Érasme (Nisard)/02
DEUXIÈME PARTIE.
Ces deux noms, que nous rapprochons aujourd’hui pour les opposer l’un à l’autre, ont long-temps signifié la même chose dans l’opinion des peuples contemporains d’Érasme et de Luther. Par une confusion soit volontaire et artificieuse, soit involontaire, les moines et les théologiens embrassaient dans la même haine les lettres sacrées et les lettres profanes, la philologie et la discussion libre des matières religieuses, l’antiquité et l’Évangile, les lettrés et les docteurs : renaissance littéraire ou tendance vers la liberté d’examen, commentaires sur Cicéron ou gloses sur saint Jérôme, étude de l’hébreu ou étude du grec, explication des apôtres ou interprétation des poètes, tout leur était également suspect. Le mouvement religieux les troublait dans leur inviolabilité monacale et dans leur opulente ignorance de la religion même qu’ils exploitaient ; le mouvement littéraire les forçait à sortir de leur paresse, à prendre part aux nouvelles lumières, à renouveler laborieusement, par la supériorité de l’esprit et de l’instruction, le pouvoir, de plus en plus menacé, qu’ils tenaient de l’aveugle consentement des peuples. Attaqués dans leur double privilége, surveillés tout à la fois dans leur religion de patenôtres et dans leur ignorance d’état, partout où se montrait un livre inspiré par les nouvelles idées, ils l’exorcisaient ou le faisaient brûler. C’est ainsi qu’un des pères de la philologie moderne, dans l’Europe occidentale, Jean Reuchlin, après un long professorat, duquel étaient sortis plusieurs générations de philologues, avait eu à défendre la tranquillité de ses derniers jours contre les haines des théologiens de Cologne. Reuchlin, Érasme et Luther étaient confondus dans une inimitié commune ; ces trois noms, entourés d’injures, fournissaient la matière de tous les sermons ; c’était le même démon sous trois formes.
Mais les moines en voulaient surtout à Érasme et à Luther, et au premier plus qu’au second, apparemment parce qu’il était à la fois lettré et docteur. Les universités, foyers de toutes ces haines, où se perpétuait l’ignorance bavarde et intolérante de la scolastique, poursuivaient ces deux hommes de leurs bulles et de leurs cris. Les ordres de tous les noms, franciscains, dominicains, prêcheurs, mendians, bi-canoniques, lâchaient contre eux tous leurs prédicateurs. Les chaires retentissaient de bouffonneries haineuses, auxquelles le peuple applaudissait, et chaque sermon se terminait par une lacération publique d’un de leurs livres, à défaut de l’auteur. La Belgique surtout, ce pays de passage où une seule chose a pu prendre racine, la superstition, la Belgique toute entière était soulevée par les harangueurs de Louvain, de Tournai, de Bruges, d’Anvers. C’était tantôt un dominicain, tantôt un frère mineur, affligé d’une lippitude précoce, par suite d’excès de vin, lequel déclamait pendant plusieurs heures contre les deux ennemis de l’église, Érasme et Luther, les appelant tour à tour bêtes, ânes, grues, souches, hérétiques[1] ; hérétiques surtout : ce mot comprenait tout le reste. Il y avait hérésie à n’être pas de l’avis de Scot, hérésie à contredire saint Thomas, hérésie à nier l’excellence de la scolastique, hérésie à écrire dans une latinité littéraire, le bon latin étant nécessairement hérétique. C’est du moins ce que répondit un jour à un magistrat qui était venu lui soumettre d’humbles doutes, un de ces prêcheurs fanatiques, évêque bouffon, comme l’appelle Érasme : « Où est donc l’hérésie dans les livres d’Érasme ? » demandait le magistrat. — « Je ne les ai pas lus, dit le prélat ; j’ai seulement jeté les yeux sur ses paraphrases, mais la latinité en était trop haute pour ne m’être pas suspecte. Qui peut dire qu’il n’y ait pas quelque hérésie cachée sous un latin que je n’entends point[2] ? »
Ces moines et ces théologiens, tout sales, ignorans, avinés, obèses, déclamateurs, qu’Érasme nous les représente, ne manquaient pourtant pas de cet instinct de défense qui consiste à prêter les mêmes projets à des ennemis diversement intentionnés, soit pour aigrir les moins hostiles, et par suite les compromettre, soit pour amener les modérés et les violens à se voir de près, dans un rapprochement monstrueux, et à se séparer avec plus d’éclat. C’était dans l’un de ces desseins, peut-être dans tous les deux à la fois, que les habiles d’entre les moines et des théologastres confondaient dans le même anathème Érasme et Luther, encore qu’ils eussent parfaitement apprécié en quoi différaient ces deux hommes. Érasme était avant tout philologue, et incidemment réformateur doux et mitigé. Luther, tout au rebours, était, au principal, réformateur ardent, et n’avait de lettres qu’autant qu’il croyait convenable d’en avoir pour rattacher les lettrés à sa cause. Érasme s’adressait aux intelligences, Luther aux passions. Érasme ne voulait pas que la foule intervînt dans les débats religieux, mais que tout se passât entre les beaux esprits et la théologie : il voyait de grands dangers pour la foi dans cette intervention populaire ; et, pour la confession en particulier, il la jugeait gravement menacée, si on touchait à de telles matières en présence de la foule, « où il n’y a que trop de gens[3], remarque-t-il, à qui il déplaît de confesser leurs péchés. » Luther parlait à la foule, et, comme tous les hommes de révolution, il sentait qu’on ne vide les questions de réforme qu’avec les masses populaires, et qu’il fallait avant tout se pourvoir de bras pour la défense de ses idées. Érasme demandait qu’on se bornât à des échanges d’apologies entre les hommes compétens, à une petite guerre de sectes et de commentaires, à un champ-clos de gloses religieuses, sous la présidence honorifique des princes ; il regrettait que ces Germains, que Luther bouleversait par sa fougueuse éloquence, fussent sortis des bornes de « cette civilité où il les avait toujours retenus, » et qui aurait pu prévenir le désordre[4]. Luther, lui, demandait la guerre sur les champs de bataille ; il voulait qu’on repoussât les bulles papales à coups de canon, et tâchait d’arracher les princes à ces ridicules tournois de scolastique religieuse, qu’on appelait conciles, pour les entraîner dans la lutte matérielle. Le dieu d’Érasme était le dieu de paix ; celui de Luther était le dieu des armées. Érasme faisait déjà de la polémique constitutionnelle ; il disait : « Frappez sur les conseillers, mais ménagez les princes ; respectez le pape, n’attaquez que ses ministres. » — « Mon petit pape, disait Luther, mon petit papelin, vous êtes un ânon ; » pour les princes, il les traitait comme Jésus les vendeurs du temple. Les différences étaient profondes entre ces deux hommes. Ce fut donc une politique habile de les confondre, de les supposer amis et complices ; de dire qu’Érasme revoyait les écrits de Luther, et que Luther ne faisait rien sans avoir pris avis d’Érasme ; que, dans sa solitude de Bâle, des luthériens, espèce de courriers volontaires pour les affaires de la réforme, avaient de secrètes intrigues avec Érasme. Les rapprocher ainsi, malgré eux, malgré toutes leurs antipathies, c’était préparer le scandale de leurs brouilleries ; les placer sur le même rang, les accuser de jouer le même rôle, leur faire une seule part pour deux, c’était les exciter à s’en faire deux séparées dont une serait la première ; les menacer des mêmes dangers, c’était le moyen de faire lâcher pied au plus faible ou au moins courageux, et changer en une bruyante inimitié une amitié fondée sur une illusion. Cette pratique réussit. Unis un moment dans l’opinion générale, Érasme et Luther se séparèrent avec un éclat qui dut fortifier un moment le parti de l’unité catholique.
Tant qu’Érasme vécut, son nom fut aussi grand que celui de Luther. Si Luther était l’homme du peuple, Érasme était l’homme des classes éclairées. L’un avait plus de retentissement dans les rues, sur les grands chemins, devant le parvis des cathédrales ; l’autre dans le cabinet, dans ces savans festins du temps, où les convives suspendaient le repas pour lire une lettre d’Érasme. « Ton psaume m’a été remis, lui écrit Sadolet, comme j’étais à table, avec quelques personnages graves de mes amis. Je l’ai parcouru avidement ; mais on me l’a bientôt arraché des mains, tant chacun était impatient de le lire[5]. » Voilà le public d’Érasme. Certes, s’il faut peser les voix et non les compter, nul doute qu’Érasme n’ait eu de son vivant plus de gloire que Luther ; mais la postérité a fait descendre le premier et monter le second. Est-ce parce que l’œuvre de Luther a été fondée avec une épée et celle d’Érasme avec une plume ? est-ce parce que les choses écrites avec le sang et le glaive sont plus glorieuses que celles écrites avec l’encre et les plumes, même celles de Memphis, vantées par Érasme comme les meilleures ? Voilà de petites questions pour les partisans du fatalisme historique, qui grossissent et grandissent un homme de tout ce qui s’est fait après lui et par des causes qu’il n’aurait ni voulues ni prévues : mais je ne les trouve pas déjà si mauvaises pour l’heure où nous sommes. À cette heure-là, en effet, de qui pensez-vous qu’il soit demeuré le plus de choses, de Luther niant le libre arbitre, et remplaçant le dogme par le dogme, ou, plus crûment, la superstition par la superstition, ou d’Érasme revendiquant pour l’homme la liberté de la conscience, doutant du dogme sous toutes ses formes, et substituant le premier au catholicisme dogmatique le mot sublime de philosophie chrétienne ? Qu’est-ce qui a le plus de vie, aujourd’hui, de la philosophie chrétienne ou du luthérianisme ; du dogme, soit protestant, soit catholique, ou de la morale chrétienne ; des sectes ou de la liberté de conscience, de cette liberté que défendait Érasme contre les catholiques et les protestans, et que Luther arrachait au catholicisme usé d’abus pour la confisquer et l’enrégimenter au profit du protestantisme ?
Ce serait un sot propos que de vouloir rabaisser Luther ; c’est un nom sacré dans une bonne partie de l’Europe, c’est un grand nom partout. Mais, dans l’histoire, on fait la part trop belle aux hommes de passion et d’action, et on la fait trop petite aux hommes tempérés, moyens, qui ont vu les extrêmes, et s’en sont gardés par conviction et bonne conscience encore plus que par timidité, laissant faire aux hommes passionnés l’œuvre du jour, et se réservant, eux, pour l’œuvre de tous les temps, je veux dire le perfectionnement moral de l’humanité. Je vois beaucoup d’ardeur de sang, d’ambition, d’égoïsme, de mépris des hommes, dans la plupart de ceux qui jouent les grands rôles ; je vois, au contraire, beaucoup de sens, de désintéressement, de sympathie, et, je le répète, plus de motifs d’honnêteté que de peur dans la plupart de ceux qui se tiennent à l’écart, ou qui se résignent aux seconds rôles, parce qu’ils y peuvent rester vrais avec eux-mêmes et avec les autres. Que pouvait faire, au temps d’Érasme et de Luther, un homme droit, sincère, éclairé, sinon s’abstenir, ou bien ne parler que pour les lettres et la tolérance qui allaient être écrasées un moment dans la lutte des deux partis, mais qui devaient survivre aux vainqueurs comme aux vaincus ? Pourquoi le blâmeriez-vous de ne s’être point passionné et d’avoir gardé sa conscience dans l’emportement des partis ? Pourquoi lui demander, au nom de la philosophie de l’histoire, c’est-à-dire au nom d’une loi que vous imaginez trois siècles après l’évènement, qu’il comprît que le mal est gros du bien et qu’il faut que l’homme sage se mêle aux déchiremens des sectes, s’affuble de leurs passions, et se barbouille du sang qu’elles font répandre, s’il veut hâter la venue de la tolérance ? Cela nous est commode à nous de faire la synthèse du passé, et de dire : Le protestantisme devait enfanter la philosophie du xviiie siècle, et celle-ci les deux révolutions de 89 et de 1830 : donc les hommes supérieurs, les hommes de l’avenir devaient être protestans ! Oui, peut-être pour le drame de l’histoire ; non, pour sa moralité dernière. Au drame appartiennent les passions, la violence, les masses soulevées, les bulles déchirées en place publique, les héros moitié sérieux, moitié grotesques, les fous sublimes ; à la morale appartient le bon sens, la tolérance, l’homme sain et équitable qui ne fait pas un mal immédiat pour un bien ajourné à deux siècles, qui ne tire pas l’épée pour une paix problématique, qui ne brûle pas les villes pour que ses neveux les rebâtissent, qui n’a pas cette funeste prévoyance de nos égorgeurs de 93, lesquels se vouaient à l’exécration pendant dix siècles pour être réhabilités et divinisés au onzième. Les hommes de passion font les scènes de l’histoire ; les hommes de sens en font la morale. Or, qui dure le plus, des scènes de l’histoire ou de la morale ? Je veux bien que les hommes de passion soient ceux de l’avenir, mais accordez-moi que les hommes de sens sont ceux de la durée et de l’éternité.
Pour sortir de ces choses générales, long-temps avant que Luther n’éclatât, que dis-je ! pendant que Luther, commençant par où commencent la plupart des hommes passionnés, c’est-à-dire par adorer ce qu’il devait brûler plus tard, se signalait à l’université de Wittemberg par la fougue de son zèle pour le catholicisme d’Alexandre vi et de Jules ii, Érasme avait déjà touché à tous les points de croyance par où les protestans devaient se séparer de la mère-église. Vous savez en quels termes il parlait des moines. Dès le commencement du xvie siècle il donnait du monachisme cette ironique définition : « Le monachisme n’est pas la piété, mais un genre de vie utile ou inutile, selon le caractère ou le tempérament de chacun ; je ne vous conseille ni ne vous dissuade de l’embrasser[6]. » Il critiquait le culte rendu aux saints ; il se moquait des prières que faisaient les simples à saint Christophe, pour éviter un accident mortel ; à saint Roch, pour n’avoir pas la peste ; à sainte Appoline, pour être guéris du mal de dents ; à Job, contre la gale ; à saint Hiéron, pour retrouver ce qu’ils avaient perdu. S’il n’allait pas jusqu’à vouloir qu’on détruisît les statues et les tableaux, « qui sont les principaux ornemens de la civilisation, » il désirait qu’il n’y eût rien dans les églises qui ne fût digne du lieu. « Je ne désapprouve pas l’invocation des saints, dit-il quelque part[7], pourvu qu’elle ne soit pas mêlée de ces superstitions que je blâme, et non sans motif. J’appelle superstition, quand des chrétiens demandent tout aux saints, comme si le Christ était mort ; quand nous leur adressons nos prières, avec la pensée qu’ils sont plus exorables que Dieu ; quand nous demandons à chacun en particulier des graces toutes spéciales, comme si sainte Catherine pouvait nous donner ce que nous n’obtiendrions pas de sainte Barbe ; quand nous les invoquons non à titre d’intercesseurs, mais d’auteurs de tous les biens qui nous viennent de Dieu. » Il insinuait que la confession à Dieu seul suffisait, tout en ajoutant comme correctif : « Gardons la confession au prêtre, quoiqu’on ne puisse prouver par des raisons solides que ce soit une institution de Dieu. » Le choix des mets, des vêtemens, le jeûne, les prières pour pénitence, les solennités publiques des jours de fête, lui paraissaient du judaïsme. Il se choquait que, durant le mystère de la consécration, les chantres et le chœur entonnassent un hymne en l’honneur de la sainte Vierge, « comme s’il était séant, remarquait-il, d’invoquer la mère en présence même du fils ! » Il exaltait ces temps de la primitive église, où nulle voix ne se faisait entendre dans le temple à ce moment solennel, où le peuple, courbé vers la terre, silencieux, rendait du fond du cœur des actions de graces à Dieu ; où l’église n’avait qu’un prêtre pour célébrer le saint sacrifice, au lieu de cette foule d’ecclésiastiques que la religion d’abord, et plus tard le lucre, ont tant multipliés. Il mettait la chasteté conjugale au-dessus de celle des prêtres et des religieuses ; il se moquait des vieilles filles, et préférait le mariage à leur virginité. Il osait défendre le divorce. Il ne voulait pas que le peuple baisât les sandales des saints, ce qui est bien, quod bene fit, disait la Sorbonne[8], la Sorbonne, grande ennemie d’Érasme, long-temps avant que Luther eût compliqué ses affaires, et irrité tous ses frélons[9].
Quand Luther poussa son premier cri de guerre, déjà les écrits d’Érasme avaient gagné aux idées de la réforme tous les hommes éclairés, tous les prêtres honnêtes gens de l’Allemagne, de l’Angleterre et de la France. Restait la papauté, à laquelle Érasme n’avait pas voulu toucher, malgré le scandale récent des indulgences, soit qu’il prévît qu’une attaque au saint-siége changerait en schisme une polémique inoffensive, soit que les papes, en le louant démesurément de ce qu’il écrivait en faveur des principes de l’unité religieuse, eussent lié sa langue et sa plume sur les abus qu’on en faisait dans l’application. Quoi qu’il en soit, sauf quelques allusions sévères à la manie belliqueuse de Jules ii, Érasme avait toujours tenu la papauté en dehors de la discussion. L’œuvre des hommes de plume et de cabinet était accomplie. C’était aux hommes d’action et de main à engager la bataille et à faire intervenir les masses populaires dans un débat qu’Érasme avait voulu circonscrire aux hommes éclairés et compétens. Était-ce lâcheté, hypocrisie, jalousie de réformateur mitigé contre des réformateurs emportés et violens ; était-ce inconséquence, comme le lui reprochèrent amèrement les protestans ? Je ne veux pas faire d’Érasme un brave ; mais l’homme qui tenait tête à tous les moines de l’Allemagne et de la France, l’homme qui, après la bataille de Pavie, osait demander à Charles-Quint, empereur de trente ans, victorieux, flatté dans toutes les langues, la liberté de son prisonnier le roi de France ; cet homme-là n’était pas un lâche : il n’avait pas tous les courages, mais il avait le courage de ses convictions ; il risquait jusqu’où il croyait ; mais où il cessait de croire, il cessait d’être ce qu’on appelle courageux, comme le sont les hommes de passion, c’est-à-dire aveuglément, avec superfluité, par l’effet du sang plutôt que de la raison, et souvent à la suite, par la contagion de l’exemple. La plus belle espèce de courage, c’est celle qui est le plus appropriée à l’entreprise pour laquelle on la déploie, qui ne reste pas en-deçà, mais qui ne s’égare pas au-delà, où il n’entre que de la raison et point de cet emportement du corps qu’on excite chez les êtres vulgaires avec des liqueurs fortes, de la musique ou des harangues ; c’est ce courage-là que j’admire dans Érasme : ce qui ne veut point dire d’ailleurs qu’on ne le puisse trouver à un plus haut degré dans d’autres hommes qui voulaient aller plus loin que lui.
Naturellement, l’attention de la république chrétienne fut tout d’abord partagée entre Érasme et Luther. Les hommes ardens se précipitaient sur les pas de Luther ; les hommes modérés restaient autour d’Érasme, ne quittant pas le terrain du blâme prudent et des vœux pacifiques. Les plus sincères, dans les deux camps, désiraient que ces deux hommes s’entendîssent, afin de se modifier et de se compléter l’un par l’autre, Luther par un peu de la modération habile d’Érasme, Érasme par un peu de l’audace de Luther. Les alarmistes, effrayés tout d’abord de l’impétuosité de Luther, et assez bons juges, comme l’est quelquefois la peur, de la portée de ses attaques, assiégèrent Érasme de scrupules sur cette apparence de concert entre Luther et lui. Les moines, et tout ce qui vivait d’abus, exagérèrent ce concert, le supposant plus complet et plus durable qu’il ne pouvait être ; quelques-uns faisaient naître Luther d’Érasme, et représentaient le premier comme un instrument vulgaire soufflé par le second. Érasme sut résister à toutes ces instances si diverses. Il resta dans son vrai rôle, qui était d’approuver Luther attaquant les abus au nom de l’unité catholique, mais avec de sages réserves sur sa manière un peu tumultueuse et sur ses avances vers le peuple qu’Érasme voulait éloigner des débats. Ce rôle n’était pas sans difficulté au milieu de toutes ces persécutions, de toutes ces amitiés également exigeantes, qui n’y trouvaient point leur compte, et que fatiguait l’opiniâtre indépendance d’Érasme. J’appelle cela encore du courage, non du plus brillant sans doute, ni du plus populaire, et qui figure rarement dans les histoires, mais qui honore l’homme, et qui lui est sans doute compté devant Dieu au jour de l’appréciation finale des œuvres de chacun. Il y avait d’autant plus de mérite à un tel homme de se garder de tous ces tiraillemens, et de rester vrai avec lui-même, que, de l’aveu de tous les partis, Érasme pouvait faire pencher la balance du côté où il se rangerait, et emporter d’emblée la réforme s’il lui prêtait l’aide de sa plume si populaire et le crédit de son immense considération.
C’est ce que sentit Luther tout le premier. Avant même qu’il fût bien fixé sur la nature de son œuvre, et qu’il eût rompu avec le chef visible de l’unité catholique, il songea tout à la fois à s’aider et à s’honorer d’un si puissant auxiliaire, et il écrivit à Érasme la lettre qu’on va lire. Quoique le fond en soit sincère, on ne peut s’empêcher de croire que Luther cédait moins à un penchant qu’à une nécessité de position ; outre que cette affectation à réduire le rôle et la gloire d’Érasme à des services purement littéraires semble prouver que Luther ne le voulait voir qu’à sa suite, et au second rang, dans la question religieuse. Les embarras de cette lettre que j’ai cru devoir conserver, aux dépens même de l’élégance, ne tiennent pas seulement au défaut d’habitude littéraire du moine de Wittemberg, défaut dont il était plus vain que honteux, quoi qu’il semble dire ; ses arrière-pensées auraient rendu la clarté difficile même pour une meilleure rhétorique que la sienne. Voici cette lettre :
« Je m’entretiens sans cesse avec toi, Érasme, ô toi, notre honneur et notre espérance, et pourtant nous ne nous connaissons pas encore. Cela ne tient-il pas du prodige, ou plutôt ce n’est pas un prodige, mais un fait de tous les jours. Car quel est homme dont Érasme n’occupe pas l’ame tout entière, que n’instruise pas Érasme, sur qui ne règne pas Érasme ? Je parle ici de ceux qui ont le bon goût d’aimer les lettres. Du reste, je suis heureux qu’entre autres dons du Christ, il te faille compter l’honneur que tu as eu de déplaire à plusieurs. C’est par ce point que j’ai coutume de distinguer les dons d’un dieu clément de ceux d’un dieu irrité. Je te félicite donc de ce que, plaisant souverainement à tous les gens de bien, tu n’en déplais pas moins à ceux qui veulent être les souverains de tous, et plaire souverainement à tous[10]. Mais je suis bien mal appris, moi qui m’adresse à un homme tel que toi comme à un ami familier, inconnu à un inconnu, et de t’aborder les mains sales[11], sans préambule de respect ni d’honneur. Mais ta bonté pardonnera cette liberté, soit à mon affection, soit à mon peu d’habitude. Car après avoir passé ma vie au milieu des sophistes, je n’en ai pas appris assez pour pouvoir saluer par lettres un savant personnage. Autrement, de combien de lettres ne t’aurais-je pas fatigué depuis long-temps, plutôt que de souffrir que tu fusses seul à me parler tous les jours dans ma chambre !
« Maintenant que j’ai appris de l’excellent Fabricius Capiton que mon nom t’est connu depuis cette bagatelle des indulgences, et que j’ai pu voir, par ta nouvelle préface de l’Enchiridion, que non-seulement tu as lu, mais agréé mes bavardages, je suis forcé de reconnaître, même dans une lettre barbare, cet excellent esprit dont s’est enrichi le mien et celui de tous les autres. Je sais bien que tu tiendras pour peu de chose que je te témoigne dans une lettre mon affection et ma reconnaissance, assuré comme tu dois l’être que mon cœur brûle pour toi de ce double sentiment en secret et en présence de Dieu ; je sais aussi que je n’aurais pas besoin de tes lettres ni de ta conversation corporelle pour être certain de ton esprit et des services que tu rends aux belles lettres ; cependant mon honneur et ma conscience ne me permettent pas de ne pas te remercier en paroles, surtout après que mon nom a cessé de t’être inconnu. Je craindrais qu’on ne trouvât quelque malice et quelque arrière-pensée coupable dans mon silence. Ainsi donc, mon cher Érasme, homme aimable, si tu le juges bon, reconnais en moi un de tes frères en Jésus-Christ, plein de goût et d’amitié pour toi, du reste n’ayant guère mérité par son ignorance que d’être enseveli dans un coin, inconnu sous le ciel et le soleil qui appartiennent à tous ; destinée que j’ai toujours souhaitée, et non point médiocrement, comme un homme sachant trop bien à quoi se réduit son bagage. Et pourtant je ne sais par quelle fatalité les choses ont pris un train si opposé, que je me vois forcé, non-seulement à rougir de mes ignominies et de ma malheureuse ignorance, mais encore de me voir lancé et agité devant les doctes.
« Philippe Mélanchton va bien, si ce n’est que nous pouvons à peine obtenir de lui que sa fièvre pour les lettres ne ruine sa santé. Dans la chaleur de son âge, il voudrait à la fois tout faire et que tout se fît par tout le monde : lui sauvé, je ne sais quoi de plus grand nous pourrions espérer. André de Carlstadt te salue, il vénère le Christ en toi. Que notre seigneur Jésus te conserve pour l’éternité, excellent Érasme, ainsi soit-il. J’ai été verbeux ; mais tu penseras qu’il n’est pas nécessaire que tu lises toujours des lettres savantes, et qu’il faut te rapetisser avec les petits.
Wittemberg, 28 mars, an 1519.
Érasme était à Louvain aux prises avec tous les théologiens de cette ville, quand la lettre de Luther lui fut apportée. Il y répondit avec une parfaite sincérité. Il avoue à Luther qu’il a du goût pour ses écrits ; mais il se défend du reproche que lui font les théologiens d’y avoir pris part, ce qui est une manière indirecte et délicate de déclarer qu’il n’en approuve pas tous les points. Sous la forme de conseils généraux adressés à tous les partisans de la réforme, il parle de précautions à prendre, d’hommes et de choses à ménager, de tolérance, d’esprit de charité, toutes recommandations qui allaient particulièrement à Luther, lequel y avait déjà manqué en plus d’une circonstance. Du reste, la lettre d’Érasme est pleine de grace, de raison et d’esprit. J’en rendrai mal toutes les délicatesses. La latinité en est simple, naturelle ; ce n’est point un langage d’érudition ; Érasme pensait et sentait en latin.
« Très cher frère en Jésus-Christ, ta lettre m’a été extrêmement agréable, à cause de la finesse de pensée qui s’y montre et de l’esprit vraiment chrétien qui y respire. Je ne saurais trouver d’expression pour te dire quelles tragédies ont excitées ici tes écrits : on ne peut ôter de la tête des gens ce soupçon si faux que tes élucubrations ont été écrites avec mon aide, et que je suis, comme ils disent, le porte-étendard de cette[12] faction. Quelques-uns y voyaient une bonne occasion d’étouffer les belles-lettres, qu’ils haïssent à mort, comme devant faire ombrage à la majesté de la théologie, qu’ils estiment la plupart plus que le Christ ; ils pensaient aussi à m’étouffer, moi qu’ils regardent comme de quelque poids dans la résurrection des études. Tout s’est passé en clameurs, en folles témérités, en calomnies, en mensonges, tels que si je n’eusse été présent et patient tout à la fois, je n’aurais pu croire sur la foi de personne que les théologiens fussent gens si fous.
« J’avoue que le germe de cette nouvelle contagion, sorti de quelques-uns, a fait tant de progrès, qu’une grande partie de cette académie, qui n’est pas peu fréquentée, en est devenue furieuse en peu de temps. J’ai juré que tu m’étais inconnu et que je n’avais pas encore lu tes livres[13] ; que d’ailleurs je n’approuvais ni ne désapprouvais rien. Je leur ai seulement dit de s’abstenir de vociférer avec tant de haine devant le peuple, que c’était de leur intérêt, comme de gens dont le jugement devait avoir le plus de gravité ; qu’en outre ils voulussent bien réfléchir s’il convenait d’agiter devant un peuple tumultueux des matières qui seraient mieux réfutées dans des livres imprimés, ou mieux débattues entre érudits, là où l’auteur pouvait de la même bouche faire connaître ses opinions et sa vie. Je n’ai rien gagné par ces conseils, tant ils sont fous avec leurs discussions obliques et scandaleuses.
« Combien de fois eux et moi n’avons-nous pas traité de la paix, et combien de fois sur une ombre de soupçon téméraire n’ont-ils pas soulevé de nouveaux tumultes ? Et ce sont les auteurs de tant bruit qui se regardent comme des théologiens ! La cour de Brabant déteste cette espèce d’hommes ; c’est encore un crime qu’ils me font. Les évêques me sont assez favorables, mais ils ne se fient pas à mes livres. Les théologiens mettent toutes leurs espérances de victoire dans la calomnie ; mais je les méprise, fort de ma droiture et de ma conscience. On les a quelque peu adoucis pour toi. Peut-être, n’ayant pas la conscience très nette, redoutent-ils la plume des gens instruits ; pour moi, je les peindrais au naturel, et avec les couleurs qu’ils méritent, si je n’en étais détourné par les doctrines et les exemples du Christ. Les bêtes féroces s’adoucissent par de bons traitemens, mais les procédés ne font que rendre plus furieux ces théologiens.
« Tu as en Angleterre des amis qui ont la meilleure opinion de tes écrits ; ils y sont puissans. Plusieurs ici ont du penchant pour toi, entre autres un personnage de marque. Pour moi, je me tiens en dehors autant que faire se peut, afin de me garder tout entier au service des belles-lettres qui refleurissent. Il me paraît qu’on gagne plus par la modération et les formes que par la passion. C’est par là que le Christ a conquis l’univers ; c’est par là que saint Paul a abrogé la loi judaïque en tirant tout à l’allégorie. Il vaut bien mieux écrire contre ceux qui abusent de l’autorité des papes que contre les papes eux-mêmes ; ainsi pour les rois, à mon sens. Il faut moins mépriser les écoles que les ramener à des études plus saines. Quant aux choses trop profondément plantées dans les esprits pour qu’on puisse les en arracher soudainement, mieux vaut en disputer par des argumens serrés que rien affirmer absolument. Il est telle objection violente qu’on fait mieux de mépriser que de réfuter. Prenons garde en tous lieux de ne rien dire ni faire d’arrogant ou de factieux : je pense que cela est conforme à l’esprit du Christ. En attendant, il faut garder son ame, de peur qu’elle ne soit corrompue par la colère et la gloire, par cette dernière surtout qui vient nous tendre des embûches jusque dans nos études de piété. Ce n’est pas là une conduite que je te recommande ; je ne puis que t’engager à continuer comme tu as déjà fait.
« J’ai goûté tes commentaires sur les psaumes : ils me plaisent fort. J’espère qu’ils auront de beaux fruits. Il y a à Anvers le prieur du monastère, homme vraiment chrétien, qui t’aime passionnément, autrefois ton disciple, comme il s’en fait gloire. Il est presque le seul qui professe le Christ ; les autres ne professent à très peu près que des superstitions ou leurs intérêts. J’ai écrit à Mélanchton. Puisse notre seigneur te dispenser chaque jour plus largement son esprit, tant pour sa gloire que pour le bien public ! En t’écrivant cette lettre, je n’avais pas la tienne sous la main. Adieu.
Louvain, 30 mai 1519.
Dans une lettre écrite à la même date[14] et adressée à un ami, il revient sur ces nobles pensées de charité et de tolérance. « Vous avez trop de prudence, dit-il à Jodocus Jonas, pour qu’il soit besoin de vous apprendre qu’une image aimable de la vraie piété, rendue avec toute l’expression possible, est bien plus propre à faire entrer dans les ames la philosophie du Christ, que des harangues essoufflées contre toutes les formes et les genres de vices… Le zèle religieux doit avoir la parole libre, mais assaisonnée çà et là du miel de la charité. En tout cas, il faut ménager ceux qui possèdent l’autorité souveraine, et si la chose mérite qu’on s’irrite, mieux vaut s’irriter contre les hommes qui font servir à leurs passions la puissance des princes, que contre les princes eux-mêmes… On rend plus de services à montrer combien s’éloignent de la vraie religion ceux qui, sous l’enseigne de Benoît, de François, ou d’Augustin, vivent pour leur ventre, leur bouche, leur luxure, leur ambition, leur cupidité, qu’à déclamer contre l’institution même de la vie monastique. Et quant aux écoles publiques de scolastique, on emploie mieux son temps à indiquer ce qu’on pourrait en retrancher ou y ajouter, qu’à les condamner en bloc. Tel est l’esprit de l’homme ; on le mène plus par la douceur qu’on ne l’entraîne par la dureté. »
La lettre d’Érasme à Luther, et les avertissemens personnels qui s’y cachaient sous la forme de conseils indirects, ne pouvaient pas être du goût du moine de Wittemberg. Aussi la correspondance amicale n’alla pas plus loin. Luther comprit qu’il ne devait pas compter sur Érasme, Érasme qu’il ne pouvait que se perdre comme lettré et se mentir à lui-même comme docteur de l’église en venant faire du tumulte et de l’audace à la suite de Luther. Mélanchton fit de vains efforts pour les rapprocher : il leur écrivit des lettres touchantes et persuasives, où son doux génie tâchait d’atténuer la rudesse de Luther aux yeux d’Érasme et de justifier la prudence d’Érasme aux yeux de Luther. Il resta l’ami de tous deux sans en faire deux amis. Érasme et Luther ne s’écrivirent plus qu’une fois ; et ce fut pour s’insulter.
Le rôle d’Érasme pendant toutes ces premières luttes de la réforme était peut-être le plus difficile de tous. Sa modération, qui ne le quitta pas un moment, et qui resta toujours plus forte que son amour-propre, ne fut pas toujours exempte de contradictions et d’incertitudes. C’est le propre des hommes trop éclairés pour être passionnés d’avoir souvent des incertitudes, de douter même de ce qu’ils ont pu affirmer dans un autre temps, et, par là, de donner prise à des reproches de contradiction et quelquefois d’hypocrisie. C’est aussi le propre de la modération de faire la part de tout le monde, et, comme il arrive, de la faire si juste, que personne ne s’en trouve content : alors les reproches et les plaintes éclatent ; l’homme modéré y cède, augmente ou diminue les parts, au fur et à mesure des exigences ; mais en voulant contenter chacun, il risque de paraître tromper tout le monde. En outre, un grand savoir et une grande modération excluent une certaine décision ; on ne donne jamais tout-à-fait tort aux autres, ni à soi-même tout-à-fait raison ; on se modifie, on s’amende ; mais en suivant ainsi tous les tâtonnemens naturels et rationnels de l’esprit humain, et en laissant à Dieu cette décision absolue qu’usurpent d’ordinaire les hommes passionnés et médiocres, on paraît céder aux fluctuations de l’intérêt personnel. C’est ce qui dut arriver à Érasme, par l’effet même de ses plus belles qualités, auxquelles se mêlaient, il faut bien le dire, les défauts même de ces qualités et certaines velléités de passion auxquelles n’échappent pas même les hommes les plus modérés, quand ils se voient les premiers par l’intelligence et les seconds par l’action. Il leur prend alors de poignantes envies d’être les premiers par ces deux choses ; mais le matin du jour où il faut agir, le goût du repos, un livre, un doute les rend à leur modération naturelle, non sans avoir encouru le discrédit d’une velléité sans effet, et de paroles sincères qui sont devenues, faute de suite, de vaines bravades. Dans la même lettre, je vois Érasme montrer au commencement sa pointe d’ambition ; il la cache vers la fin.
Quand il eut donné, par sa lettre à Luther, de la publicité à ses relations avec cet homme, dès lors si regardé et si menaçant, les demandes d’explication l’assaillirent de toutes parts. Les moines triomphaient. La conspiration entre Érasme et Luther était un fait public. Toutes les chaires redoublaient d’invectives ; les deux noms étaient plus que jamais accolés alors que les deux hommes étaient plus que jamais ennemis. Seulement Érasme recevait plus d’injures que Luther, et la raison en est toute simple ; on le traitait en renégat. Cette préférence le flattait ; il le laisse voir dans ses lettres. Il se croyait le plus haï ; il n’était que le plus méprisé. Tout ce qu’il comptait d’amis sincères l’interrogeaient sur cette fameuse lettre : qu’avait-il dit à un homme qui se moquait du pape et parlait de faire brûler ses bulles ? Érasme répondait à tous et retournait le même sujet de mille façons, expliquant son rôle, se défendant d’avoir lu les livres de Luther, si ce n’est en courant, du coin de l’œil, trop légèrement pour y voir le poison ; du reste reproduisant sous toutes les formes les propres paroles de sa lettre à Luther, et n’y changeant rien au fond, mais dans la forme, les modifiant selon les gens. À ceux qui penchaient pour les idées de réforme, il parlait avec complaisance des qualités personnelles de Luther, et des bruits favorables qu’on lui avait rapportés de sa probité et de ses mœurs ; il chargeait les portraits de ses adversaires les moines, et ne dissimulait pas qu’il voyait plus de danger pour les lettres dans le triomphe des moines que dans celui de Luther. À ceux qui se montraient inquiets des atteintes portées à l’unité catholique, il prodiguait les professions de foi chrétienne, parlait de Luther avec défiance, et témoignait la crainte que ce ne fût une tyrannie substituée à une autre tyrannie, et que le désordre de la réforme ne fût aussi funeste aux lettres que l’oppression monacale. C’était de la contradiction eu égard à ses correspondans ; mais c’était de la sincérité au fond et dans l’intention d’Érasme. Il avait des doutes très sincères sur les effets de la victoire de chaque parti, et de quelque côté qu’il regardât, de tendres inquiétudes pour les lettres nouvellement ressuscitées ; seulement, selon les gens à qui il les confiait, chacun de ces doutes était présenté comme une croyance affirmative. Érasme était un modèle de cette civilité qu’il aurait tant voulu voir aux Germains ; il cherchait à glisser entre tous les amours-propres et toutes les passions avec son indépendance et sa tranquillité sauves ; il ne mentait jamais, mais il appropriait la vérité au caractère et à la situation de chacun, et sans jamais se travestir, il chargeait volontiers son personnage par le côté où il était le plus sûr d’être agréé.
Est-ce la faute de l’homme modéré et vrai ou des passions et de l’ignorance au milieu desquelles il vit, si sa modération a toutes les allures de l’incertitude et du manque de caractère, et s’il ne peut être vrai avec tout le monde qu’à la condition de s’exagérer un peu avec chacun ? Ce serait là une intéressante question de morale historique. Je n’ai pas besoin de dire pour quelle solution je pencherais. On a pu voir par mes précédentes réflexions que je ne donnerais pas tort à la modération, surtout quand cette modération est intelligente, libérale, tolérante, sans souillure d’argent reçu, sans arrière-pensée rétrograde, courageuse dans la mesure de ses certitudes, franche avec tous les ménagemens qui rendent la franchise utile, quand c’est le fruit le plus pur de la raison, cet écho terrestre de la pensée divine. Or, telle fut la modération d’Érasme, sauf quelques fautes de faiblesse, inévitables à tout ce qui est pétri de notre boue, et la plupart excusables par certaines conditions de l’époque où vivait ce grand homme.
Cependant Luther grandissait tous les jours d’audace et d’influence. Il prodiguait les libelles et les apologies ; il s’attaquait personnellement au pape ; il entraînait des princes dans sa querelle, il nécessitait l’ouverture de diètes et de conciles, où toute la force de l’église existante se mesurât contre l’hérésie de ce moine. Érasme était assailli plus que jamais des scrupules et des questions de ses amis. Les uns cherchaient à piquer sa vanité : « Pourquoi tardait-il à se faire le champion du catholicisme ? Lui seul pouvait mettre Luther et ses doctrines au néant ; lui seul était plus puissant que les bulles papales et les conciles. » Les autres lui opposaient ses professions de foi : « N’était-ce donc que mensonges et précautions oratoires ? Était-il chrétien de cœur ou de bouche, et s’il l’était de cœur, que ne le montrait-il donc en se levant contre Luther ? » Les moines vociféraient de plus belle : « Évidemment, il approuve ou souffle ce qu’il ne veut pas attaquer. » Du côté des partisans de la réforme, dont plusieurs étaient de ses amis, il avait d’autres luttes à soutenir. « Que ne prêtait-il à Luther l’autorité de ses écrits si populaires ? que ne réglait-il la fougue du moine de Wittemberg par ses manières conciliantes et sa polémique mesurée ? L’audace de l’un tempérée par la prudence de l’autre emporterait la question de la réforme. » Toutes ces influences se disputaient le pauvre Érasme. C’est l’habitude des partis de ne pas supporter l’hésitation et l’indépendance. Ils ne comprennent que ce qui est pour eux ou contre eux ; ils n’aiment pas voir au milieu un homme supérieur, qui, au moment de la bataille, peut la faire gagner là où il se porte, et se porter là où il est le moins attendu. Ils ne veulent rien laisser sur leurs derrières. Érasme s’épuisait à expliquer sa non-intervention. Il avait à tenir tête à une foule d’amis plus embarrassans que des ennemis ; outre un ennemi plus fort que tous les autres, l’ivresse bien naturelle de son importance, cette gloire dont il conseillait à Luther de se méfier, « et qui vient nous troubler, disait-il, jusque dans nos études de piété. » Il passa ainsi cinq années, de 1519 à 1524, au milieu de ces luttes intestines contre ses amis, contre ses ennemis, contre lui-même, tâchant de maintenir son indépendance et la vérité de sa nature contre toutes les tentations du dehors et du dedans, assistant lui-même comme témoin à la querelle où il n’avait pas voulu prendre de rôle, faisant tantôt des vœux pour Luther quand les moines reprenaient confiance, et relevaient en espérance le bûcher de Jean Hus ; tantôt pour la paix et l’unité chrétienne, quand les peuples entraînés par Luther se séparaient de l’église romaine, gage de cette paix et de cette unité ; s’agitant et se démenant pour la concorde, s’échauffant pour la modération, suant et s’essoufflant à prêcher la paix, mais toujours éloquent, vif, naturel, parce qu’il était vrai.
Toutes ses lettres, durant ces cinq années, contiennent l’histoire de tous les combats qu’il eut à soutenir. C’est la même situation présentée sous toutes ses faces, mais avec une vivacité, un mouvement, une sincérité qui font qu’on s’y intéresse comme à un drame. C’est en effet un drame d’un intérêt immense qu’une intelligence supérieure battue par les flots de toutes les opinions extrêmes, cherchant à conserver son équilibre dans l’agitation universelle, et résistant à un premier rôle, parce qu’elle ne peut le prendre sans aller au-delà de ses croyances !
« J’ai toujours évité, dit-il dans une de ces lettres[15], d’être l’auteur d’aucun tumulte, ou le prédicateur d’aucun dogme nouveau. J’ai été prié par bien des hommes puissans de me joindre à Luther ; je leur ai dit que je serais avec Luther, tant que Luther resterait dans l’unité catholique. Ils m’ont demandé de promulguer une règle de foi : j’ai dit que je ne connaissais pas de règle de foi hors de l’église catholique. J’ai engagé Luther à s’abstenir d’écrits séditieux : j’en ai toujours craint de mauvais résultats, et j’aurais fait plus pour les prévenir, si, entre autres motifs, une certaine crainte d’aller contre l’esprit du Christ ne m’en eût détourné. J’ai exhorté et j’exhorte encore plusieurs personnes à ne point publier d’écrits scandaleux, et surtout d’anonymes, lesquels sont si irritans ; je leur ai dit que c’était mal servir la paix chrétienne et l’homme dont ils sont les partisans. Je puis bien conseiller ; empêcher, je ne le puis. Le monde est plein d’officines d’imprimeurs, plein de poétastres et de mauvais rhéteurs ; et comme je ne puis faire que ces gens-là ne s’agitent pas, n’est-ce pas la dernière des iniquités de me rendre responsable de la témérité d’autrui ? »
Les avis n’ayant aucun succès, il avait recours à la prière, mais sans trop y compter, à ce que je crois[16]. « Je prie le Christ très bon et très grand[17] de tempérer de telle sorte l’esprit et le style de Luther, qu’il en résulte beaucoup d’avantages pour la piété évangélique ; je le prie aussi d’animer d’un meilleur esprit certaines personnes qui cherchent leur gloire dans la honte du Christ, et se font un gain de sa ruine. » C’est bien d’un homme qui avait quelques doutes sur l’efficacité de la prière. Ne pouvant s’adresser directement à Luther, il écrivait à Mélanchton ses exhortations pacifiques, dans l’espérance que Mélanchton les ferait lire à Luther. Il parlait de revenir à la forme de la dissertation pure, sans mélange d’appel aux passions ; que la cause de la réforme n’en irait que mieux. Luther lisait ces conseils indirects et s’en moquait devant Mélanchton, lequel défendait les bonnes intentions d’Érasme. Le temps d’Érasme était déjà passé. Il ne pouvait plus que rendre sa modération risible.
Enfin comme rien ne réussissait, ni les avis, ni les prières au Christ très bon et très grand, ni les lettres à Mélanchton, Érasme essaya d’une sorte de censure. Il avait beaucoup de crédit à l’imprimerie de Froben, dont ses écrits faisaient la fortune. Froben imprimait aussi les pamphlets de Luther ; c’est de cette officine de Bâle que sortait toute la polémique religieuse du temps. Érasme menaça Froben de se faire imprimer ailleurs, s’il continuait à publier les écrits de Luther. Il s’en fit du moins un mérite auprès des plus impatiens de ses amis catholiques. Était-ce une menace sérieuse, ou simplement un petit mensonge concerté entre Froben et lui ? Je ne saurais le dire. Quoi qu’il en soit, Froben continua d’imprimer Érasme et Luther, et Érasme continua de lire du coin de l’œil ces livres d’autant plus goûtés qu’ils étaient plus défendus. Luther avait déjà cet avantage sur Érasme qu’il pouvait se dispenser de lire les écrits de l’illustre lettré, et ne pas trouver de temps pour se mettre au courant de ses découvertes philologiques, au lieu qu’Érasme était condamné à lire avidement le moindre des libelles de Luther.
Érasme n’avait pas à qui penser plus souvent qu’à Luther ; Luther pouvait ne penser à Érasme qu’après cent choses ou cent personnages de plus de poids dans sa vie. Érasme était obsédé de Luther ; il le trouvait sans cesse sous sa plume, au bout de toutes ses pensées, et il était, malgré lui, le propagateur d’un homme qu’il se vantait de ne point connaître, et d’écrits qu’il se défendait d’avoir lus ; au contraire, il fallait que Luther, sauf quelques rares entretiens avec Mélanchton au sujet d’Érasme, cherchât dans ses souvenirs de jeunesse et dans une reconnaissance déjà éteinte l’homme avec lequel il s’entretenait sans cesse[18] dans la solitude de sa cellule de Wittemberg.
La modération a ses faiblesses ; vous venez de le voir par la démarche comminatoire d’Érasme auprès de Froben, ou tout au moins par l’affectation qu’il mettait à s’en faire honneur : elle a aussi ses souffrances secrètes, ses angoisses ; mais ses angoisses même tournent à sa gloire. Érasme approchait alors de la vieillesse. Il voyait ses plus anciens amis se séparer en deux camps, et les affections les plus éprouvées se refroidir par l’effet des opinions : il s’en plaignait avec une noble douleur. « Avant que cette querelle ne s’envenimât, écrit-il à Marc Laurin, j’entretenais avec presque tous les savans de l’Allemagne une liaison littéraire pleine de charmes pour moi. De tous ces amis, quelques-uns se sont refroidis, d’autres me sont devenus contraires. Il n’en manque même pas qui s’avouent publiquement mes ennemis, et qui menacent de me perdre… C’est un assez grand malheur pour moi que cette tempête du monde soit venue me surprendre à un moment de ma vie où je devais compter sur un repos mérité par mes longues études. Que ne m’était-il permis du moins de rester spectateur de cette tragédie, moi qui suis si peu propre à y figurer comme acteur, surtout quand il y a tant de gens qui se jettent d’eux-mêmes sur la scène !… » La résistance passive qu’il avait opposée jusque-là aux obsessions des deux partis était devenue un combat. Les uns tâchaient de le compromettre, et, par des piéges tendus à son amour-propre, de lui arracher quelque aveu qui l’engageât ; les autres le menaçaient de violences ouvertes. On se jetait sur ses paroles et sur son silence pour y surprendre des préférences qu’il avait soin plus que jamais de ne pas montrer. Les luthériens l’accusaient de déserter par timidité d’esprit le camp de l’Évangile ; les catholiques lui criaient que s’abstenir, c’était adhérer. Les moines renchérissaient sur le tout ; les moines, ennemis implacables d’Érasme, et dont la querelle datait de bien plus loin que les nouveautés de Luther. Ni les conseils des catholiques prudens qui ne désespéraient pas d’attirer par des ménagemens Érasme dans leur parti, ne les pouvaient adoucir ; ni les apparences de concert entre Érasme et les luthériens ne les pouvaient rendre plus ardens et plus acharnés qu’ils n’étaient déjà. Leur haine ne portait pas sur des différences de dogme ; les railleries d’Érasme les avaient plus blessés que ses hérésies ; ils ne parlaient d’hérésie que pour monter le peuple, lequel ne se serait pas échauffé pour l’honneur des moines, mais aurait volontiers brûlé Érasme pour l’honneur du Christ.
Jusqu’en l’an 1524, Érasme n’avait pas rompu ce laborieux silence, si attaqué de toutes parts, et livré à tant d’interprétations passionnées : nul écrit sorti des presses de Froben n’avait pu donner d’espérances à aucun des deux partis. Sa vie tout entière se passait à expliquer cette résistance, de sorte que se tenir à l’écart lui coûtait plus de veilles que prendre parti. Les flatteries des princes, les promesses de pensions, les lettres autographes des papes, la mitre d’évêque et le chapeau de cardinal entremontrés dans un avenir prochain, avaient échoué contre son impartialité et son goût sincère du repos. Le successeur de Léon x, Adrien, jadis le compagnon d’études d’Érasme à l’université de Louvain, l’interpella directement, à son avènement au trône de saint Pierre, par des exhortations écrites sur le ton lyrique d’une bulle[19]. « J’ai vu, dit le prophète, l’impie élevant sa tête au-dessus des cèdres du Liban ; je n’ai fait que passer, il n’était déjà plus ; j’ai cherché et je n’ai pas trouvé sa place. C’est ce qui doit arriver infailliblement à Luther et aux siens, s’ils ne viennent à résipiscence. Hommes charnels et méprisant toute domination, ils essaient de rendre tous les autres semblables à eux. Hésiteras-tu donc à tourner ta plume contre les folies de ces impies, dont Dieu a si visiblement détourné sa face ? Lève-toi, lève-toi, Érasme, et viens au secours de la cause de Dieu ; fais servir à sa plus grande gloire les grands talens que tu as reçus de lui. Songe qu’il n’appartient qu’à toi, avec l’aide de Dieu, de ramener dans la droite voie une partie de ceux qui s’en sont écartés pour suivre Luther, de raffermir ceux qui ne sont pas encore tombés, de retenir dans leur chute ceux qui chancellent. » Adrien l’invitait, en terminant, à venir à Rome, afin de lancer avec plus d’autorité ses apologies catholiques du pied de la chaire de saint Pierre.
« Hélas ! hélas ! répondait Érasme[20], j’obéis aux édits du plus cruel de tous les tyrans. Quel tyran ? diras-tu. Il surpasse en cruauté Phalaris et Mézence : la gravelle est son nom… Que n’ai-je tous les moyens d’influence que tu me prêtes ! je n’hésiterais pas, même au prix de ma vie, à porter remède aux malheurs publics. Mais d’abord je suis surpassé en style par plusieurs, outre que de telles affaires ne se peuvent pas traiter avec du style. Mon érudition est médiocre, et le peu que j’en ai, puisé aux sources des auteurs anciens, est plus propre à la discussion qu’au combat. Quelle pourrait être l’autorité d’un petit homme comme moi ? La faveur qu’on m’a jadis témoignée, ou bien s’est refroidie, ou bien s’est tournée en haine. Moi, qui autrefois était qualifié, dans cent lettres, de héros trois fois grand, de prince des lettres, d’astre de la Germanie, de grand-prêtre des belles-lettres, de vengeur de la vraie théologie, aujourd’hui, ou l’on me passe sous silence, ou l’on me prodigue des qualifications toutes différentes. Je ne regrette pas ces vains titres, qui ne faisaient que m’ennuyer ; mais combien ne vois-je pas de gens déchaînés contre moi, qui me poursuivent d’odieux libelles, qui me menacent de mort si je bouge en faveur du parti contraire !… N’ai-je pas sujet de déplorer ma vieillesse qui est tombée dans ce siècle, comme le rat dans la poix, pour parler comme le peuple ?… Quand tu me dis : Viens à Rome, n’est-ce pas comme si quelqu’un disait à l’écrevisse : Vole ? — Donne-moi des ailes, répondrait l’écrevisse. Je dirai, moi aussi : Rends-moi ma jeunesse, rends-moi ma santé. Plût au ciel que j’eusse de moins bonnes excuses ! » Il demandait à Adrien la permission de lui soumettre quelques conseils. « Je t’en supplie, saint père, accorde cette grace à ta petite brebis[21], afin qu’elle puisse parler plus librement à son pasteur. Si l’on est résolu à écraser ce mal avec la prison, la torture, les confiscations, les exils, les supplices, on n’a pas besoin de mes conseils. Je pense pourtant qu’un avis plus humain plaira davantage à un homme du caractère doux que je te sais, et qu’il sera plus dans ton penchant de guérir les maux que de les châtier. » Il proposait quelques moyens coercitifs qui sont et seront toujours impuissans, à l’éternelle dérision de ceux qui les conseillent. « En attendant, qu’on étouffe, par les magistrats et les princes, les mouvemens qui excitent à la sédition sans profiter à la piété : je désirerais, si la chose était possible, qu’on arrêtât le débordement des libelles. » C’eût été l’un des moyens de les faire lire. Mais voici une courageuse parole qui efface ces tristes conseils, qu’il ne faudrait pourtant pas juger par les idées de nos deux révolutions : « Qu’on donne au monde l’espérance qu’il sera porté remède aux abus dont il a tant raison de se plaindre. »
Érasme, d’ailleurs, se rendait justice. Épuisé de maladies et de travaux, vieux, infirme, quelle grace aurait-il à lutter corps à corps avec un homme dans toute la force de l’âge et du talent, ardent, audacieux, soutenu par des princes et des armées ? « Cela pourrait sembler une cruauté, écrivait-il, si j’achevais de frapper avec ma plume un homme déjà renversé, battu, brûlé en effigie ; outre qu’il serait peu sûr pour moi de déchaîner sur ma tête un adversaire qui n’est ni sans dents ni sans poignets, et qui, si j’en crois ses écrits, a du foin dans sa corne. » De ces deux phrases, la première était de la rhétorique, la seconde exprimait les vrais sentimens d’Érasme. Il ne voulait pas lutter avec des armes inégales. Malgré sa prodigieuse réputation, l’astre de la Germanie savait reconnaître le talent de Luther ; il appréciait « ce génie véhément, ce caractère d’Achille, qui ne sait point céder[22]. » À tout prendre, il devait mieux aimer faire parler de son silence, que courir le ridicule d’un coup mal porté, d’un trait qui, comme celui de Priam, n’arrivât pas jusqu’à son ennemi.
Mais ce silence devenait un supplice. Érasme y perdait son repos, car il lui en coûtait plus de peines et de temps de l’expliquer que de le rompre ; il y perdait aussi sa gloire, car déjà on parlait d’impuissance, de craintes d’une chute, et on commençait à trouver par trop prudente la modération du vieil athlète de la philosophie chrétienne. Avant d’entrer en lice, Érasme avait dû calculer sa situation. Il reconnut qu’il ne pouvait pas l’empirer en prenant parti ; que ceux qui avaient jusque-là douté de lui ne le haïraient ni plus ni moins quand il se serait prononcé ; qu’il ne pouvait pas rendre ses affaires meilleures en se taisant, et qu’en parlant il ne les rendrait pas pires ; qu’une tranquillité qu’il fallait défendre jour et nuit contre la tentation d’en sortir, contre la curiosité importune de ceux qui en voulaient savoir le secret et les arrières-pensées, contre les calomnies et les railleries ironiques de ceux qui en étaient blessés, contre l’étonnement et les questions de ses meilleurs amis, contre ses propres impatiences, contre le défi universel qui lui était adressé de tous les points de l’Europe par toutes les nuances d’opinions intéressées dans la grande querelle, — qu’une telle tranquillité était plus fatigante que les agitations régulières et naturelles d’une lutte ouverte ; qu’on ne pouvait pas tenir si long-temps entre tant d’opinions extrêmes avec une semi-opinion et dans l’attitude suspecte et irritante d’un observateur, ni rester sur les frontières des deux camps sans être livré aux risées pires que les haines ; qu’au contraire, en se déclarant, il s’arrachait à toutes ces obsessions, se délivrait des milliers de réponses ambiguës qu’il fallait faire à des milliers de lettres d’une curiosité désobligeante, et que, sans risquer de se faire un ennemi de plus, ni de rendre plus hostiles ceux qu’il avait déjà, il allait enfin faire refluer sur lui l’attention universelle concentrée sur Worms et Wittemberg, et se replacer sur le premier rang où ses incertitudes avaient laissé monter et s’établir Luther. Il n’y a pas d’exemple que des partis prêts à en venir aux mains, soit en religion, soit en politique, aient respecté le scepticisme des hommes désignés par l’opinion générale comme ayant une compétence et pouvant donner un avis capital dans le débat. On rend à ces hommes l’indépendance si dure, on déshonore si bien leur scepticisme, qu’à la fin on parvient à les traîner sur la scène, tremblans, à demi déconsidérés, incertains de leur propre conscience, n’osant s’interroger sur les motifs de leur modération, et souvent s’étant affublés à la hâte d’une croyance et d’une décision ajustées tant bien que mal à leur vie passée, à peu près comme un acteur, arrivé après la levée de la toile, qui jetterait sur ses épaules le premier costume tombé sous sa main, pour ne pas faire attendre les spectateurs.
Érasme se décida à rompre une lance, pour parler le langage de l’époque, avec l’homme qui ne pouvait avoir, au jugement de tous, qu’Érasme pour rival. Il se présenta enfin comme un homme de parti, tendit ses muscles, prépara ses armes ; mais, comme il arrive aux hommes modérés qui sont poussés en avant par des influences extérieures plutôt que par un élan naturel, il ne put pas être tout-à-fait homme de parti. Au milieu de cette ardeur factice que les applaudissemens et les huées avaient donnée au vieux lutteur émérite, sa raison et son bon sens le retenaient toujours loin des extrêmes ; et, au lieu d’être le chef de l’opinion catholique, c’est à peine s’il se présentait comme un enfant long-temps perdu et à demi retrouvé de cette opinion. Les hommes modérés qu’on est parvenu à débusquer de leur résistance passive, la seule par laquelle ils puissent tenir tête aux passions avec honneur pour eux-mêmes et succès pour la vérité, ne font jamais que des demi-démarches qui sont toujours des fautes. Il fallait qu’Érasme ne sortît de son silence que pour tonner ; il disserta. Il fallait qu’il prît des mains du pape cette arme usée des bulles et qu’il la lançât contre Luther, non plus au nom d’une autorité méprisée, mais au nom de tous les hommes pieux et tolérans, au nom des lettres épouvantées de la nouvelle scolastique qui prenait la place de l’ancienne ; il chicana sur un point isolé de doctrine. C’est qu’il resta vrai avec lui-même et avec sa cause, cette cause de la philosophie chrétienne antérieure à Luther et qui devait lui survivre ; il n’y eut dans Érasme attaquant Luther que son rôle de faux. En effet, les hardiesses et les violences de Luther, tout en gâtant sa cause aux yeux d’Érasme, n’avaient pas rendu meilleure celle des moines et des théologastres, soulevés depuis trente ans contre lui. D’autre part, les emportemens des réformateurs n’avaient pas rendu plus sacrés les abus du catholicisme romain, et il fallait bien qu’Érasme, devenu l’adversaire de Luther, se souvînt de l’auteur médiocrement catholique des Colloques. Au lieu donc d’entrer pleinement dans la querelle par le côté vif et saignant, Érasme, après avoir au préalable demandé au pape la permission de lire officiellement les livres de Luther, prit une question incidente, louvoya, éluda l’attaque de front, alla se colleter avec un livre égaré de Luther, au lieu d’en venir aux mains avec l’homme, et, pour tout dire, fit un contre-traité sur le Libre arbitre, en réponse à un traité où Luther, chose étrange ! Luther, l’homme nouveau, l’avait nié.
Cependant, telle était la grandeur du nom d’Érasme, que la nouvelle qu’il allait prendre la plume contre Luther fit presque plus de bruit en Europe que les préparatifs de la bataille de Pavie. Il envoya le plan de son traité au roi d’Angleterre, Henri viii, grand casuiste catholique, avant qu’il fût tueur de femmes et que, pour faire d’une de ses maîtresses une épouse d’un an, il se brouillât avec le pape et remplaçât la messe par le prêche. À cette époque, les choses avaient tellement changé, et les affaires de Luther si bien prospéré, qu’Érasme ne put pas faire imprimer son traité chez ce même Froben qu’il avait, quatre ans auparavant, menacé de sa disgrace s’il imprimait les écrits de Luther. Les esprits, dans toute l’Allemagne, étaient si montés pour la réforme, qu’aucun libraire des villes du Rhin n’eût osé publier une apologie catholique, et qu’il pouvait y avoir danger de vie pour l’auteur qui eût osé l’écrire. Je remarque cela pour qu’on ne se hâte pas trop d’attribuer au manque de courage la demi-opposition qu’Érasme allait faire contre Luther. Cette opposition était tout-à-fait dans la mesure de ses convictions, et le courage qu’il y mit était proportionné avec le risque qu’il voulait courir. Je le répète, il n’eut que le tort de faire une démarche inutile, et de ne pouvoir honnêtement, noblement, faire plus ni mieux. Il eut peut-être aussi le tort de n’avoir pas la force surhumaine de résister aux mille influences qui l’y poussaient. Mais qui est-ce qui oserait exiger de l’homme ce qui est de l’ange, et qui ne trouverait pas que ce fut un glorieux manque d’à-propos que de revendiquer contre des énergumènes la liberté de l’homme ?
Au reste, dans les fumées de l’attente qu’il causait en Europe, et au milieu de ces félicitations qu’on lui prodiguait de toutes parts, un doute amer faisait trembler sa plume dans sa main affaiblie. Il laissait échapper dans ses lettres de ces mots tristes qui révèlent un grand trouble intérieur. C’était une vie recommencée à l’âge où il fallait penser à sortir du monde, ou tout au moins à s’y continuer le plus long-temps possible par le repos et le désintéressement des choses du jour. « Le dé est jeté, » disait-il à un ami[23], comme un joueur qui se croyait guéri, et qui livre ses derniers jours à tous les orages de son ancienne passion. « Je descends dans l’arène, mandait-il à un autre[24], presque au même âge où Publius, le faiseur de mimes, descendit sur la scène ; j’ignore ce qui doit m’en arriver ; mais puissent mes combats tourner au bien de la république chrétienne ! » — « Que ne m’était-il permis, écrivait-il à un troisième[25], de vieillir dans les jardins des muses ! Me voilà, moi, sexagénaire, poussé violemment dans l’arène des gladiateurs, et tenant le filet au lieu de la lyre ! » À ces touchans regrets de son repos perdu, de ses travaux littéraires suspendus, de sa vieillesse engagée dans des luttes de jeune homme et d’homme mûr, l’amour-propre mêlait quelques bravades. « Le livre du Libre arbitre va soulever, si je ne me trompe, bien des tempêtes. Déjà quelques libelles virulens m’ont été jetés à la tête. Et cependant mes adversaires me craignent. Qu’on me haïsse pourvu qu’on me craigne[26] ! » Pauvre Érasme, qui parodiait un mot de Néron, et qui croyait avoir du fiel, parce qu’il se souvenait d’un centon d’Ennius sur les tyrans ! Et ailleurs[27] : « Je voulais renverser la tyrannie des Pharisiens, et non la remplacer par une autre. Servir pour servir, j’aime mieux être l’esclave des pontifes et des évêques quels qu’ils soient, que de ces grossiers tyrans, plus intolérables que leurs ennemis ! » Eh quoi ! Érasme se fâche, Érasme sort de la modération, Érasme va-t-il passer du côté des catholiques purs ? Lisez quelques lignes plus haut : « Le sérénissime roi d’Angleterre et le pape Clément vii m’ont aiguillonné par leurs lettres !… » Voilà le secret de l’exaltation d’Érasme. C’est une colère soufflée ; c’est de la passion apportée par le courrier de Rome et d’Angleterre. Demain, seul avec lui-même, il rentrera dans la modération, dans la tolérance, dans les doutes. « Je me serais abstenu bien volontiers de descendre dans l’arène luthérienne, écrira-t-il à l’archevêque de Cantorbéry[28], si mes amis ne m’avaient engagé auprès du Saint-Père et des princes, et si je ne leur avais pas promis moi-même de publier quelque chose à ce sujet. » — « Vous me félicitez de mes triomphes, dira-t-il tristement à l’évêque de Rochester[29] ; je ne sais pas de qui je triomphe ; mais je sais que j’ai trois luttes à soutenir au lieu d’une. J’ai fait ce traité du Libre arbitre, sachant bien que je ne me battais pas sur mon terrain. Il était dans ma destinée qu’à l’âge où je suis, d’amant des muses, je devinsse gladiateur… Labérius traîné sur la scène par l’autorité de César déplore l’affront qu’on fait subir à ses soixante ans ; sorti de sa maison chevalier romain, il y rentrera histrion. Ne suis-je pas comme Labérius ? » Voilà Érasme dans ses sentimens naturels ; le voilà vrai, et, comme cela est ordinaire, éloquent.
Ce traité sur le Libre arbitre ne serait pas lisible au temps où nous vivons, non pas seulement parce qu’on n’y lit rien de sérieux, mais parce que c’est tout à la fois un livre très sérieux et très inutile. Imaginez-vous, entre un exorde assez spirituel, plein d’une modestie ironique et d’une modération sincère, et une péroraison assez digne, d’interminables raisonnemens sur la liberté humaine conciliée avec la prescience de Dieu. Théologiquement parlant, Érasme a raison dans toute sa défense du Libre arbitre. Ses preuves sont bien choisies, ses autorités habilement débattues ; il est vif, pressant, logique, d’une éloquence nourrie et assaisonnée d’un certain atticisme naturel à cet enfant de Rotterdam : en un mot, c’est le même instrument qui, dans les mains de Démosthène, tenait lieu à l’insouciante Athènes d’une armée permanente contre Philippe, et, dans celles de Cicéron, foudroyait Catilina et déshonorait Verrès. Mais toutes ces idées sont mortes, toute cette science est illusoire ; c’est de la puissance perdue, jetée au vent, ce sont de belles facultés dépensées à lutter contre des ombres. Ce traité, qui devait être lu et commenté avec passion par tous les hommes intelligens de l’Europe, pourrait à peine aujourd’hui tenir en haleine une attention isolée d’érudit, si curieuse et si spéciale qu’on la supposât : la mise en œuvre seule a conservé quelque vie ; les matériaux ont péri. On se prend de peine pour notre propre espèce, et d’indifférence pour tout ce qui l’occupe, quand on voit que des formules stériles, vides, mortes, ont dévoré les plus belles intelligences ; que des génies de premier ordre ont été enterrés sous des in-folios de polémique puérile ; que des hommes capables de se prendre corps à corps avec des vérités éternelles se sont escrimés toute leur vie contre des billevesées, pareils à des gladiateurs qui se tendraient contre des mouches ; et qu’à certaines époques de l’histoire de l’humanité, la pensée de l’homme, cette pensée qui découvre des mondes et qui lit dans les cieux, ne sème que des graines arides qui ne produiront aucun fruit, quand bien même ses déréglemens et ses alliances avec les passions brutales arroseraient ces graines de sang humain ! Je sais bien que ces vastes lacunes n’embarrassent pas les fatalistes en histoire, lesquels intéressent la providence dans toutes les folies des hommes, au lieu d’en laisser la responsabilité aux écarts de ce libre arbitre qu’Érasme défendait contre Luther. Mais j’avoue que leur explication universelle et l’honneur qu’ils font au mal d’être le père nécessaire du bien, aux ombres d’engendrer fatalement la lumière, m’épouvante bien plus que la croyance qu’il y a eu des actions aussi bien que des vies perdues sans fruit dans l’œuvre de l’humanité, comme il y a eu des années sans lien avec le passé ni l’avenir englouties dans l’abîme du temps. Cette croyance-là, qui est triste, peut du moins tempérer notre orgueil ; mais l’autre nous ferait encore nous entr’égorger pour des idées grossies de l’épithète de providentielles, et qui, après tout, pourraient bien n’être que des maladies passagères de l’esprit humain, aussi peu nécessaires dans l’ordre moral que les saisons de pluie folle ou les tremblemens de terre le sont dans l’ordre matériel.
Voulez-vous voir des choses qui transportaient Henri viii, Clément vii, Charles-Quint, Thomas Morus, Fischer, Sadolet, Henri Étienne, Mélanchton, Œcolumpade, Budé, les princes les plus lettrés de l’Allemagne, les prélats les plus illustres de l’Europe ; des choses qui radoucissaient presque la Sorbonne si endurcie contre Érasme ; que les moines et les théologiens en état de comprendre se défendaient de lire pour n’avoir pas à mollir dans leur implacable haine contre l’auteur ; que Luther lui-même permettait à Mélanchton d’admirer, et qu’il ne savait réfuter que par des injures ? Voici une définition de ce libre arbitre concilié avec la grace et la prescience ; voici qui faisait lever de leurs lits antiques les convives cicéroniens de Sadolet ; voici qui faisait bondir Luther dans sa chaire de Wittemberg :
« Il y a dans toutes les actions humaines un commencement, un progrès et une fin. Les partisans du libre arbitre attribuent à la grace les deux extrêmes et n’admettent l’intervention active du libre arbitre que dans le progrès, de telle façon que deux causes se trouvent concourir simultanément à l’œuvre d’un seul et même individu, la grace de Dieu et la volonté de l’homme ; de telle façon encore que, de ces deux causes, la grace est la principale ; la volonté ne vient qu’en second et ne peut rien sans la cause principale, laquelle au contraire se suffit à elle seule. Il en est de cela comme du feu qui brûle en vertu de sa propriété naturelle, mais dont la cause principale est Dieu qui agit par le feu ; cette cause suffirait seule pour produire le feu, tandis que le feu ne peut rien s’il se soustrait à elle. C’est par ce juste tempérament que l’homme doit rapporter l’œuvre entière de son salut à la grace divine, l’intervention du libre arbitre y étant pour une très petite part, et encore cette petite part dépendant elle-même de la grace divine, laquelle a fondé une fois le libre arbitre et l’a relevé ensuite, et guéri de la chute qu’il avait faite en la personne d’Adam. Ces explications doivent apaiser, si tant est qu’ils soient hommes à s’apaiser, nos dogmatistes intolérans qui ne veulent pas que l’homme ait en lui quelque chose de bon qu’il ne doive uniquement à Dieu. Sans doute il le lui doit, mais voici comment :
« Un père montre à son enfant, encore chancelant, une pomme placée à l’autre bout de la chambre. L’enfant tombe ; son père le relève ; l’enfant s’efforce d’accourir vers la pomme, mais il va se laisser choir de nouveau, à cause de la faiblesse de ses jambes, si son père ne lui tend pas la main pour le soutenir et diriger ses pas. Guidé par lui, il atteint la pomme que son père lui met dans la main comme prix de sa course. L’enfant ne pouvait pas se relever si son père ne l’avait pas aidé ; il n’aurait pas vu la pomme si son père ne la lui eût pas montrée ; il ne pouvait pas avancer si son père ne l’eût soutenu jusqu’au bout dans sa marche débile ; il ne pouvait pas atteindre la pomme si son père ne la lui eût pas mise dans la main. Qu’est-ce donc que l’enfant ne doit qu’à lui dans tout cela ? Il a très certainement fait quelque chose, mais il n’y a pas là pour notre bambin de quoi faire le glorieux ni se vanter des jambes que son père a eues pour lui. Dieu est pour nous ce qu’est le père pour son enfant. Que fait l’enfant ? Il s’appuie sur le bras qui le soutient ; il laisse guider ses pas infirmes par la main secourable qui lui est tendue. Le père pouvait l’entraîner malgré lui vers la pomme ; le petit marmot pouvait résister et faire fi de la pomme ; le père pouvait lui donner la pomme sans le faire courir ; mais il a mieux aimé la lui faire gagner, parce que cela est plus avantageux à l’enfant. »
Sauf quelques catholiques sincères et un très petit nombre d’hommes désintéressés qui aimaient Érasme pour ses qualités littéraires, le traité du Libre arbitre ne fit que rendre ses ennemis plus intraitables et ses amis plus exigeans. Avant même que l’ouvrage eût paru, Érasme en avait reçu des complimens qui renfermaient des reproches. « C’est grand dommage, lui écrivait-on, qu’il n’ait pas été fait plus tôt. Puisque Érasme devait attaquer Luther, que ne s’y prenait-il dès le commencement ! nous n’en serions pas où nous en sommes. » George, duc de Saxe, lui disait : « Il est bien malheureux que Dieu ne vous ait pas inspiré cette pensée il y a trois ans, et qu’au lieu de faire à Luther une guerre secrète, sourde, vous ne l’ayez pas pris à partie ouvertement, dès le premier jour. » Aux yeux de ses meilleurs amis, son livre était donc défloré avant d’avoir paru ; il eût fallu l’antidater de trois ans. Ce fut bien pis quand enfin ce livre prépostère vit le jour. Tous ses admirateurs donnèrent le signal des critiques, c’était à qui atténuerait les coups portés à Luther. On n’y trouvait ni injures, ni haine, ni calomnies, et même vers la fin, on y lisait quelques paroles bienveillantes sur les antécédens de son adversaire, sur ses premiers écrits : c’était donc un livre sans sexe ; le bien qui s’y trouvait manquait d’à-propos ; le reste n’eût jamais dû être écrit. Les moins exigeans s’en contentaient, pourvu que ce fût là le commencement d’une guerre sans relâche, et le premier de cent traités du même genre ; ils disposaient ainsi des dernières années de l’illustre vieillard, ils faisaient main-basse sur son repos, ils se distribuaient les rares intervalles de ses souffrances, ils lui interdisaient le sommeil. Il se mêlait à ces exigences de parti un misérable intérêt de curiosité ; on voulait voir aux prises les deux plus grands noms de la chrétienté : c’était un spectacle où l’on se promettait un double plaisir, plaisir d’opinion et plaisir de théâtre ; malheur à celui des deux adversaires qui s’y ferait trop long-temps attendre !
Ainsi Érasme n’avait fait que tromper diversement l’attente de ses amis. Quant à ses irréconciliables ennemis, les moines et leurs adhérens, son traité redoubla leurs criailleries. Ils avaient un instinct juste du rôle d’Érasme dans cette grande querelle. Ils distinguaient très bien l’alliage de rationalisme qui se mêlait à ses professions de foi, et ne voulaient pas d’un catholique qui traitât sa croyance comme une propriété personnelle. Ils continuaient à l’envelopper dans la cause de Luther, et même à le traiter plus mal que son ennemi. « Érasme avait pondu les œufs, disaient-ils dans leur grossier langage ; Luther avait éclos les poulets. Luther n’était qu’un pestiféré : c’était Érasme qui avait apporté le grain de peste. Érasme était un soldat de Pilate, le dragon dont parlent les psaumes. » — « Il eût été bon, criait un moine, que cet homme ne fût jamais né ; » manière indirecte de demander le bûcher pour abréger la durée de ce malheur. Quelques casuistes du monachisme avaient dans leur chambre un portrait d’Érasme, sur lequel ils se donnaient le sauvage plaisir de cracher chaque matin ; d’autres disaient hautement qu’il était révoltant qu’on eût fait mourir tant d’hommes en Allemagne pour avoir arboré les hérésies d’Érasme, et que l’auteur de ces hérésies fût encore en vie.
Quant à Luther, on va juger par la lettre suivante, écrite un peu avant la publication du traité du Libre arbitre, et très certainement pour en détourner Érasme par la peur de la réponse, dans quelle disposition d’esprit allait le trouver la levée de bouclier d’Érasme.
« Grace et paix au nom de notre seigneur Jésus-Christ.
« Je me suis tu assez long-temps, excellent Érasme, attendant que toi, le plus grand des deux, tu rompisses le premier le silence ; mais après une si longue et si vaine attente, la charité, je pense, m’oblige à commencer. D’abord je me plaindrai de ce que tu t’es montré hostile à nous, afin de te ménager auprès des papistes mes ennemis. En second lieu, c’est sans indignation que je t’ai vu, dans tes publications, nous mordre et nous piquer en certains endroits, soit pour capter leur faveur, soit pour adoucir leur haine. Il faut bien en prendre son parti, puisque je vois que Dieu ne t’a pas encore donné assez de courage et de sens pour te joindre à moi, en pleine liberté et confiance, contre ces monstres ameutés contre moi. Je ne suis pas homme, d’ailleurs, à oser exiger de toi ce qui surpasse mes propres forces à moi, et ma mesure. Bien plus, j’ai supporté et respecté en toi ma propre faiblesse et la part que tu as eue du don de Dieu. Car le monde entier ne pourrait nier que ce règne et cette prospérité des lettres, par lesquels on est arrivé à une lecture intelligente des livres saints, ne soit en toi un don magnifique et supérieur de Dieu, pour lequel il a fallu lui rendre grace. Je n’ai certes jamais désiré, qu’abandonnant ou méconnaissant ta mesure, tu vinsses te mêler aux miens, dans mon camp ; et quoique ton esprit et ton éloquence nous y pussent être d’un grand secours, le courage te manquant, il valait mieux que tu servisses la cause sans sortir de chez toi. Je ne craignais qu’une chose, c’est que tu fusses entraîné quelque jour par mes adversaires à marcher avec tes livres contre nos opinions, et qu’alors la nécessité ne me forçât de te résister en face. J’avais déjà eu l’occasion d’adoucir quelques-uns de nos amis qui voulaient, avec des réponses toutes prêtes, te faire descendre dans l’arène, et c’est dans cet esprit que j’aurais désiré que l’attaque d’Hulten n’eût pas été imprimée, mais surtout que tu n’y répondisses pas par ton Éponge[30], dans laquelle, si je ne me trompe, tu sens toi-même que s’il est très facile d’écrire sur la modération et d’accuser Luther d’en manquer, il est très difficile, que dis-je ! impossible d’en avoir, à moins d’un don particulier de l’Esprit.
« Crois donc ou ne crois pas, il suffit que le Christ m’en soit témoin, que je te plains du fond du cœur, de ce que tant de haines et de passions de gens si considérables soient soulevées contre toi. Que tu n’en sois pas ému, je ne le crois pas ; c’est un fardeau au-dessus de ta vertu. Il faut dire aussi qu’ils n’ont peut-être pas tort de se piquer des provocations indignes qui leur sont venues de toi. Je te l’avouerai franchement, il y a des hommes qui n’ont pas la force de supporter ton amertume et cette dissimulation que tu veux qu’on traite de modération et de prudence ; ils ont bien lieu de s’indigner ; ils ne s’indigneraient pas pourtant s’ils avaient plus de force d’ame. Moi-même, qui suis irritable, encore que je me sois laissé emporter jusqu’à écrire d’un style trop amer, ce n’a jamais été que contre les entêtés et les indomptables. Du reste, j’ai toujours été clément et doux envers les pécheurs et les impies, quelles que fussent leur folie et leur injustice ; c’est un fait dont ma conscience me rend témoignage, et dont l’expérience de plusieurs pourrait faire foi. Et non-seulement j’ai arrêté ma plume, alors que tu ne m’épargnais pas tes piqûres ; mais j’ai écrit dans des lettres à des amis, lesquelles ont dû t’être lues, que je continuerais à m’abstenir jusqu’à ce que tu descendisses en champ clos. Car s’il est vrai que tu ne partages pas mon sentiment, et si, par impiété ou par dissimulation, tu condamnes ou laisses en suspens certains points de doctrine, je ne puis ni veux croire que ce soit par entêtement. Mais que faire ? Des deux côtés la chose s’est singulièrement envenimée. Pour moi, s’il m’était permis d’être médiateur, je conseillerais à ceux-ci de ne plus t’attaquer avec autant de force, et de laisser ta vieillesse s’endormir dans la paix du Seigneur ; et certes, c’est ce qu’ils ne manqueraient pas de faire, à mon sens, s’ils avaient égard à ta faiblesse d’esprit, et s’ils appréciaient la grandeur de la cause, laquelle a depuis long-temps dépassé ta mesure.
À présent surtout que la chose en est venue à ce point qu’il y aurait fort peu de péril pour nos opinions à être attaquées par toutes les forces réunies d’Érasme, bien loin qu’il y puisse nuire par ses pointes et ses coups de dents, tu devrais, mon cher Érasme, songer à la faiblesse de ces armes, et t’abstenir de ces figures de rhétorique si âcres et si salées ; et si tu ne peux ni n’oses tout-à-fait te ranger à notre croyance, tu devrais ne t’en point mêler, et te borner à ce qui te concerne. S’il est vrai que ceux-ci, comme tu t’en plains, supportent mal tes morsures, ils en ont bien quelque cause, à savoir cette faiblesse humaine qui craint l’autorité et le nom d’Érasme, et qui sent qu’il est fort différent d’avoir été mordu une seule fois par Érasme, ou d’avoir été démoli entièrement par tous les papistes ensemble.
« J’ai voulu, excellent Érasme, que tu prisses ces avis comme d’un homme qui veut être sincère avec toi, et qui désire que le Seigneur te donne un esprit digne de ton nom. Si le Seigneur te fait attendre cette grace, je demande que dans l’intervalle, et à défaut d’autre service, tu nous rendes celui d’être simple spectateur de notre tragédie, de ne pas grossir la troupe de mes adversaires, et surtout de ne pas faire de livres contre moi, comme je m’engage à ne rien faire contre toi. Je te prie en outre de penser que ceux qui se plaignent qu’on les traite de luthériens sont des hommes comme toi et comme moi, qui doivent, comme dit saint Paul, porter tour à tour le fardeau. C’est assez de morsures ; il faut pourvoir à ne pas nous dévorer l’un l’autre, ce qui serait un spectacle d’autant plus pitoyable, qu’il est très certain que ni l’un ni l’autre ne veut de mal, au fond du cœur, à la vraie piété, et que c’est sans entêtement que chacun persiste dans son opinion. Sois généreux pour mon peu d’habitude d’écrire, et au nom du Seigneur, adieu.
An 1524.
Que cette lettre est méprisante ! Singulière charité que celle qui ôtait à Luther tout respect pour un vieillard, pour l’ancien maître de sa jeunesse solitaire et désintéressée ! Quel orgueil perce à travers ces ironiques éloges ! Quelle haine franche du libre arbitre pratique dans cet homme qui ne permet pas la contradiction ! Le dirai-je aussi ? quel désordre dans les idées ! C’est une tête ardente et tumultueuse, c’est la chair et le sang, mais ce n’est pas un beau génie qui a inspiré ces choses. Nous sommes dans les coulisses de la réforme ! Les petites passions sont derrière les grandes choses, et le comédien derrière le héros. Il est vainqueur depuis hier, et déjà la tête lui tourne. Il lance contre les contradicteurs l’arme qui lui a servi à contredire ; il insulte son précurseur, son vieux maître : oh ! qu’il me soit permis de le répéter : combien les hommes valent moins que la cause pour laquelle ils combattent !
Cette lettre de Luther avait fait pressentir à Érasme le ton de sa réponse au traité du Libre arbitre. Quand Luther lut ce traité, il eut un moment de surprise : il s’attendait à des injures ; au lieu d’injures, il y voyait des raisons, de la science, une discussion modérée, des ménagemens pour sa personne. Il rendit d’abord hommage à la modération de son rival ; mais quand il eut la plume à la main, sa première impression céda vite à la fougue de son esprit et à ses habitudes de diseur d’injures. Il fit un traité du Serf-arbitre[31], en réponse à celui d’Érasme, où il prouva par la forme, sinon par le fond, que l’homme est en effet le serf de sa passion ; qu’en tout temps, sous tous les drapeaux et pour toutes les causes, il aime la liberté pour lui et la hait dans les autres ; que les luxurieux et les simoniaques du concile de Constance avaient eu raison de brûler Jean Hus et Jérôme de Prague, parce que ces illustres victimes n’étaient pas de l’avis du concile ; que la liberté victorieuse devient bientôt le despotisme ; que si lui, Luther, ne rallumait pas le bûcher de Jean Hus pour y brûler Érasme, c’est qu’il n’avait pas sous ses ordres l’armée de bourreaux de Henri viii, le grand admirateur du traité du Libre arbitre. Quant au fond, et pour parler plus spécialement, il entassait de la contre-érudition théologique en réponse à l’érudition d’Érasme, il tourmentait les textes, faisait mentir les autorités, avec grand accompagnement d’invectives ; étrange polémique dont Dieu devait faire sortir l’imprescriptible liberté de la conscience, non certes pour justifier cette polémique, mais pour montrer qu’il sait tirer le bien du mal, en les faisant se succéder l’un à l’autre, mais non s’engendrer l’un de l’autre, car il n’y a point de parenté entre le bien et le mal ?
Érasme fit deux fautes, qui furent une victoire pour Luther, lequel avait su l’y pousser. La première fut de demander justice des calomnies du Serf-arbitre à l’électeur de Saxe, Frédéric, qui était l’ami et le protecteur de Luther ; c’était demander une mauvaise chose, et la demander avec la certitude d’un refus ; la seconde fut de quitter son naturel, de se fourvoyer sur les pas de Luther dans une polémique d’injures réciproques, et de n’y avoir ni originalité ni éloquence, à la différence de Luther, à qui la pratique en était naturelle et relevée d’ailleurs par un grand courage, mais d’y mettre une certaine rhétorique misérable et d’invectiver d’une voix cassée et en cheveux blancs. Voici une lettre qu’il répondait à Luther, et où l’on trouve à regretter, parmi quelques paroles dignes et nobles, un déplorable effort pour n’être pas en reste d’injures avec Luther.
« Ta lettre m’a été remise tard[32]. Si elle fût venue à temps, je ne m’en serais pas ému. Je n’ai pas l’esprit si puéril qu’après avoir reçu tant de blessures plus que mortelles, je sois calmé par un ou deux badinages et adouci par des cajoleries. Quant à ton esprit, le monde le connaît depuis long-temps ; mais cette fois tu as si bien tempéré ton style[33], que jusqu’ici tu n’as rien écrit de plus furieux, et, qui pis est, de plus malveillant contre personne. Sans doute il va te venir à l’esprit que tu n’es qu’un faible pécheur, toi qui ailleurs demandes qu’on ne te prenne pas tout-à-fait pour un dieu. Tu es, écris-tu, un homme doué d’un esprit véhément, et tu aimes à te vanter de cette insigne excuse de tes actions. Mais que ne déployais-tu depuis long-temps cette véhémence admirable contre l’évêque de Rochester, ou contre Cocchléus, lesquels te provoquent nominativement et te poursuivent d’injures, à la différence de moi qui ai discuté poliment avec toi dans mon traité ? Que font, je te prie, pour la question en elle-même, tant d’injures bouffonnes, tant de mensonges calomnieux ; que je suis un athée, un épicurien, un sceptique sur les matières de la foi chrétienne, un blasphémateur, que sais-je ! bien d’autres choses encore que tu ne dis pas ? Ce sont outrages que je supporte d’autant plus facilement, que sur aucune de ces calomnies ma conscience ne me reproche rien. Si je n’avais sur Dieu et sur les livres saints les pensées d’un chrétien, je ne voudrais pas vivre un jour de plus.
« Si tu avais plaidé ta cause avec cette véhémence qui t’est familière, mais en restant en deçà des fureurs et des injures, tu aurais soulevé moins de gens contre toi ; mais voici que dans plus du tiers de ton dernier volume tu as donné carrière à ton goût pour ce genre de dialectique. Quant aux égards que tu as eus pour moi, la chose parle assez d’elle-même ; lorsque tu m’accables de tant de calomnies manifestes, moi je me suis abstenu de certaines choses que le monde n’ignore pas. Tu t’imagines, ce semble, qu’Érasme n’a point de partisans ; il en a plus que tu ne penses. Après tout, qu’importe ce qui nous arrive à tous deux, surtout à moi, qui dois bientôt sortir de ce monde, quand bien même j’y serais universellement applaudi ? Ce qui m’afflige profondément, et avec moi tous les gens de bien, et ceux qui aiment les belles-lettres, c’est que tu donnes des armes pour la sédition aux méchans et aux esprits avides de changement ; c’est qu’enfin tu fais de la défense de l’Évangile une mêlée où sont confondus le sacré et le profane, comme si tu travaillais à empêcher que cette tempête n’eût une bonne fin, bien différent de moi qui ai mis tous mes vœux et tous mes soins à la hâter.
« Je ne débattrai pas ce que tu peux me devoir, et de quel prix tu m’en as payé ; c’est une affaire privée, et de toi à moi ; ce qui me déchire le cœur, c’est la calamité publique, c’est cette incurable confusion de toutes choses que nous ne devons qu’à ton esprit déchaîné, intraitable pour ceux de tes amis qui te donnent de bons conseils, et dont quelques ignorans étourdis font tout ce qu’ils veulent. J’ignore quels sont les hommes que tu as arrachés à l’empire des ténèbres, mais c’est contre ces sujets ingrats que tu devrais aiguiser ta plume perçante plutôt que contre un disputeur modéré. Je te souhaiterais un meilleur esprit, si tu n’étais pas si content du tien. Souhaite-moi tout ce qu’il te plaira, pourvu que ce ne soit pas ton esprit, à moins que le Seigneur ne le change.
« Bâle, ce 11 avril, jour où la lettre m’a été remise, an 1526. »
Voilà où Luther avait voulu amener Érasme. La modération d’Érasme faisait sa force ; Luther l’en débusqua : c’est une grande victoire que de démoraliser ses adversaires, en leur faisant quitter leur caractère naturel, pour en prendre un d’imitation ou de rhétorique. Luther avait donné ses défauts à Érasme, tout en gardant ses belles qualités ; il lui avait inoculé l’injure et avait réservé la force et la véhémence : Érasme donna dans le piége ; et la place qu’il employa dans ses écrits à imiter malheureusement son adversaire fut perdue pour le réfuter. À la lecture du traité du Serf-arbitre, Mélanchton lui-même, quoique si porté pour Luther, avait gémi de ses violences, et avait démenti dans ses lettres le bruit qui courait qu’il n’était pas étranger à la partie injurieuse de l’écrit de Luther. Après la réponse qu’y fit Érasme : « Vois-tu, lui disait Luther triomphant, ton Érasme et sa modération si vantée ! C’est un serpent ! » Le vent soufflait pour Luther. Cet homme faisait sortir les vieillards de la gravité de leur âge ; cet homme amenait les mourans à démentir la dignité de leur vie passée ; cet homme forçait la modération à rougir d’elle-même ; évidemment la fortune était de son côté.
Il y eut encore, jusqu’en 1534, deux ans avant la mort d’Érasme, quelques écrits de ce ton échangés entre ces deux hommes illustres. Au reste, Érasme n’avait pas à répondre qu’à Luther. Ses dernières années furent assaillies d’ennemis ; toutes les presses de Froben étaient employées à ses apologies. La Sorbonne, les théologiens, les casuistes, les violens des deux partis, les Stunica, les Béda, les Carpi (ce dernier était prince), noms que la violence n’a pas immortalisés, le trouvèrent armé jusqu’à la fin contre toutes leurs diatribes. Le premier malheureux sachant griffonner quelques injures et balbutier la logomachie théologique se donnait la gloire de troubler les dernières heures de l’illustre vieillard, sauf à se faire marquer au front de sa main mourante. Tout le monde se croyait intéressé à le compromettre ; tout le monde se disputait les lambeaux de cette déconsidération où l’avait précipité Luther dans les matières de religion. Mais ce qui lui restait de modération dans le fond, ou, pour mieux dire, d’indépendance religieuse, irritait surtout ses innombrables ennemis ; c’est à en faire la conquête, c’est à l’arracher de sa position intermédiaire entre les deux partis, représentés alors par leurs têtes folles et leurs hommes d’action, que travaillaient tous les esprits violens, fatigués de ses immuables réserves, et voulant débarrasser le sol de la réforme des rétrogrades de la paix et de la philosophie chrétienne. On avait obtenu de lui qu’il hurlât avec les hurleurs ; on l’avait compromis dans la forme, on voulait encore le compromettre dans le fond, et lui arracher un testament de mort qui pût servir de torche aux catholiques pour allumer leurs bûchers, ou aux protestans de mandat d’expropriation pour dépouiller la vieille église. Érasme tint bon. Ce qu’il avait hurlé, après tout, c’étaient toujours des idées de paix, de morale chrétienne, de réforme amiable ; il n’avait apostasié que pour le ton de ses écrits, jusque-là doux et tempéré ; il ne voulut pas apostasier pour son indépendance ; il ne se prononça pas ; il demeura fidèle à la philosophie chrétienne, laquelle devait survivre à tous les dogmes chrétiens.
Érasme était-il plus protestant que catholique, ou plus catholique que protestant ? Car demander s’il fut tout-à-fait l’un ou l’autre, serait une naïveté. Ce qu’on peut répondre à cette question, c’est qu’il eut peut-être un peu plus de superstition que de religion, et un peu plus de religion que de scepticisme. Vous l’avez vu attribuant à sainte Geneviève la grace d’avoir survécu aux œufs pourris et aux chambres malsaines du collége de Montaigu ; vous l’avez vu faisant vœu d’achever un commentaire de l’Épître aux Romains, si saint Paul le guérit d’une chute de cheval : en d’autres circonstances, il aura quelque peur vague du démon ; il racontera des histoires d’exorcismes du ton d’un homme qui croit un peu aux possédés ; il aura sur l’ennemi du genre humain cette espèce de doute curieux et inquiet que nous avons sur l’infaillibilité divinatoire des somnambules. Quant au dogme pur, le dogme protestant, né d’hier, qu’il avait vu sortir de cerveaux montés ou malades, ce fruit de tant de choses bonnes et mauvaises, de besoins sérieux et d’ambitions vulgaires, de la science et de l’ignorance, des hommes d’élite et des masses aveugles, de l’esprit et de la chair, de la raison et de la folie, il ne le prenait même pas au sérieux ; il voulait encore moins d’une religion fabriquée de son temps par des brouillons (nebulones), que de la foi, exploitée et tournée en marchandise, des catholiques romains. Le dogme catholique, au contraire, se recommandait à ses respects par l’ancienneté, par la tradition, par une longue possession des intelligences ; s’il en doutait quelquefois par l’esprit, il y croyait par le sentiment et par l’habitude. Si, d’une part, il ne pouvait se défendre, en suivant successivement ce dogme dans les augmentations ou altérations qu’il avait subies depuis son établissement, de remarquer que ce n’était pas l’œuvre de Dieu seul, s’il sentait sa haute raison fléchir vers l’incrédulité, quand il lui arrivait de regarder dans le christianisme au-delà de la morale et du précepte de l’égalité humaine ; d’autre part, les impressions d’une enfance confisquée au sacerdoce et qui en avait gardé l’empreinte, malgré la révolte de l’homme mûr ; l’immense pouvoir matériel fondé sur ce dogme ; la polémique, où, à force d’aller, pour les nécessités du discours, au-delà de sa vraie croyance, on finit par perdre chaque jour un peu de ses doutes, et par devenir croyant par amour-propre ; ses relations avec les rois et les papes, et l’honneur d’une foi commune ; toutes ces choses devaient le faire plus pencher vers le catholicisme que vers le protestantisme, et, puisqu’il fallait mourir dans l’une ou l’autre croyance, lui faire préférer les incertaines mais vieilles garanties du catholicisme aux promesses d’hier du protestantisme. Mais au fond, il n’appartint jamais qu’à lui-même ; il put se rapprocher tantôt d’un parti, tantôt de l’autre, selon qu’il en espérait davantage pour la tolérance et les lettres ; mais il resta l’homme de toutes les choses durables que les passions humaines avaient cachées sous des formules devenues des cris de guerre ; et Dieu, en lui inspirant le mot sublime de philosophie chrétienne, se plut à faire réfléchir à sa belle et douce intelligence une de ces vérités qui ont encore de la vie plusieurs siècles après qu’elles ont été proclamées !
- ↑ Lettres, 580. B. C.
- ↑ Lettres, 580. B. C.
- ↑ 515. F.
- ↑ Lettres, 590. C. D.
- ↑ Lettres, 1319. E. F.
- ↑ Enchiridion militis christiani, etc.… C’est une sorte de manuel du chrétien.
- ↑ Lettre à Sadolet, 1270. D. E.
- ↑ D. Erasmi declarationes ad censuras colloquiorum.
- ↑ Crabrones.
- ↑ Il faut me passer ce français barbare, qui seul peut rendre le tour bizarre de la phrase de Luther, et ce jeu de mot de placere displicere, summè summi, etc. Cette manière était tout à la fois dans le goût du temps et dans la tournure d’esprit de Luther. Voici la phrase latine : Itaque tibi gratulor quod dum summè omnibus places, non minùs displices iis, qui soli omnium summi esse et summè placere volunt. Je n’ai pas besoin de remarquer que cette phrase s’applique aux hommes du haut clergé, ennemis communs d’Érasme et de Luther.
- ↑ Illotis manibus.
- ↑ Il ne dit pas : de ta faction.
- ↑ Ceci était un petit mensonge. Érasme avait lu et dû lire avidement les pamphlets de Luther. Comment celui-ci aurait-il su qu’Érasme avait agréé ses bagatelles ?
- ↑ Jodoco Jonæ, 448. A. C. D.
- ↑ 545. B. F.
- ↑ 599. D. E.
- ↑ Optimus maximus ; c’est ce que les Romains disaient de Jupiter. Dans cette prière d’Érasme l’érudition remplace l’onction.
- ↑ Lettre de Luther à Érasme.
- ↑ 736. D. E.
- ↑ 745-746.
- ↑ Permittas hanc veniam oviculæ tuæ…
- ↑ Lettre à Mélanchton. 822. C. D.
- ↑ 813. B.
- ↑ 812. E. F.
- ↑ 935. E. F.
- ↑ 813. B
- ↑ 812. E. F.
- ↑ 814. A.
- ↑ 815. A. E.
- ↑ C’est le titre assez bizarre de la réponse d’Érasme aux attaques d’Ulric Hulten, un des soldats d’avant-garde de Luther, homme instruit, mais léger et libertin : Spongia adversùs adspergines Ulrici Hultini.
- ↑ De servo arbitrio.
- ↑ Quelle lettre ? serait-ce celle que j’ai citée ? La circonstance qu’elle a été remise tard à Érasme le ferait croire. Serait-ce une lettre ultérieure, et qui a été perdue ? On ne peut rien dire de certain ; mais pour le résultat cela est peu important.
- ↑ Ceci est une allusion au traité du Serf-arbitre.