Épitres rustiques/21

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 390-393).

XXI

LES DOUZE VERTUS[1]

au frère Irénée.

Jeune homme aux yeux baissés, qui, ton livre à la main,
Grave et silencieux, passes dans le chemin ;
Toi qui, portant au front la candeur d’un lévite,
Fuis le plaisir qui chante et l’amour qui t’invite ;
Puisqu’un même sentier, suivi discrètement,
Nous réunit ce soir, — viens, causons un moment !

Au retour de la ville, où de longs jours d’étude

T’ont fait cet air pensif, cette froide attitude,
Tu rentres au village, et ton projet, dit-on,
Est d’ouvrir une école aux fils de ce canton.
Pour ton pieux dessein que Dieu te récompense,
Jeune homme ! un pareil but est plus haut qu’on ne pense.
Réponds-moi cependant : avant qu’il soit franchi,
Sur le seuil redoutable as-tu bien réfléchi ?
Sinon, diffère encore, et, sévère à toi-même,
Fais en face du ciel ton examen suprême.

Auras-tu, pour un art si modeste et si haut,
Toute l’âpre science et tous les dons qu’il faut ?…
Toi, rebelle aux amours et chaste comme un prêtre,
Sens-tu pour les enfants, rien qu’à les voir paraître,
Les tendresses d’un père en ton cœur s’émouvoir ?…
As-tu, pour le répandre, un abondant savoir ?
Et dans chaque terrain, soit ingrat, soit fertile,
Sauras-tu le semer comme un semeur habile ?…
Adroit comme une femme et froid comme un docteur,
Connais-tu des leçons la juste pesanteur ?
Pendant que tu nourris la jeune intelligence,
Sais-tu ce que le cœur lui-même a d’exigence,
Et combien délicate est, à son tendre éveil,
La plus belle des fleurs qui croissent au soleil ?

As-tu cet œil perçant qui voit et lit dans l’ombre,
Et qui déchiffre un être en ses replis sans nombre ?
Discernes-tu l’enfant inerte du rétif ?…
Es-tu sévère et doux ? — patient ? — attentif ?
Es-tu juste ? es-tu droit comme doit l’être un juge ?
Au coupable, qui va du prétexte au refuge,
Sauras-tu, sans faiblir, prescrire un châtiment,
Quand tu voudrais peut-être, ému secrètement,
Et sauvant à regret la forme extérieure,
Serrer entre tes bras ce bel enfant qui pleure ?…
Aimes-tu ton pays d’un généreux amour ?
As-tu l’ambition de lui donner un jour
De nouveaux serviteurs, qui, braves dès l’enfance,
Voudront sous le drapeau mourir pour sa défense ?…
Quoi de plus ? habillé, nourri de charité,
Ne souffriras-tu pas de tant d’austérité,
Et, de ton pauvre seuil, verras-tu sans envie
Ceux qui vont moissonnant les roses de la vie ?

Si toutes ces vertus, jeune homme, sont en toi,
Avec celle qui fait les prodiges — la foi !
Va, ne balance plus : au village où nous sommes,
Façonne des esprits et des cœurs, fais des hommes !
Et ne compte jamais sur le prix mérité.

Car telle est, mon ami, notre humaine équité :
La gloire est ainsi faite, une palme immortelle
Ombrage Phidias, décore Praxitèle ;
On vante leur ouvrage, on méprise le tien.
Tailler du marbre est tout ; faire des hommes, rien !

  1. Les frères de la Doctrine chrétienne font usage d’un petit manuel intitulé les Douze Vertus d’un bon maître.