Ésope (Banville)/Acte 1
ACTE PREMIER
Scène première
Oui, Rhodope, visage en fleur au clair sourire,
Moi, Crésus, le Roi tout-puissant, je te désire.
Je te veux, je contemple ardemment, follement,
Tes yeux de flamme où brille un sombre diamant —
Cependant tu me hais, ou du moins tu me braves.
Je suis esclave, ainsi que tes autres esclaves.
Le Roi, qui pour l’avoir l’a payée assez cher,
Pour son plaisir fait ce qu’il veut de notre chair.
Ainsi qu’un Dieu savoure à son gré l’ambroisie.
Maître du monde, agis donc à ta fantaisie ;
Car tu peux, s’il te plaît, dénouer mes cheveux.
Ah ! ce n’est pas cela que je veux ! Non, je veux
Que tu m’aimes, Rhodope au visage de rose.
Roi Crésus, tu veux ? Mais cela, c’est autre chose.
Que tes caresses, tes délires, tes baisers
Soient, comme des oiseaux, sur ma tête posés ;
Triomphe, emporte-moi dans l’air que tu respires,
C’est bien ; mais ton amas de trônes et d’empires,
La poudre d’or qui court dans ton Pactole frais,
Tes saphirs, tes rubis, si tu me les offrais,
Ne pourraient pas suffire à ma froideur farouche
Pour que le mot : Amour, frissonnât sur ma bouche.
Ah ! si je dois jamais prononcer rien de tel
Que ces mots : Je t’aime, à l’oreille d’un mortel,
C’est que me prenant toute, entre ses bras jetée,
Il me possédera sans m’avoir achetée.
Ah ! cruelle, est-ce un titre à subir les affronts
Hélas ! que d’être grand par dessus tous les fronts,
Comme le mont neigeux que l’orage enveloppe ?
Car tu me fuis !
Délices de vingt rois, trésor des yeux mortels.
Plus d’un peuple dompté m’eut dressé des autels.
Dès que mon pied vainqueur se posa sur la terre
On me nomma : Vénus ! quand j’abordai Cythère.
Et plus tard, quand je vins en Égypte, Amasis
A cru voir, sous mes traits, la figure d’Isis.
J’y triomphai, j’y fis à mes frais bâtir une
Pyramide. Joyau de l’aveugle Fortune,
Possédant tout, je mis des vases radieux
Et des trépieds d’or pur dans les temples des Dieux.
Mais quand je partis, des pirates, par surprise,
La nuit, sont montés sur mon navire et m’ont prise.
Ils m’ont refaite esclave, et mon sort obscurci
M’a par de longs chemins conduite jusqu’ici.
Ah ! dans ce clair palais, vermeil comme l’Aurore,
Si tu m’avais dit : Sois libre, mais je t’adore !
Peut-être étais-je femme à tomber dans tes bras.
À présent, c’est trop tard, fais ce que tu voudras.
Je subis, s’il le faut, la caresse d’un maître.
Quoi ! libre, tu pourrais m’aimer ?
Car celle qui sourit sans chaîne et sans lien
Entend la voix qui parle à son oreille.
S’il ne faut que cela, si vraiment, délivrée,
Tu dois verser l’amour à mon âme enivrée,
Alors…
Brise-le.
Tu le veux ? Donc…
Je suis libre ?
Tu partirais !
Je t’avais cru d’abord plus grand que ton empire,
Crésus. Il n’en était rien.
Je te garde encor.
Ah !
Je puis te rendre égale à ton Roi, si tu m’aimes,
Et mettre sur ton front charmant vingt diadèmes.
Oui, tu peux te donner des spectacles pompeux.
Déguiser ton esclave en reine, tu le peux,
Et charmer ton ennui par ces plaisirs futiles.
Oui, quand je t’ai vu tout d’abord, vainqueur des îles,
Possédant les forêts, les royaumes, les lys
Et les vastes pays que ceint le fleuve Halys,
Tes yeux semblaient de pourpre, et sur tes tresses noires
Je crus voir tournoyer les ailes des victoires.
Mais, Roi, de tels honneurs sont pour moi superflus.
On ne peut faire avec Rhodope rien de plus
Que Rhodope. Je fus esclave et courtisane,
Il est vrai, mais j’ai la fierté d’une titane.
J’étouffe dans ton ombre, et je trouve mauvais
Ton pain.
Je ne suis pas heureux, si tu savais…
Toi que servent si bien l’audace et la bravoure !
Je sens la trahison qui veille et qui m’entoure.
Je n’ai plus rien. J’ai pu voir mort le fier Atys.
Oui, cet enfant si beau, mon héritier, mon fils,
Je l’ai vu déchiré par la rouge blessure.
Le sang avait jailli sur sa belle chaussure
Et sa pâleur était celle d’un lys éclos.
Or, comme je voulus étouffer mes sanglots,
Respirant les hasards, la guerre, le voyage,
Voulant venger aussi mon beau-frère Astyage,
Furieux, poussé par je ne sais quel démon,
Obéissant encore à l’oracle d’Ammon,
J’attaquai Cyrus à Ptérie, en Cappadoce.
Les chocs et les retours de la bataille atroce,
Maints combats où la guerre a fait son noir festin
Ont entre nous laissé l’avantage incertain,
Et Cyrus, que baigna la sanglante rosée,
N’a pas vaincu.
Et mon âme s’attriste à la chute du jour.
Enfin, j’avais pu croire, un instant, que l’Amour
Apitoyé, faisant de moi sa douce proie,
Me donnerait encore une dernière joie.
Si tu l’avais voulu, tu m’aurais consolé,
C’est fini, mon dernier espoir s’est envolé.
Ô Dieux immortels, sur mon empire qui sombre
Vient l’envahissement effroyable de l’ombre,
Si vous ne m’envoyez, quand je me sens perdu,
Quelque prodigieux secours inattendu.
Horreur !
Quels sont ces cris affreux ?
Bandits féroces !
Rhodope !
Voir ainsi des spectacles atroces !
Qu’est-ce donc ? Que vois-tu ?
Sinistre, un malheureux qu’on chasse à coups de fouet,
Hurle d’horreur, souffrant les angoisses dernières.
Son dos martyrisé saigne sous les lanières
Et l’ombre emplit déjà son visage obscurci.
Il succombe.
Fais-lui signe qu’il vienne ici.
Oui, je veux soulager sa misère profonde,
Étant le Roi suprême et le maître du monde.
Ah ! tu mériterais, Crésus, qu’on t’adorât !
Hélas !
Scène deuxième
Elle, grands Dieux !
Mais c’est Ésope !
Aveuglé tout à coup par les cieux écarlates,
Et stupéfait, sortit de terre entre les pattes
D’un grand Lion. C’était d’un Rat bien imprudent.
Mais le Lion, brisé par le soleil ardent,
Laissa vivre ce vil rebut de la nature.
Et ce fut de sa part générosité pure,
Car sans doute le Rat ne sut pas, en effet,
J’imagine, payer cette dette.
Car un jour, le Lion terrible et solitaire
Fut pris dans un filet tendu près de la terre,
Sombre, vaincu, les yeux pleins d’éblouissements.
Et la forêt trembla de ses rugissements.
Mais le Rat, lui, ce vil néant, cette canaille,
Se mit à ronger les filets, maille par maille,
Et le Lion, par son secours essentiel,
Se retrouva superbe et libre sous le ciel.
Car le grand, si grand qu’il soit, peut avoir affaire
D’un petit.
De ce nain, qui nous dit l’histoire des lions ?
Que lui voulais-tu ?
Le faire expirer sous le fouet. Haillon de fange,
Tortu, difforme, il ne vaut pas le pain qu’il mange.
Un marchand me donna cet être mal léché,
Avec trois beaux Crétois, par dessus le marché.
C’est ainsi. Nous avons eu pour rien ce colosse
Exigu, ce héros tragique, avec sa bosse.
Le rire le talonne et le suit pas à pas.
Rien, pour lui, c’est cher.
Va.
Scène troisième
Mourir ?
Elle est la douce mère et la bonne nourrice,
Et l’on s’endort heureux en son paisible sein.
Comment ferait, en son immuable dessein,
Lorsqu’elle vient fermer notre bouche ravie,
La Mort, pour être aussi cruelle que la Vie ?
Des charniers, de la boue et des arcs triomphaux ;
Un concert, dont tous les instruments chantent faux,
Des chiens fous aboyant contre la chaste Lyre ;
Puis le féroce orgueil, l’amour qui vous déchire,
La faim, la soif atroce, ou la satiété,
Des vautours et des loups mis en société,
La haine, le bourreau, la peste, l’esclavage,
La mer jetant des corps noyés sur le rivage,
Des marchands de tableaux qu’ils prétendent anciens,
Des singes que l’on prend pour des musiciens,
Les serpents, les poisons, le vin qui vous enivre,
C’est cela que l’on trouve en s’obstinant à vivre,
Et la femme est bizarre et l’homme n’est pas beau.
Le repos tant cherché n’est que dans le tombeau.
Ah ! tant de maux blessés par la douce lumière,
La faim, louve brutale, entrant dans la chaumière.
Quand tant de blé pourrit, vainement récolté,
L’Ennui roi, le Génie à toute heure insulté,
Un festin servi pour l’Avarice et l’Envie,
Voilà ce qu’offre à tous la menteuse, la Vie,
Que l’on quitte en disant trop tard : Si j’avais su !
Ainsi qu’est-elle pour un avorton bossu ?
Ah ! que ce corps hideux, ridicule, difforme,
Accablé, trouve enfin sa litière et s’endorme
Tranquille, dans la paix sereine du trépas,
Oui, certes, j’y consens, mais je ne voudrais pas,
Bien qu’ayant maintes fois joué de tristes rôles
Sans pleurer, mourir sous le vil fouet de ces drôles,
Dont le souffle brûlant courait dans mes cheveux.
Enfin, tu peux aussi m’épargner, si tu veux,
Car le cèdre, à ses pieds, laisse vivre l’hysope,
Et le Lion fut doux pour le Rat.
Bon Ésope !
Tu le connais ?
Jadis je fus esclave avec ce phrygien,
Ainsi que lui réduite à servir sous un maître,
Et je l’admirais plus qu’il ne l’a su, peut-être,
Car les Dieux nous montrant que tout orgueil est vain,
Ont dans son corps souffrant mis un esprit divin.
Il a reçu du ciel, qui nous sait misérables,
Ce don mystérieux d’imaginer des fables
Par qui, passant chétifs, sur la terre exilés,
Nous sommes à la fois charmés et consolés,
Car la Vérité, nue ainsi qu’une statue,
Y paraît, grâce à lui, belle et de fleurs vêtue !
En ces récits, tantôt bouffons et gracieux,
Tout nous parle à son tour, les éléments, les cieux,
Le chêne, le grand fleuve, et le lion superbe,
Le manant, Jupiter, le serpent, le brin d’herbe.
Nous voyons défiler tout le vaste univers
Dans cette comédie aux cent actes divers,
Qui nous enseigne, par un heureux artifice
La bravoure, la foi, l’amour, le sacrifice,
Et toujours nous gourmande, en nous forçant à voir
Nos vices reflétés, comme dans un miroir.
Oui, voilà ce que fait, en son libre génie,
Ésope, conseillé par la muse Ironie ;
Car celui qui subit les injures de l’air,
Les coups, la faim, l’été dévorant, l’âpre hiver,
L’ennui sombre a, du moins, la revanche sublime
De railler, comme il peut, tout ce qui nous opprime,
Et c’est pourquoi l’esclave est un comédien.
Roi, toute énigme cède à ce bon phrygien.
Il a servi des rois et, malgré leurs injures
Il leur a fait gagner d’étonnantes gageures.
Traité par la misère avec sévérité,
Il invente, il devine, il sait la vérité.
Aussi fut-il parfois le vrai soutien d’un trône,
Comme chez Lycérus, prince de Babylone.
Et quand, par ses conseils, maint royaume fleurit,
À des maîtres pour qui son invincible esprit
Fut toujours comme un luth qui s’anime et qui vibre,
Il ne demandait rien qu’une grâce : être libre !
Mais il ne fut jamais délivré sous les cieux,
Car un pareil esclave était trop précieux,
Et toujours l’esclavage avec son rire impie,
Lui remit sur le dos sa griffe de harpie.
Ô Rhodope, affolé par ma perte, où je cours,
Je suppliais les Dieux de me porter secours.
Or, ils m’ont écouté déjà, leurs yeux me voient,
Et ce sont eux seuls qui jusqu’à moi vous envoient.
Oui, toi que nul n’écoute et ne regarde en vain,
Rhodope, tu sais tout, comme un être divin,
Et cet esclave errant, qui près de nous respire,
A la sagesse, grâce au démon qui l’inspire.
Et toi, ne tiens-tu pas les dangers en mépris,
Ô Roi !
Triste, je vois, menant sur ses pas des fantômes,
La Désolation terrasser mes royaumes,
Et mes jours, vers la mort et vers l’oubli fuyants,
Sont éblouis par des prodiges effrayants.
Des chocs de cavaliers épars, couverts d’armures,
S’écroulent dans le ciel, comme des moissons mûres ;
La Terre avec horreur, tressaille dans son flanc
Et le Pactole enfin roule des flots de sang.
On a vu s’arrêter au loin, sur les terrasses
Des villes, des vautours et des aigles voraces.
Au-dessus de nos fronts leurs vols démesurés
Planent, et ces oiseaux, de carnage altérés
Apparaissent dans l’air avec un grand bruit d’ailes.
Que m’annonce un tel signe ?
Arme tes citadelles !
Fais équiper tes chars.
Emplis les arsenaux.
Pratique des chemins et creuse des canaux.
Que le rouge brasier dans les forges s’allume
Et que les lourds marteaux épouvantent l’enclume !
Instruis pour les combats futurs les citoyens, —
Les généraux, les chefs, les princes Lydiens !
Songe à tout.
Embrase la Lydie et la Paphlagonie !
Que toujours, sur la plaine en feu, tes cavaliers
S’exercent, accourus tout à coup par milliers !
Qu’ils sachent, si longtemps que la bataille dure,
Boire de l’eau saumâtre et coucher sur la dure,
Et qu’enfin, sans savoir si la flèche les mord,
Ils soient prêts aux revers, au triomphe, à la mort.
Deviné par les flots d’hommes que tu diriges,
Ose vouloir, alors d’eux-mêmes, les prodiges
Qui t’effrayent, jetant des ombres sur ton front,
S’en iront en fumée et s’évanouiront.
Cet affranchissement, que ton cœur le savoure,
Mon Roi, car l’homme peut, à force de bravoure,
Dompter les Dieux jaloux et même le Destin,
Bâtissant dans la nuit son projet clandestin.
Tu dis bien, ma Rhodope, et ta sage parole
Dissipe mon ennui funeste, qui s’envole.
N’est-ce pas, lutter, c’est le point essentiel,
Ésope ?
Rien n’est fermé là-haut pour notre esprit agile.
Quand les Dieux ont pétri l’Homme, avec de l’argile
Qui pense, ils ont dit à ce roi : Nous t’avons fait
Libre ; marche sans peur, et sois libre, en effet.
L’horreur des éléments, la foudre, la tempête,
Font peur aux animaux, en grondant sur leur tête ;
Le lion, ignorant même son propre nom,
Est épouvanté par les éclairs ; l’homme, non.
Superbe, il vient à bout de toutes les épreuves,
Brise les rocs géants, détourne l’eau des fleuves,
Brave la mer, détruit les monstres sur ses pas, —
Et tout lui reste, s’il ne s’abandonne pas !
Non, Cyrus ne m’a pas vaincu. Mais quoi ! lors même
Que la Défaite affreuse et triste, au regard blême,
Aurait versé mon sang comme pour le tarir, —
Un peuple ne meurt pas, s’il ne veut pas mourir !
Il est gisant, glacé, terrassé dans les rêves ;
Mais au bruit que feront, en se heurtant, les glaives,
Pâle, et rouvrant ses yeux, qu’une brume voila,
Il se peut qu’il s’éveille et dise : Me voilà !
Et de nouveau le fer luit dans les mains farouches ;
Un même cri sort à la fois de mille bouches ;
Il éclate, pareil au bruit des flots mouvants, —
Et ceux que l’on croyait des morts, sont des vivants !
C’est toi dont le regard fait naître l’épouvante.
La Victoire, à ta voix docile, est ta servante.
Donc, étant le Roi, sois terrible et radieux.
Et quand viendra le jour des grands combats, les Dieux
Regarderont d’en haut, s’envoler tes quadriges,
Et ne t’effraieront plus avec de vains prodiges !
Dissipez-vous, terreurs vaines ! Je suis le Roi
Crésus, et je prétends être digne de moi.
Oui, quand nous marchons, c’est le danger qui recule
Et mon aïeul a pris le trône aux fils d’Hercule.
D’abord, allons au plus pressé. Je veux savoir
Au plus tôt, quelles sont mes ressources, et voir
Les ministres.
Mais toi, Rhodope, aube vermeille,
Qui reflétant l’éclat de la rose es pareille
Aux Déesses du ciel, que tu me rappelas,
Va, loin du clair soleil, reposer tes yeux las
Qui, ce matin, se sont ouverts avant l’aurore.
J’obéis. À bientôt, mon roi.
Toi, reste encore.
Scène quatrième
Fais venir Orétès et Cydias.
Mes deux ministres, ceux qui font et qui défont
Le sort ; les tout-puissants qu’on flatte et qu’on redoute.
Ah !
Qu’ils ne te voient pas.
Ce qu’ils diront. Fidèle à ton devoir sacré,
Écoute bien ce qu’ils diront.
Pas un seul mot.
Scène cinquième
Les intendants et les gouverneurs de provinces ?
Roi…
Ah ! je vois flotter comme une ombre dans vos yeux,
Enfin désabusés de l’espérance vaine.
Me tromper ! À quoi bon ? Ce n’en est pas la peine.
J’avais trop de bonheur, les Dieux m’en ont puni.
Taisez-vous. Le temps des mensonges est fini.
Quelque jour, il faut voir, quoi qu’on dise ou qu’on fasse,
La vérité. Je veux la regarder en face.
Il est temps. Devant moi, son maître et son gardien,
Le peuple de l’immense empire Lydien,
Vaincu par la misère, et de sa douleur ivre,
Chancelle et tombe, et n’a plus la force de vivre.
Eh bien ! relevons-le ce peuple, devant nous.
Comme on fait d’un cheval tombé sur les genoux.
À coups de fouet.
D’abord, il est bon qu’on nous craigne.
Le maître est divin ; c’est par la terreur qu’il règne,
Déchaînant à son gré les sombres châtiments.
Le commerce, les arts délicats et charmants
De la parure, où les ouvriers de nos villes
Excellaient, sont enfin tombés aux mains serviles.
Tout le pays ressemble à nos champs ravagés.
Oh ! le mal n’est pas si profond !
Sont-ils de retour ?
Oui, tous.
Et tous, les mains vides !
Ô Roi, les vignerons, les laboureurs avides,
Se refusent de même à payer les impôts.
Et l’on dirait qu’ils ont accordé leurs pipeaux.
On n’en a pu tirer ni l’argent ni le cuivre.
Efforts vains.
Avec rien.
Se dérober est leur talent.
Pour ne pas acquitter leur dû ?
Les a laissés pour morts, vu qu’il ne s’en faut guère.
Qu’ils sont accablés tous d’ennuis et de chagrin,
N’ayant pas de charrue et n’ayant pas de grain.
Que la faim les blêmit, que la fièvre les mine.
Qu’ils ont devant les yeux ce spectre, la famine.
Et qu’implorant le ciel de leurs bras ingénus,
Faute de vêtements, leurs petits vont tout nus.
Et que la peste même est assise à leur porte.
Et s’ils disaient pourtant la vérité ?
Le rusé paysan doit nous payer. Comment ?
C’est son affaire. Quant à conter son tourment,
Il y tient.
Si nous nous arrêtions à ces billevesées.
Mais alors, comment donc faut-il agir ?
Faire, nous, ce que font l’autour et le gerfaut.
Sans toits ni murs, on vit fort bien dans l’air céleste.
Il faut aux paysans prendre ce qu’il leur reste,
Leurs vêtements, et les chasser de leurs maisons.
C’est la seule réponse à leur tas de raisons.
Qu’on vende tout.
Eh ! quoi !
La cruche et les fuseaux et les rouets des filles.
Sans se préoccuper de leurs cris importuns.
De plus, il serait bon d’en pendre quelques-uns.
Le paysan toujours gourmande sa nourrice,
Attaqué de ce mal qu’on nomme l’avarice.
Mais rien n’excite mieux son âme de hibou
À trouver quelque vieille obole au fond d’un trou,
Que de voir, sous le vent jaloux qui se déchaîne,
Son voisin balancé dans les branches d’un chêne.
Devons nous accabler des malheureux ?
Tout vit sous le regard de la sereine Loi.
Celle qui tient en main la Balance et l’Épée,
Ne saurait jamais être éludée ou trompée,
Car son temple est bâti sur les plus hauts sommets.
Assez. Vous recevrez plus tard mes ordres. Mais,
Ne tourmentez pas ma colère qui sommeille.
Allez.
Scène sixième
Car les méchants sont plus cruels que les typhons,
Et ces ministres là sont d’excellents bouffons.
Ils s’exercent, guidés par leur prudence habile,
À mettre dans ta main royale une sébile,
Ne sachant rien de plus, et leur expédient
C’est de faire du roi Crésus un mendiant,
Ou plutôt le voleur de grand chemin qui rôde,
Et qui, pâle, étouffant ses pas dans l’herbe chaude,
Poursuit le misérable errant sur le côteau,
Et d’une main sanglante agite son couteau !
Peuple, qui te prétends misérable, tu railles !
Allons, du courage. Un bon mouvement. Fais-moi
Riche ! Vagabond, jette une aumône à ton Roi.
De l’or ! donne de l’or, que je me rassasie !
Ce langage irait mal au maître de l’Asie,
Au divin héros, mais tes sages conseillers
Unis par l’avarice et bien appareillés,
Marchent sur la chair vive en leur dédain superbe,
Et sur un rocher nu veulent faucher de l’herbe !
Oui, tu dis vrai.
Toujours fouaillé par la misère, et travaillant,
Et, toujours pauvre et nu, c’est lui qui te fait riche !
C’est par lui que le blé sort des terres en friche
Et que, se déroulant comme un riche tapis,
Ondule sous le vent le bel or des épis.
Mourant, il lutte encor ; malade, il se résigne.
Il cueille avec fierté le raisin de la vigne
Sous les feux aveuglants du soleil, et, le soir,
Foule sous ses pieds nus les grappes du pressoir.
Il peine ce matin, ce soir et tout à l’heure,
Et toujours.
C’est pourquoi je ne veux pas qu’il meure.
Hélas ! les ouvriers du sol, durs paysans,
Les tisseurs des métiers, les pâles artisans
Souffrent, et quand la faim les mord comme un ulcère,
Au lieu de pressurer leur chétive misère
Et de prendre, sans rien comprendre et pardonner
Le peu d’or qui leur reste, il faut leur en donner.
C’est cela !
Cette guerre a foulé tes orges et tes seigles.
Il ne te reste pas de vigne, pas un fruit.
Elle a tout ravagé, tout pillé, tout détruit.
Mais, dans tes souterrains, pour ton regard éclate
Le tas d’or amassé par ton père Alyatte,
Par Gygès, par Ardys, en ton âme présents.
Roi juste, il faut donner cet or aux paysans,
Qui, dociles et doux sous ta main protectrice,
Déchireront le sein de la terre nourrice.
Avec cet or, qui fait les blés et les raisins,
Ils pourront acheter chez les peuples voisins,
De grands bœufs mugissants, des outils, des semences,
Et redonner la vie aux campagnes immenses.
Oui, pour mieux récolter, donnons auparavant.
Oui, l’or enseveli redeviendra vivant
Et renaîtra. Mais bien agir, c’est agir vite.
Pour réussir, il faut avant tout que j’évite
Les faiseurs de néant et les diseurs de riens,
Qui frappent l’air, pareils aux chanteurs Doriens.
Loin, ces marchands de mots, trop faibles pour l’armure,
Qui parlent comme l’eau d’un vain ruisseau murmure.
Oh ! oui, Roi !
Penchant sur mon chemin leurs visages blafards.
Et, pour guérir les maux renaissants de l’Empire,
Faisant de vains discours, si le mal devient pire.
Mais moi, je donnerai tout à ce qui m’est cher,
Car, pour sauver mon peuple, ô Dieux, ma propre chair !
Qu’est-ce que des trésors cachés et des monnaies ?
Ce qu’il faut pour guérir les plus cuisantes plaies,
C’est qu’un homme, investi par moi de tout pouvoir,
Savant, ferme, si pur aussi qu’on puisse voir,
En se penchant sur lui, sa probité hautaine,
Comme un sable d’or sous le flot de la fontaine,
Et qui soit indulgent, et sache dire : Non,
Aille répandre au loin ces trésors en mon nom.
Qu’il soit doux pour tous ceux que tord l’angoisse amère,
Et qu’il ait, pour eux, la tendresse d’une mère,
Étant celui sur qui flotte l’ombre du Roi.
Un homme !
Tu l’as dit. Cet homme sera toi.
Qui, moi le maudit ! moi l’avorton ! moi l’esclave !
On verra sous l’or pur resplendir ton front hâve,
Et quand l’ardent soleil baisera tes cheveux,
Les peuples te verront, parce que je le veux,
Dans un tel appareil de puissance et de gloire,
Que tu seras comme un flambeau sur leur nuit noire.
Le passé devient songe, et si tu te souviens
De tes maux, ce sera pour t’en réjouir. Viens.
Nous allons puiser dans mon trésor, cher Ésope.
Mais sois prodigue. Agis en prince.
Adieu, Rhodope !