Ésope à la cour/Acte V

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La Compagnie des Libraires (Théâtre de feu Monsieur Boursault. Tome IIIp. 508-535).
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ACTE V.

SCENE PREMIERE.

CRESUS, TIRRENE, TRASIBULE, GARDES.
CRESUS.

Ce que vous m’apprenez a si peu d’apparence,
Que je ne puis sans honte y donner de croyance.
Esope me trahir ? lui, qui me sert si bien !
J’en serois assûré, que je n’en croirois rien.
Je n’ai point de sujet qui me soit plus fidéle.

TIRRENE.

Il se peut qu’on ait tort de soupçonner son zéle :
Peut-être de l’envie est-ce un subtil poison ;
Mais il se peut aussi, Seigneur, qu’on ait raison ;
Et de qui que ce soit que cet avis puisse être,

De celui qu’on soupçonne il faut se rendre maître.
Donnez ordre, Seigneur, qu’on l’arrête.

CRESUS.

Donnez ordre, Seigneur, qu’on l’arrête.Qui, Moi ?
Que je sois insensible à ce que je lui doi ?
Et qu’une ingratitude odieuse, effroyable
(Vice le plus honteux dont un Roy soit capable,)
Soit l’injuste salaire & du zéle & des soins
Dont vos yeux & les miens ont été les témoins ?
Pouvez-vous m’inspirer un sentiment si lâche ?

TRASIBULE.

Seigneur, à vous servir appliqué sans relâche,
J’aurois cru faire un crime à vous dissimuler
Ce que votre intérêt me defend de celer.
J’ai dû, comme sujet & fidéle & sincere,
Vous avertir qu’Esope avec son air austere,
Qui semble être ennemi de l’argent & de l’or,
A dans une Cassette en secret un Trésor.
J’ignore le détail de ses supercheries ;
Quel argent il possede, ou quelles pierreries ;
Mais à parler sans haine & sans prévention,
Je crois dans sa Cassette au moins un million.

TIRRENE.

Un million ! Seigneur, il supprime le reste :

Dans la place d’Esope, on n’est point si modeste.
Quand on peut ce qu’on veut, on étend loin ses droits :
C’est peu d’un million, il en a plus de trois :
L’ambition, Seigneur, n’a guéres de limites.

CRESUS.

Pensez bien l’un & l’autre à ce que vous me dites.
Esope criminel, quels que soient ses remors,
Je vous donne à tous deux ce qu’il a de Trésors :
Mais Esope innocent : par la même justice,
Je lui fais de vos biens un égal sacrifice.
La récompense est sûre ou la punition.

TRASIBULE.

J’accepte avec plaisir cette condition.

TIRRENE.

Je m’y soumets aussi, Seigneur, &, par avance
Je soûtiens…

CRESUS.

Je soûtiens…Vous direz le reste en sa présence.
Pour le rendre suspect en vain l’on me prévient :
Je l’ai fait avertir, & je le vois qui vient.
Il faut que cette intrigue ici se développe ;
Laissez-moi lui parler : Je vous l’ordonne.

SCENE II.

CRESUS, ESOPE, TIRRENE, TRASIBULE, GARDES.
CRESUS.

Laissez-moi lui parler ; je vous l’ordonne.Esope,
On t’accuse en ce lieu de me manquer de foi.
Je t’en veux croire seul. Me trompes-tu ? Di.

ESOPE.

Je t’en veux croire seul. Me trompes-tu ? Di.Moi,
Seigneur ? De votre part ce soupçon m’est sensible.
Je ne vous ai point dit que je fusse infaillible.
Peut-être, avec ardeur prenant vos intérêts,
Ai-je pû me tromper & vous tromper après :
Mais d’aucune action je ne me sens capable
Qui me puisse envers vous rendre un moment coupable.

CRESUS.

Et si je te convaincs, quand je me fie à toi,

De me faire un secret contre la bonne foi,
Que diras-tu ?

ESOPE.

Que diras-tu ?Seigneur, ce discours m’inquiete,
Moi, des secrets pour vous !

CRESUS.

Moi, des secrets pour vous ! Et dans une Cassette,
Qui dans ton Cabinet conduit souvent tes pas,
N’as-tu rien de caché que je ne sçache pas ?

ESOPE.

Eh, bons Dieux ! se peut-il que pour si peu de chose
Vous ayez du chagrin & que j’en sois la cause ?

CRESUS.

Je la veux voir.

ESOPE.

Je la veux voir.Seigneur, daignez m’en dispenser.
J’ai mes raisons.

CRESUS.

J’ai mes raisons.Qu’entens-je ! Et que puis-je penser !
Quelles raisons as-tu que tu n’oses me dire ?

TIRRENE.

Hé ! n’est-ce pas, Seigneur, assez vous en instruire ?
Que voulez-vous de plus ? Interdit & contraint,

Le refus qu’il vous fait montre assez ce qu’il craint.

TRASIBULE.

Seigneur, de la parole il a perdu l’usage :
Vous faut-il de son crime un plus grand témoignage ?
S’il étoit innocent, pour sortir d’embarras,
Une Fable à propos ne lui manqueroit pas :
Mais de sa trahison la preuve est si facile,
Qu’un si foible secours lui paroît inutile.

CRESUS.

On t’accuse ; on t’insulte ; & tu ne réponds rien !

ESOPE.

Que dirois-je, Seigneur, que vous ne sçachiez bien ?
Quel que soit l’embarras où leur haine me jette,
Elle est de mon silence un mauvais interpréte :
L’innocence est timide & non la trahison.
Si je ne réponds pas, en voici la raison.

LA TROMPETTE ET L’ECHO.
FABLE.

« D’où vient dit un jour la trompette,
» Qu’il ne m’échappe rien qu’Echo ne le répete ;
» Et que, pendant l’Eté quand il tonne bien fort,
» Loin de vouloir répondre il semble qu’elle dort ?
» Le bruit est bien plus grand quand le tonnerre gronde
» Que lorsqu’en badinant je m’amuse à sonner. »
Echo de sa grotte profonde,
L’entendant ainsi raisonner :
« A tort mon silence t’étonne.
» Je n’hésite jamais à répondre à tes sons :
» Mais j’ai, dit-elle, mes raisons
» Pour ne répondre pas lors que Jupiter tonne.
» Aux suprêmes Divinités
» Jamais nos respects ne déplaisent ;
» Et quand les grands sont irrités,
» Il faut que les petits se taisent. »


CRESUS.

Parle. Je ne suis point irrité contre toi ;
Tu n’as aucun ami qui le soit plus que moi.
Ta vertu soupçonnée est tout ce qui m’irrite.

TIRRENE.

En disant une Fable il croit en être quitte.
C’est ainsi que du peuple obsédant les esprits,
Par sa fausse Morale il en a tant surpris ;
Pendant qu’à vos Sujets il débite des Fables,
Il acquiert sourdement des Trésors véritables.
Combien dans sa Cassette en va-t-on découvrir !

ESOPE.

Hé bien ! Seigneur, hé bien ! il la faut faire ouvrir.
Quoi que jusqu’à ce jour j’ose croire ma vie
A couvert des efforts de la plus noire envie,
J’avoue ingénument qu’il m’eût été bien doux
Que jamais ce secret n’eût été jusqu’à vous.
Vous le voulez sçavoir, il faut vous satisfaire.

TRASIBULE.

Seigneur, s’il y va seul, il en va tout distraire,
Détourner les moyens de sa conviction,
Et peut-être en Bijoux sauver un million ;
Il peut en un moment faire tout disparoître.

ESOPE.

Pour ne rien détourner je veux bien n’y pas être.
En garde contre vous, comme vous contre moi,
Tout ce que je demande est que ce soit le Roi,
(Lui, qui de l’équité fait son plaisir suprême)
Qui la fasse apporter & qui l’ouvre lui-même.
Heureusement, Seigneur, j’en ai les Clefs ici.
La Clef du Cabinet est celle que voici :
L’autre, qu’aucun mortel n’auroit qu’avec ma vie,
Est celle du Trésor dont on a tant d’envie.

CRESUS.

Je les mets avec joye entre vos mains.Hola !
Il parle bas aux gardes.
Observez bien mon Ordre, & ne touchez que là.
Je vous attens.

TIRRENE.

Je vous attens.Seigneur souvenez-vous du pacte ;
La parole des Rois jamais ne se rétracte.

CRESUS.

Quand il en sera temps, je m’en souviendrai bien.

Esope criminel, c’est à vous tout son bien :
Et, pour être aussi juste envers l’un qu’envers l’autre ;
Vous Calomniateurs, c’est à lui tout le vôtre…
Tu dois, s’ils m’ont dit vrai, par tes exactions,
Avoir en ta puissance au moins trois millions.
Ne me déguise point ce que je puis connoître.
Es-tu riche ?

ESOPE.

Es-tu riche ?Moi, Riche ! Eh ! demandai-je à l’être ?
Loin que le bien, Seigneur, me cause aucun souci,
N’ayant besoin de rien je ne veux rien aussi.
Si vous me retirez la main qui me protége,
Tel que je suis venu, tel m’en retournerai-je ;
Et je verrai l’éclat dont sous vous j’ai brillé,
Comme on voit un beau songe après être éveillé :
Soyez content de moi, je le suis du salaire.

TRASIBULE.

Vous allez sur le champ découvrir le contraire ;
Et ce que par votre Ordre on apporte en ces lieux,

Va lui fermer la bouche & vous ouvrir les yeux,
Seigneur.

SCENE III.

LES GARDES QUI REVIENNENT,
CRESUS, ESOPE, TIRRENE, ET TRASIBULE.
CRESUS.

Seigneur.C’est ton trésor, Esope ; avant qu’on l’ouvre,
Et que ce qu’il renferme à mes yeux se découvre,
Fais m’en, je t’en conjure, un sincere détail.
C’est le prix de tes soins, le fruit de ton travail.
Cette épreuve t’est rude & me fait violence.

ESOPE.

Cette épreuve à l’Envie imposera silence :
Et je ne puis, Seigneur, en être mieux vengé
Qu’en la rendant témoin de tout le bien que j’ai.

Tout ce que je dirois lui sembleroit frivole.

TIRRENE.

Qu’attendez-vous, Seigneur, à nous tenir parole ?
De sa fausse fierté faites-le repentir.

CRESUS.

Eh bien ! Puisqu’on m’y force il y faut consentir.
Ouvrons. Ciel ! Quel spectacle est-ce ici que l’on m’offre ?
Gardes.

UN GARDE.

Gardes.Seigneur ?

CRESUS.

Gardes.Seigneur ? Voyez ce qu’enferme ce Coffre.
On n’y trouve que l’habit d’Esope quand il étoit esclave.
Est-ce là le Trésor qu’on m’oblige à chercher ?

ESOPE.

Oui, Seigneur ; vous voyez ce que j’ai de plus cher ;
C’est l’habit que j’avois, quand par un sort propice
Il vous plût me choisir pour me rendre service.
Habit vil, mais qu’on porte avec tranquillité ;

Qu’inventa la pudeur, & non la vanité ;
Qui jamais contre moi n’eût soulevé l’envie
Si je l’eusse porté pendant toute ma vie ;
Et que je redemande à votre Majesté,
Avec plus de plaisir que je ne l’ai quitté.
Comme je n’ai rien fait pour m’attirer la haine
Dont vouloient m’accabler Trasibule & Tirrene,
C’est de mon crédit seul dont ils sont mécontens ;
Et tous deux ne font rien qu’on n’ait fait de tout temps.
Quelque soin qu’il se donne, & quelque bien qu’il fasse,
Quel Ministre est aimé pendant qu’il est en place ?
Et quand de sa carriere il a fini le cours,
Ceux qui le haïssoient le regrettent toujours.
D’un si dangereux Poste approuvez ma retraite.
Je connois, mais trop tard, la faute que j’ai faite.
Que ferois-je à la Cour, moi, qui ne suis, Seigneur,
Hypocrite, Jaloux, Médisant, ni Flateur ?

CRESUS.

Pour ta retraite, non. Tu m’es trop nécessaire.
Mais pourquoi cet Habit ? & qu’en voulois-tu faire ?
Quel bizarre plaisir t’obligeoit à le voir ?

ESOPE.

L’orgueil suit de si près un extrême pouvoir ;
Que souvent dans la place où j’avois l’honneur d’être,
De ma foible raison je n’étois pas le maître.
Souvent l’éclat flateur de ce rang fortuné,
M’élevant au-dessus de ce que je suis né ;
Pour être toujours prêt à rentrer en moi-même,
Je gardois ce témoin de ma misere extrême :
Et quand l’orgueil sur moi prenoit trop de crédit,
Je redevenois humble en voyant mon habit.
Voilà tout mon trésor. Quelque peu qu’il me coûte,
Je ne m’en dédis point, c’est un trésor sans doute ;
Puisque, lorsqu’on travaille à me sacrifier,
Il vient à mon secours pour me justifier.

Si contre mon devoir c’est tout ce qu’on oppose,
Combien de gens, Seigneur, s’ils faisoient même chose,
Sçachant ce qu’ils étoient, & voyant ce qu’ils sont,
Auroient à votre Cour moins d’orgueil qu’ils n’en ont.

CRESUS à Tirrene.

Hé bien ! mes vrais amis, que ce succès désole,
Vous ne me pressez plus de vous tenir parole !
Je vous pardonnerois un effort plus puissant
Pour me faire trouver un coupable innocent :
Mais de vous pardonner je me sens incapable,
Lorsque d’un innocent vous faites un coupable.
Pour agir sans aigreur je suis trop irrité.
Esope plus tranquille aura plus d’équité.
Sûr qu’il est toujours juste en tout ce qu’il ordonne,
A son ressentiment le mien vous abandonne.
Il ne peut, quoi qu’il fasse, après vos duretez,
Vous causer tant de maux que vous en méritez.
Aux gardes.

Vous, que je laisse exprès pour garder cette porte,
Que sans l’aveu d’Esope aucun n’entre ou ne sorte :
Et que son ordre ici puisse autant que le mien.

SCENE IV.

ESOPE, TIRRENE, TRASIBULE, GARDES.
ESOPE.

A votre tour, Messieurs, vous ne dites plus rien.
Tantôt vous souteniez, pour me tirer d’affaire,
Qu’une Fable, à propos, eût été nécessaire ;
Je vous ai cru. Voyons pour vous mettre en repos
Ce que vous me direz qui puisse être à propos.
Que vous avois-je fait pour vouloir me détruire ?

TIRRENE.

Eh ! que vous faisons-nous en cherchant à vous nuire ?

Plus de vos ennemis attaquent vos vertus,
Plus vous avez de gloire à les voir abbatus.
Malgré tout le chagrin dont votre ame est saisie,
Vous êtes redevable à notre jalousie :
Aucun de vos amis, le fût-il à l’excès,
N’a travaillé pour vous avec tant de succès.
Quel honneur plus parfait voulez-vous qu’on vous fasse ?

ESOPE.

Il est vrai ! j’oubliois à vous en rendre grace :
Je dois être content de vos bontés pour moi.

TRASIBULE.

Est-ce un crime à punir que de servir son Roi ?
Ayant sçû qu’un trésor que l’on disoit immense
Pouvoit de ce Monarque affoiblir la puissance,
Pour ne le pas trahir, nous avons cru devoir
En fidéles Sujets le lui faire sçavoir.
Par bonheur pour l’Etat, ce sont des impostures.
Au milieu des trésors vous avez les mains pures.
Puisse un si digne exemple un jour être à l’envi
Par tous vos successeurs exactement suivi !
Voilà le plus grand mal dont vous puissiez vous plaindre ;

Celui qui nous menace est beaucoup plus à craindre.
Par une Loi sévére entre Crésus & nous
Nous ne possédons rien qui ne doive être à vous.
Mais c’est un foible appas pour une ame si haute.

ESOPE.

Si mon mal n’est pas grand, ce n’est pas votre faute,
De votre intention pleinement éclairci,
La mienne est d’imiter l’exemple que voici.

L’HOMME ET LA PUCE.
FABLE.

Par un homme en courroux la puce un jour surprise,
Touchant, pour ainsi dire, à son moment fatal,
Lui demanda sa grace, & d’une voix soumise,
« Je ne vous ai pas fait, dit-elle, un fort grand mal. »
« Ta morsure, il est vrai, me semble un foible outrage,
» Dit l’homme ; cependant n’espère aucun pardon.

» Tu m’as fait peu de mal ; mais j’en sçai la raison,
» C’est que tu ne pouvois m’en faire davantage. »


Si j’eusse été coupable & que j’eusse eu du bien,
Est-il un mal plus grand que l’eût été le mien ?
Je dois à votre insulte une peine aussi grande.
Et mon honneur…

SCENE V.

UN GARDE, ESOPE, TIRRENE, TRASIBULE.
UN GARDE.

Et mon honneur…Rhodope est là qui vous demande.
Nous n’avons sans votre ordre osé la faire entrer.

ESOPE.

J’ignore quel sujet peut ici l’attirer :
Qu’elle entre.

TIRRENE.

Qu’elle entre.Elle a pour nous une haine mortelle.

SCENE VI.

RHODOPE, ESOPE, TIRRENE, TRASIBULE, GARDES.
RHODOPE.

Ma Mere attend votre ordre, & je l’attens comme elle.
Vous l’avez conviée à souper avec vous :
Il est tard.

ESOPE.

Il est tard.Ce plaisir m’auroit été bien doux ;
Mais qu’à la Cour, Rhodope, on est près du naufrage !
Trasibule & Tirrene à qui je fais ombrage,
Ont voulu m’accabler de leurs injustes coups.
Si je veux me venger, je le puis.

RHODOPE.

Si je veux me venger, je le puis.Vengez-vous.
Tous deux dans leur patrie, & nous loin de la nôtre ;
Ma faveur les irrite aussi bien que la vôtre.

Que leur haine pour nous rejaillisse sur eux :
Une faute impunie en fait commettre deux.
D’un ruisseau qui peut nuire interrompez la course,
Et pour faire encor mieux, tarissez-en la source.
Vous avez le pouvoir, décidez, ordonnez.

SCENE VII.

CRESUS, ARSINOE, ESOPE, RHODOPE,
TIRRENE, TRASIBULE, GARDES.
CRESUS.

bien ! Esope, à quoi les as-tu condamnez ?
Dans mes premiers transports me trouvant trop à craindre,
Je me suis retiré pour ne pas te contraindre.
As-tu vengé sur eux ton honneur offensé ?
Parle.

ESOPE.

Parle.Je n’ai, Seigneur, encor rien prononcé.

Peut-être que mon cœur pénétré de l’offense
Sous le nom de Justice useroit de vengeance ;
Et que de ma rigueur bien-loin de me louer,
Vous n’hésiteriez pas à me désavouer.

CRESUS.

Te désavouer ! moi ? qui t’estime, qui t’aime,
Et qui prends à ton sort plus de part que toi-même ?
Je suis en ta faveur prêt à souscrire à tout.

ESOPE.

Ils n’ont rien épargné pour me pousser à bout.
Permettez qu’à mon tour, Seigneur, je les y pousse.
Un outrage est sensible, & la vengeance est douce.

CRESUS.

La tienne est toute juste, ou l’on n’en vit jamais.

ESOPE.

Me la permettez-vous ?

CRESUS.

Me la permettez-vous ? Oui, je te la permets.
Venge-toi. Tu le peux. Tu le dois. Je l’ordonne.

ESOPE.

Puisque je puis user du pouvoir qu’on me donne,
Je les condamne donc, dussai-je être trahi,
A tâcher de m’aimer autant qu’ils m’ont haï.
A l’égard de leur bien, loin d’y vouloir prétendre,
Je les condamne aussi, Seigneur, à le reprendre :
Si votre ordre contre eux avoit tout son effet,
Leurs enfans souffriroient d’un mal qu’ils n’ont pas fait.
Enfin, je les condamne à n’avoir de leur vie
De l’emploi que j’occupe une imprudente envie :
Un Ministre honnête homme & qui fait son devoir
Est lui-même accablé sous un si grand pouvoir :
Quoiqu’avant le Soleil tous les jours il se leve,
Jusqu’à ce qu’il se couche il n’a ni paix ni tréve ;
Et durant la nuit même attentif à prévoir,
Le repos de l’Etat l’empêche d’en avoir.
Du plus foible parti souffrez que je me range,
Et que ce soit ainsi, Seigneur, que je me venge.
Ils avoient de la joie à causer mon malheur,

Et j’aurois du chagrin si je causois le leur.

CRESUS.

Non, je prétens au moins que leurs biens t’appartiennent.

ESOPE.

Que voulez-vous, Seigneur, que sans biens ils deviennent ?
Être de qualité sans du bien, c’est un sort,
Pour peu qu’on ait de cœur, plus cruel que la mort.
Il suffit qu’à vos yeux je ne sois point coupable.
La vengeance facile est honteuse & blâmable.
C’est un honneur pour moi préférable à leur bien,
De pouvoir me venger & de n’en faire rien.
Tandis que la balance est encor suspendue,
Donnez à vos bontés toute leur étendue.
Les Rois, comme les Dieux, sont faits pour pardonner.

TIRRENE.

Ah ! C’en est trop. Seigneur, quoi qu’on puisse ordonner,
Quelque punition qui suive notre crime,
La plus dure à souffrir est la plus légitime.

De la bonté d’Esope étonnés & confus,
Nous ne pouvons tenir contre tant de vertus.

TRASIBULE.

Oui, Seigneur, de son bien avides l’un & l’autre,
C’est à lui justement qu’appartient tout le nôtre.
Vous avez fait la loi, nous y sommes soumis.

ESOPE.

Non ! Laissez-moi, Seigneur, acquerir deux amis.
Si jamais mon service eut le bien de vous plaire,
Accordez-moi, Seigneur, leur grace pour salaire :
C’est une récompense un peu forte pour moi ;
Mais un Roy doit toujours récompenser en Roi.
Par leur confusion, leurs remords, leurs allarmes,
Leur crime n’est-il pas expié ?

CRESUS.

Leur crime n’est-il pas expié ? Tu me charmes.
A remplir tes desirs je n’ai tant hésité
Que pour voir jusqu’au bout ta générosité.
Trasibule, Tirrene, Esope vous pardonne :
Et j’aime à profiter des exemples qu’il donne.

Quel sujet fut jamais plus utile à son Roy ?…
à Arsinoé.
Mais de tous ses conseils le plus charmant pour moi,
Madame, c’est celui que son zéle me donne
De vous sacrifier Argie & sa Couronne :
Plus heureux d’être esclave en de si beaux liens,
Que de me voir un jour Maître des Phrygiens.

ARSINOE.

Quelle faveur pour moi qu’un pareil sacrifice !
D’Esope à qui je dois cet important service,
Faites que la fortune arrive au plus haut point.

CRESUS.

Hé ! quel bien puis-je faire à qui n’en cherche point ?
Je ne sçai qu’un plaisir que je lui puisse faire.
Comme à toute ma Cour, Rhodope a sçû lui plaire,
Et je veux que demain au même autel que nous…

ESOPE.

Nous avons, elle & moi, trop de respect pour vous :
Et le Ciel entre nous, Seigneur, met trop d’espace,

Pour oser accepter une pareille grace.
Ce seroit un orgueil inexcusable à moi
De joindre mon Hymen à celui de mon Roy.
Quelques mois de délai, loin de fâcher Rhodope…

SCENE DERNIERE.

ATIS, CRESUS, ARSINOE, ESOPE, RHODOPE,
TIRRENE, TRASIBULE, GARDES.
ATIS.

Seigneur, le peuple ému demande à voir Esope.
On répand dans Sardis des bruits confus & sourds
Que pour sa récompense on attente à ses jours.

CRESUS.

A ce peuple agité viens te faire paroître ;
Du jour de ton Hymen je te laisse le maître.
Mais pour moi c’est un terme assez long que demain.

ESOPE.

Unissez bien vos cœurs en vous donnant la main.
Puissiez-vous, tout un Siécle oubliés par les Parques,
De la faveur des Dieux sans cesse avoir des marques !
Et puissent vos enfans, aimés & crains de tous,
Voir un jour naître d’eux d’aussi grands Rois que Vous.