Ésope (Banville)/Acte 2
ACTE DEUXIÈME
Scène première
Oui, compagnon, tandis que le lion rêvant
Secoue avec orgueil sa chevelure au vent,
Nous sommes les chasseurs, et nous tendons nos toiles.
Fils, nous pourrons lever nos fronts jusqu’aux étoiles,
Car le Perse n’est pas généreux à demi.
Cher Cydias ! — Quant au bossu, notre ennemi,
Nous le tenons.
Ah ! C’en est fait d’Ésope ?
Nos esclaves hier ont pu le voir dans l’ombre
Maniant les tas d’or, joyeux et plein d’effroi.
Cet Ésope volait effrontément le Roi.
Et nous le confondrons avant peu, s’il ne cède
À nos raisons.
La peine à son bonheur succède.
Il est temps !
Dès ce soir, nous prendrons un parti.
Enfin !
On le croyait, parmi ses diverses fortunes,
Mort, oublié, perdu comme les vieilles lunes.
Pas du tout. Il revient de loin.
Toujours boudeur.
Et le bon Roi, féru de son ambassadeur,
Poursuit déjà le cours de ses projets sinistres.
Il en ferait l’égal de nous autres, ministres !
Et se réjouit trop à le voir de retour.
Parlons bas. Justement c’est lui qui vient.
Scène deuxième
Ésope.
On voit que parmi nous ta gloire se prépare.
Je te salue.
Heureux le sein qui t’a conçu !
Tu seras puissant.
Fier.
Magnifique.
Et bossu.
La faveur des rois est comme une aube vermeille
Où le nuage rose avec l’éclair sommeille.
Elle est parfois hiver glacé, tantôt printemps.
Oui, c’est elle qui fait la pluie et le beau temps.
Elle est comme ces monts qu’un orage enveloppe
De nuit.
C’est égal, sois heureux.
Bonjour, Ésope.
Scène troisième
Mon malheur, justes Dieux, est-il assez profond ?
De ce palais en fête
Je revois au lointain les nuages qui font
Des ombres sur ma tête.
J’ai connu tout, l’exil effrayant loin du jour,
Les hontes, l’esclavage.
À présent, tu meurtris mon sein, cruel Amour,
Avec ta dent sauvage.
Cette Rhodope, orgueil du printemps souriant
Qui ravit le ciel même
Comme une blanche étoile au front de l’Orient,
Ô délire ! je l’aime !
Sur sa tête un rayon brille, mystérieux.
Blanche comme l’ivoire,
Elle soumet, avec ses yeux victorieux,
Un Roi couvert de gloire.
Et devant son beau front, par la lyre vanté,
Où la clarté se pose
Mon désir palpitant frissonne, épouvanté
De frôler cette rose.
Nuit, ô sombre Mort, douces toutes les deux,
Amantes éternelles,
Venez. Ayez pitié de l’esclave hideux,
Prenez-moi sous vos ailes.
Pourvu que ma rougeur n’aille pas me trahir !
Ils viennent, lui, ce Roi que je ne puis haïr
Et là, tout près de lui, cette femme adorable
Que sans cesse poursuit mon rêve. — Ah ! misérable !
Scène quatrième
Mon Roi !
Ton Roi ! Depuis un mois, te voilà de retour,
Et je me sens heureux de te retrouver, comme
Au premier jour. Tu fus en effet plus qu’un homme.
Tu restas loin de nous deux ans, oui seulement
Deux ans, et la Lydie, en proie à son tourment
Renaît heureuse, après de si pénibles veilles.
Cher Ésope, en si peu de temps, que de merveilles !
Érythres, Clazomène et la belle Nysa
Mouraient du mal qui, si longtemps, les épuisa ;
Mais voici que ta main puissante les relève !
Oui, cet enchantement est venu comme un rêve.
Les champs semblaient maudits par quelque dieu jaloux ;
On y voyait errer des chacals et des loups,
Et la pâle Misère, au laboureur avide
Tendait ses bras sans chair et sa mamelle vide.
Mais tu parus, et tout a changé. Maintenant,
On voit l’abeille d’or sur les fleurs butinant ;
Les chars sonnent au loin sur les routes ouvertes,
Et la montagne chante, et les plaines sont vertes.
Saluant le soleil de leurs yeux étonnés,
Les femmes, sur leurs seins, bercent les nouveau-nés ;
La Paix et le Travail ont des fêtes hautaines,
Et l’on entend gaîment soupirer les fontaines.
Si les Dieux ont voulu ce miracle, en effet,
Ô Roi, maître de tout, c’est toi seul qui l’as fait,
Car on voit refleurir tout ce que ta main touche.
Quand je parlais, j’avais ton souffle sur ma bouche,
Et c’est grâce à toi seul que j’ai pu tout changer,
N’étant rien que ton ombre et que ton messager.
Oui, toi seul as guéri ton grand peuple qui saigne.
Moi, je suis revenu fidèle, et mon Roi daigne
Abaisser jusqu’à moi son regard adouci,
Et par un sort heureux, j’ai pu revoir ici
Rhodope !
Je n’en pouvais partir, puisque j’y suis esclave.
Que dis-tu !
Le destin contre moi si longtemps irrité,
A fait de moi, Rhodope, une esclave, une chose,
Sur laquelle ton pied victorieux se pose.
Dans mon regard captif, on ne voit pas d’éclair
Et le lit où je dors n’est pas à moi, ni l’air
Que je respire. Mais cependant, mon cœur vibre,
Et je t’admirerais, ô Roi, si j’étais libre.
Même, je m’intéresse à ton sort comme un chien
Qui veille encor, le cou blessé par un lien.
La Perse te menace et veut, comme naguère,
Te meurtrir ; nous verrons se réveiller la guerre
Et bientôt, frémissants comme un ardent réveil
D’aurore, et sur leurs pas versant un flot vermeil.
Tes citoyens armés pour les vaillantes luttes,
Marcheront, au son des cithares et des flûtes.
Va, guide-les, grandis la gloire de ton nom,
Et tu triompheras de tout.
De toi.
Et farouche ? Rien.
Pas plus, en vérité.
Il a fui, le fantôme horrible de la Faim,
Tu sus tout accomplir, imaginer, résoudre ;
Mais cette main, qui tient l’épée et tient la foudre,
T’élèvera plus haut qu’on ne peut le penser,
Et tu verras comment je sais récompenser.
Scène cinquième
Oui, nous verrons des jours de triomphe, et les armes
De Crésus vaincront.
Oui.
Dans tes yeux ! Toi qui sus en tous temps dévorer
Tes douleurs, tu faiblis, et je te vois pleurer !
Le plus fort se fatigue et succombe à la tâche,
Et lorsqu’on se croyait courageux, on est lâche !
Pas toi ! Mais quoi ! c’est en me regardant que tu
Pleurais, toi, le courage et la même vertu !
Non.
Tu portes le malheur comme un autre la joie.
Les maux les plus amers, tu sais les mépriser
Et je n’en connais pas qui puissent te briser.
Vers ton but, la pensée invincible te mène.
Et comme tu ne crains nulle douleur humaine,
La seule arme qui soit assez cruelle pour
Te meurtrir, c’est la flèche affreuse de l’Amour !
Quand il en est blessé, le plus hardi frissonne,
Oui, c’est cela.
Je ne te cache rien, je n’ai pas de secrets.
Tu le dis. Cependant, chère âme, tu pleurais !
Et c’est quand j’ai parlé de ce Roi qui m’enchaîne
Et dont la passion m’inspire de la haine.
Le crois-tu ? C’est un Roi. Moi, je suis un bossu.
Rhodope, si j’aimais, par un songe déçu,
Moi, nain, j’écraserais avec un poing d’Hercule
Ce cœur qui bat dans ma poitrine ridicule !
Et tu n’as pas eu tort de me parler du Roi.
Ah ! folle que j’étais ! Je comprends tout. C’est moi
Qui t’ai fait supporter cette angoisse infinie,
Ces deuils, et c’est pour moi que tu souffres, génie !
Ô misère ! je fus aveugle jusqu’au bout.
Tu m’aimes ! À présent, ami, je comprends tout.
L’amour ! tu l’as connu par moi. J’eus cette gloire.
Ah ! le passé lointain renaît dans ma mémoire,
Avec son ennui sombre et ses tourments hideux.
Jadis, quand nous étions esclaves tous les deux,
Si jeunes alors, en Phrygie, à Dalylée,
N’attendant le repos que de l’ombre étoilée,
Quand tu passais, parmi les feux du jour vermeil,
Portant des fardeaux, las, brûlé par le soleil,
Tu me cherchais des yeux, dans ton angoisse amère,
Comme un petit enfant qui regarde sa mère !
Qui te disait alors que je ne t’eusse pas
Aimé ? Triste et pensif, tu marchais dans mes pas.
Et moi, qui te parlais bien des fois la première,
Je voyais tes regards comme un flot de lumière.
La laideur n’est plus rien dans la pure clarté.
D’ailleurs, qu’est-ce que la laideur ou la beauté,
Pour celle à qui les Dieux, en leur céleste ivresse
Avaient donné l’orgueil d’une jeune déesse ?
Tu pouvais avouer ta peine et tes ennuis.
Rêve que tout cela ! Je n’aime rien. Je suis
Le triste avorton mal venu. Si, parfois, j’ose
Te contempler, c’est comme on admire une rose.
Mais je n’ai pas connu l’amour et ses tourments.
Non, je ne t’aime pas.
Je te dis que tu mens !
Scène sixième
Oh ! je n’ai pas rêvé. C’est bien elle. Sa bouche
De déesse a baisé mon front triste et farouche,
Sur ma tête brûlante elle vint se poser.
C’est bien vrai. J’ai senti la douceur du baiser !
Ô dieux ! mourir dans cet instant ! mourir !
Scène septième
Vous conseille ! Le temps, en fuyant, nous effleure,
Et change dans son vol nos destins. Vous étiez
Ma colère, devant les peuples châtiés,
Et vous étiez aussi ma force et ma clémence.
Tout émanait de vous dans cet empire immense,
Le bien, le mal, et dans le ciel échevelé,
La foudre se taisait, quand vous aviez parlé.
Vos mains tenaient le monde et n’étaient jamais lasses.
C’est de vous que tombaient les faveurs et les grâces
Et vous resplendissiez dans un éclat vermeil.
On se tournait vers vous comme vers le soleil.
Mais, à présent, c’est un jour nouveau qui va naître.
Tout est changé. Sachez que vous avez un maître.
C’est Ésope. Il agit et décide pour moi.
Ce qu’il dit, je le dis. Ce qu’il veut, moi, le Roi,
Je le veux. Donc, tâchez d’éviter sa colère.
Efforcez-vous de le servir et de lui plaire
Et gardez vos regards sur les siens attachés.
C’est dans votre intérêt que je parle. Tâchez
De lui plaire.
Scène huitième
Ah ! crois-le, cet ordre nous enchante.
Oui.
Nous te servirons d’une façon touchante.
Ardemment.
Si le Roi t’élève et te chérit, —
Il ne devait pas moins à ton subtil esprit, —
À ta vertu, brillant toujours d’un nouveau lustre.
Tu dois être, à coup sur, d’une naissance illustre !
On dit que je suis fils d’un pauvre bûcheron,
Qui, tout près d’un torrent, noir comme l’Achéron,
S’endormait, las, dans sa cabane aux vents ouverte,
Et faisait des fagots, seul, dans la forêt verte.
Oh ! quelle erreur !
Mais quoi ! Tu dis cela par jeu !
Tu dois être plutôt le fils de quelque dieu
Qui, venu parmi nous, s’éprit d’une princesse,
Et qui, dans les cieux purs, veille sur toi, sans cesse,
Esprit dont, sur toi, la sagesse ruissela.
C’est vrai.
Crois-le.
Mais je suis laid !
Qui dit cela ?
Ton visage, au contraire, est noble.
Passe et brille un rayon frémissant qui se joue.
Bon. Mais ne suis-je pas bossu ?
Pas plus qu’un lys.
Pas plus que ne l’était le chasseur Adonis
Caché dans les bois, près de sa divine amante.
Et ma barbe n’est pas affreuse ?
Elle est charmante.
Et ce regard qui brille est comme un clair flambeau.
Donc, je ne suis pas laid ?
Pas du tout.
Je suis beau ?
Comme Apollon venant éclairer nos misères.
Oui, comme lui.
Je vois que vous êtes sincères.
Vrais.
En hiver, tenait un fromage dans son bec.
Ce régal, un renard doucereux, mais avide,
En bas, le dévorait des yeux, mâchant à vide.
Il dit : Je le salue et je t’aime, corbeau !
Dieux ! que ton noir plumage est lisse et ton corps beau !
Ami, ta seule vue est une enchanteresse,
Un délice ; mais si tu chantais, que serait-ce ?
Les tigres, les lions adoucis, les rochers
T’écouteraient, auprès de ton arbre penchés.
Tous diraient : L’oiseau chante, il faut qu’on applaudisse.
C’est quelque Orphée ayant perdu son Eurydice
Et qui, pour la reprendre, après les maux soufferts,
Ira charmer les Dieux effrayants des enfers.
Ainsi le renard fauve, en son hypocrisie,
Mêlait le fiel amer à des flots d’ambroisie,
Par un art familier chez les empoisonneurs.
Et le corbeau ?
Que fit le corbeau ?
Je ne sais. Il était plus sérieux qu’un mage.
S’il ouvrit son bec d’or et lâcha le fromage,
Il est probable, on peut imaginer déjà
Que le fin renard s’en saisit et le mangea.
Quant à moi, pour qui tout parleur est l’adversaire,
Entre mes fortes dents, comme un étau je serre
Un fromage dont nul ne fera son repas,
Et des griffes de fer ne l’en ôteraient pas.
Certes, la flatterie, aux sirènes pareille,
Te dirait un chant trop grossier pour ton oreille,
Et ne troublerait pas ton cœur mystérieux.
Mais parlons, maintenant, et soyons sérieux.
Tu trouveras en nous des frères.
D’honnêteté.
De bons associés fidèles.
Sois tranquille.
Nous t’offrons la plus grosse et la meilleure part.
De quoi ?
De tout.
Où puisons-nous l’or ?
C’est dans les caisses publiques.
Assez ! Taisez-vous.
Bah ! — Pourquoi donc ?
Taisez-vous !
Pourquoi nous taire ? Avoir de l’argent est fort doux.
Et rien n’est meilleur.
Tu verras comme on gouverne.
Tu feras comme nous.
Quelle est cette caverne !
Adieu, seigneurs.
Comment ?
J’étouffe et j’ai besoin d’air.
Il ne comprend pas !
En effet !
Tu nous prends pour des âmes étroites.
Allons donc !
Nos façons de vivre sont adroites.
Notre seul intérêt peut nous mettre en émoi,
Et nous sommes des gens comme toi.
Comme moi !
Sans doute.
Ah ! pas un mot de plus.
Nous savons tout.
Quoi ?
Tout.
Que le Pactole pleure et chante sous les joncs,
Et puisque cet empire est à nous, partageons !
Nos lyres sont d’avance à la tienne accordées.
Nous t’obéirons.
Nous entrons dans tes idées.
C’est pourquoi, ne sois pas sauvage comme un loup.
Parlez donc ! Vos discours m’intéressent beaucoup.
Ô clarté du soleil, que cette fange est noire !
Ami, Crésus est beau sur son trône d’ivoire ;
Mais ce Roi, meurtri par la mort du jeune Atys,
Est très songeur, depuis qu’il a perdu son fils.
Oui, ce victorieux est mûr pour la défaite.
Si tu veux, tu vivras une éternelle fête,
Où, superbe, et vêtu de glorieux habits,
Tu boiras des vins dans les coupes de rubis.
Autour de toi, le long des murailles fleuries,
Des femmes aux beaux seins ornés de pierreries,
Au bruit des instruments chanteurs, balanceront
De légers éventails de plumes sur ton front.
Et tu verras leurs corps aux gracieuses poses,
Ondoyer sous les clairs filets de perles roses.
Sois très joyeux.
Partout.
Chez le seigneur et chez le paysan.
Si tu veux quelque femme ou quelque jeune fille,
Prends-la, sans nul souci du père de famille.
Ami, triomphe sans partage et sans rival I
Tu peux, si tu le veux, pousser ton noir cheval
À travers les épis d’or et les champs de roses,
Puisque tout s’offre à toi, les hommes et les choses,
Et la belle moisson de pourpre du printemps.
Et vous faites ainsi, je pense ?
Tout le temps.
Que chaque jour apporte une heureuse trouvaille.
C’est au mieux !
Lorsque vous lui prenez tout et son dernier bien !
Que dirait-il ?
Rien.
Il est né pour souffrir et labourer. Qu’il souffre,
Dès que s’éveille l’aube, en son voile de soufre !
Qu’importe son destin, pourvu que nous ayons
Tous les amours, tous les bonheurs, tous les rayons !
Ce peuple qui soupire avec sa voix éteinte,
Et dont nous entendons si vaguement la plainte
Affaiblie, à travers les chants mélodieux,
C’est la bête qu’on fouaille et nous sommes les Dieux.
Mais quand fondra sur vous la sanglante folie
De la guerre, comment la Lydie avilie
Saura-t-elle braver les Mèdes chevelus ?
Et comment saurez-vous mourir ?
On ne meurt plus.
J’entends. Être un héros, ce n’est plus à la mode.
Et tous, vous aimez mieux vivre. C’est plus commode.
Notre Lydie, ainsi qu’à son riche matin,
Excelle à marier les ors avec l’étain,
Elle tisse, pour ses amoureuses paresses
Des étoffes ayant la douceur des caresses.
Voilà tout.
Viendront avec leurs cris dont s’étonne l’enfer.
Eh bien ! nous subirons des fortunes diverses
Et tôt ou tard, s’il faut que nous devenions Perses.
Nous le deviendrons.
Moi, je n’y vois aucun mal.
Rien ne sera changé sous le ciel aromal
Et nous vivrons très bien notre vie ordinaire.
Très bien.
Puisque tu ne dis rien dans les cieux interdits,
Et puisque tu n’as pas foudroyé ces bandits ?
Certes, ô lâches cœurs, votre impudence est forte,
Ô Dieux ! une figure échevelée et morte
Est là, gisante, et c’est la Lydie au beau front,
Qui, jadis, rayonnait, vierge de tout affront,
Et qui régnait, de fleurs et de joyaux chargée.
Ô parricides ! c’est votre mère égorgée,
Ayant ses bras charmants blessés par des liens,
Et vous vous disputez sa chair, comme des chiens !
On voit traîner, sur vos mâchoires pantelantes
Quelque lambeau hideux entre vos dents sanglantes,
Et, monstres cruels, par le meurtre extasiés,
Vous paradez, repus, souillés, rassasiés,
Contents de vous, traînant vos barbes dans la fange,
Et vous me dites : Viens t’asseoir avec nous. Mange.
Accours. Voici la part. Fais comme nous, enfin. —
Merci ! Régalez-vous sans moi. Je n’ai pas faim !
Scène neuvième
Il faut perdre ce triste avorton.
Ce difforme.
Qu’il se brise le front dans une chute énorme !
Ah ! s’il a vraiment fait ce que nous avons su,
La chose nous sera facile, et ce bossu,
Qui sur nous, vomissait l’insulte en son délire,
Avant qu’il soit longtemps, aura fini de rire.
Il faisait l’honnête homme et l’homme de valeur,
Mais il ne vaut pas mieux que nous.
C’est un voleur !
Il volait Crésus. Bon. Nous l’aurions laissé faire.
Mais il nous a bravés. Cela change l’affaire.
Puis, songeons à ce roi stupide aux lourds colliers,
Qui nous a sottement, naguère, humiliés.
Car l’envoyé secret de Cyrus, — j’en soupire ! —
Nous offre assez d’or pour acheter un empire.
Oui, Saroulkha, — tel est son nom — pour tout régler,
A parfaitement su comme il faut nous parler.
Il parle très bien.
Que notre savoir s’exerce —
Et nous palperons l’or, le bon or de la Perse.
L’or, c’est la vertu même et le premier des biens.
Cet Ésope, ce fou ! qui nous appelait : chiens !
Et nous traitait déjà comme des bêtes mortes.
Fort bien. Mais nous allons voir.
Scène dixième
De ce palais, où la Force et moi, nous régnons,
Et que tout citoyen puisse entrer.
Ô vous que j’ai guidés vers les belles victoires
Et qui m’avez conquis tous mes grands territoires,
Et toi de qui je fus le fidèle gardien,
Ô peuple industrieux du pays Lydien,
Vous, forgerons de l’or qui se métamorphose,
Et vous, savants tisseurs des étoffes de rose,
Vous vivez en repos, sous mon règne absolu.
Écoutez maintenant ce que j’ai résolu.
Un homme s’est trouvé qui, né dans la Phrygie
A reçu des dieux la sagesse et l’énergie.
Combattant la misère, abattant le gibet,
Il a sauvé l’État, qui déjà succombait.
Je lui donne pouvoir sur toutes les provinces,
Il dominera les gouverneurs et les princes.
Vous le voyez vêtu de pourpre comme moi,
Et je me suis dit son obligé, moi, le Roi !
C’est Ésope. Il était caché dans l’ombre noire.
Mais je l’ai mis dans la lumière et dans la gloire.
Je veux l’asseoir sous les victorieux piliers
Du trône, près de mes grands lions familiers,
Et plus tard, j’ai tant de royaumes ! — qui sait ? même
Attacher sur son front loyal un diadème !
Car, voulant choisir un héros, j’ai réussi.
Donc, son nom vénéré doit resplendir, et si
Quelqu’un se souvenait, dans un jour de folie,
De ce que fut Ésope autrefois, qu’il l’oublie !
Ô mon Roi !
Avec sa fraîche haleine, éparpille devant
Tes pieds divins. Pourtant, comme c’est mon envie,
Je le parlerai, fût-ce aux dépens de ma vie.
Un monstre est le jouet de ses lâches amours,
Et comme Ésope était esclave, il l’est toujours.
Oui, chacun l’a pu voir esclave en cette ville,
Et rien n’est transformé dans son âme servile.
Ésope, c’est en vain que tu dissimulas.
Quoi ! C’est toi que j’entends, Orétès ? Es-tu las
De vivre ?
Après avoir si vite exploré tes royaumes,
Ésope refusa de vivre en ce palais,
Près de toi, souviens-t’en, comme tu le voulais.
Tu le sais, il habite assez loin de la ville,
Dans un lieu très désert, une maison tranquille.
Et là, seul, frémissant, et par l’ombre voilé,
Quand resplendit la nuit dans l’azur étoile,
Il veille !
Aux dépens du trésor il est devenu riche.
L’or que tu lui donnas, en tes vaines terreurs,
Pour aller soulager au loin les laboureurs,
Il l’a volé, gardé pour lui, mis dans un coffre.
Il l’aime, il le caresse, il le couve, il se l’offre.
Et, fier de son éclat si farouche et si beau,
Les nuits, à la lueur tremblante d’un flambeau,
Il y plonge ses mains d’esclave, triomphantes.
Hier, nos serviteurs l’ont pu voir par les fentes
De sa porte, y plongeant son visage et ses bras.
Dis qu’on aille chercher le coffre, et tu verras
Alors, si nous avons menti.
Le coffre ! — On l’a vu par les fentes de la porte.
Quoi ! n’est-ce rien, mentir, voler, trahir son Roi !
Et voilà ce qu’a fait ce grand homme !
Ésope !
Le jour. Dès que naîtra demain, l’ardente aurore,
Ceyx et toi Lichas, tous les deux, vous irez
Chez lui chercher le coffre, et vous l’apporterez
Ici.
Venue, en ce palais. Ah ! ma loyauté pleure,
Et pourtant j’avais cru ton cœur digne du mien.
Que me diras-tu pour te justifier ?
Que pourrais-je dire ? Un esclave est-il un homme ?
Il est moins qu’un chien, moins qu’une bête de somme.
Est-il né d’une femme et nourri de son lait ?
Non pas. Il est né dans la fange, puisqu’il est
Esclave. Ô citoyens, se peut-il qu’il se lave
D’une accusation ? Non pas. Il est esclave.
On a commis un crime, un vol ? Deuil éternel !
C’est lui le voleur et le pâle criminel,
Et tout crapaud vil peut le salir de sa bave.
Il ment, il fraude, il n’est pas homme. Il est esclave.
Qu’il soit courageux, fier, et d’un esprit subtil,
Et vaillant devant tous les dangers. Qu’importe ? Il
Est esclave. Et pourtant, ô profondeurs sacrées,
Il vous voit, gouffre obscur des voûtes azurées !
Donc, tu n’as rien à dire. Et j’avais fait de toi
Hélas ! le premier du royaume après le Roi.
Je t’avais confié tous mes trésors et toute
Ma puissance, et tout mon espoir.
Puisqu’on a pu devant toi, d’un cœur affermi,
Outrager celui dont tu faisais ton ami.
Ô Roi, tu vantais ma sagesse et mon génie,
Et me voilà tombé dans cette ignominie.
Pourtant, quand je subis le céleste courroux,
Ô Lydiens ! s’il en est un seul parmi vous
Qui, voyant ce que la misère nous enseigne,
Veuille prendre en pitié mon triste cœur qui saigne,
Et me tendre la main, dans mon abjection,
Il fera, je le jure, une bonne action.
Ô comble de malheur ! Tu n’as ému personne.
C’en est fait. Chacun te renie et t’abandonne.
Tu le vois, tous te croient coupable.
Certes, je toucherai sa main fidèle.
Moi qui suis devant toi comme le frêle arbuste,
Je te dis, maintenant, que cet homme est un juste !
Ô Rhodope, est-ce que, du jour où je suis né,
Les dieux ne m’avaient pas, d’avance, condamné ?
Ma farouche laideur, affreusement vivante,
Excite le rire, ou fait naître l’épouvante ;
Mon aspect fait fuir la riante illusion,
Et d’avance marqué pour la dérision.
Dans la source où nous tous, les mortels, nous puisâmes,
Je n’ai trouvé qu’un noir limon.
Je vois les âmes !
Oui, je vois ici des seigneurs jeunes et beaux
Dont l’âme, proie immonde, offerte aux noirs corbeaux,
Qui dès le crépuscule en feront leur pâture,
N’est qu’une pestilence et qu’une pourriture.
Mais toi, lutteur plein de bravoure, exempt de fiel,
Toi que regardent les étoiles dans le ciel
Et que poursuit la haine, atroce meurtrière,
Ton âme, Ésope, est comme une vierge guerrière
Qui, de ses yeux d’azur, regardant les cieux clairs,
Tient dans sa main la chaste épée aux fiers éclairs.
Tu songes à nos maux, pendant la nuit obscure,
Et comme un rayon dans la source toujours pure.
La sainte vérité dans tes yeux resplendit.
Voilà ce que je vois.
Faites ce que j’ai dit.