de bâton.

C’est bien ; des jeux du sort montré comme un exemple,
Sois le fier parvenu que la ville contemple,
Possède une maison et des chevaux de prix,
À quoi te sert pourtant ce superbe Paris ?

La main qui t’a couvert d’insolentes richesses
A-t-elle sur ton âme étendu ses largesses ?
En tapissant tes murs, a-t-elle également
Décoré ton cerveau de quelque ameublement ?
N’es-tu plus cet esprit aride et sans culture
Qu’ébaucha, sans y voir, la grossière nature,
Et qui, même à prix d’or, ne saurait prendre part
Aux illustres festins que nous apprête l’art ?

Si, devant les trésors qu’à son peuple il découvre,
Tu marches, pas à pas, sous les arceaux du Louvre,
Tu dénombres en vain, dans leurs cadres divers,
Les chefs-d’œuvre du temple admirés de travers.
Devant les Titien, devant les Véronèse,
Ton informe génie est-il bien à son aise ?
Saurais-tu dire en quoi, plus suave et plus grand,
Raphaël Sanzio diffère de Rembrandt ?
En quoi du Pérugin la ligne froide et chaste
Censure de Rubens la débauche et le faste ?
Non ; tu passes, distrait, inerte, et sans savoir
Que l’homme a besoin d’art pour tout, même pour voir !

Ce n’est pas tout de voir, compère, il faut entendre.
Entre dans ce théâtre et tâche de comprendre.

Rachel, ce soir, débite aux esprits enchantés
Les grands vers immortels que Phèdre a sanglotés.
Que dis-tu de cet art qui vous prend aux entrailles ?
Dieu me damne ! je crois, mon ami, que tu bâilles.
La grande Melpomène est pour toi sans appas.
« C’est sublime ! » dit-on ; fort bien. Tu ne vois pas
Ce qui des auditeurs peut séduire l’élite.
Tu demeures pour Phèdre aussi froid qu’Hippolyte,
Et tu goûterais mieux, sur deux ais de sapin,
Quelques bons coups de pied reçus par un Scapin.
On chante à Ventadour : vas-tu prendre une stalle ?
Tu la prends, car il sied en ce lieu qu’on s’étale ;
La mode ainsi le veut et tu suis le troupeau.
C’est Rossini qu’on donne ; est-il rien de plus beau ?
Le ténor, débarqué l’autre soir de Russie,
Dit sans effort sa note à souhait réussie ;
Desdémone a le chant de l’oiseau, la diva
Étincelle et jamais si haut ne s’éleva !
Qu’en dis-tu ? C’est divin. Cependant sois sincère :
Tu sais une musique aussi bonne et moins chère,
C’est celle qui jadis, aux danses du hameau,
Enflait pour tes pareils l’outre d’un chalumeau.

Poursuivons. Dans la sphère où ton orgueil te porte,

Des intimes salons franchiras-tu la porte ?
Là, seul dieu de Paris, règne ce dieu léger
Qui de forme et d’allure est habile à changer :
L’esprit, ce combattant à qui nul ne résiste,
Cet errant pèlerin, ce docteur, cet artiste,
Qui touche, en se jouant, soit aux fleurs du chemin,
Soit aux aspérités de tout savoir humain.
Il rapproche les temps, il réunit les âmes ;
Les vieillards sont par lui rajeunis, et les femmes
Aux plus graves discours mêlent ce rire clair
Qui de la raison même est le chant ou l’éclair !
Tous parlent ; parle aussi ; précieuse ou menue,
Présente une monnaie à payer ta venue !
Mais non ; tu n’entres pas. Quoi qu’on en dise, l’or
Pour franchir tous les seuils ne suffit point encor ;
Et tel noble indigent passera, haut la tête,
La limite enviée où tel riche s’arrête !

En vain tu lutteras et tu te roidiras ;
Honteux de ton berceau comme les fils ingrats,
Tu voudras — écolier mis trop tard à l’étude —
Tout transformer en toi : langue, esprit, attitude.
Tes efforts, brave Claude, y seront superflus !
Horace — un des auteurs que tu n’as jamais lus —

Dit : « Chassez la nature et refermez la porte,
Par une brèche au mur elle rentre plus forte…
— La fortune au-dessus de l’âme qui s’en sert,
Dit encor quelque part ce même auteur disert,
Est un soulier trop large, et celui qui le chausse
Fait rire les passants de sa démarche fausse. »

Ainsi, dans ce Paris tu vis au jour le jour,
Opprimé sous ton or, stérile, et tour à tour
Voulant et n’osant pas regagner ton village.
Oh ! que tu ferais bien, dans un jour de courage,
D’y rentrer et d’oser, par quelque large don,
De tes anciens mépris acheter le pardon !
À ces obscurs foyers, nids de l’humble misère,
Généreux revenant, quel bien tu pourrais faire !
Que ce destin serait facile et beau pour toi,
Parti comme un fuyard, d’y rentrer comme un roi ;
De semer les ducats où manquent les oboles ;
D’apprêter un asile aux vieillards, — des écoles
À cent jeunes rôdeurs, fléau de leurs voisins,
Qui, pieds nus, vont voler, comme toi, les raisins ;
D’être enfin, par un or sur qui l’œil de Dieu brille,
À tout ce triste peuple un père de famille !

Conviens-en, mon ami, cela serait meilleur
Que de vivre au milieu de ton Paris railleur,
Seul, perdu dans le flot du torrent qui circule,
Étalant au hasard ta pourpre ridicule,
Et non moins déplacé dans ce monde des arts
Que, par un jour de fête, un âne au Champ de Mars !