Étude sur Orphée/03

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Heugel (no 37p. 1-2).

ÉTUDE SUR ORPHÉE

De GLUCK
(Suite)

Mais ce qui domina chez lui dès les premiers instants, ce fut la préoccupation de la juste expression des sentiments. Burney a raconté de quelle manière fortuite ses idées sur ce point se précisèrent pendant le séjour qu’il fit en Angleterre en 1746. Il avait été chargé de composer un pasticcio sur le sujet de Pyrame et Thisbé, c’est-à-dire de réunir sur un nouveau canevas un certain nombre d’airs choisis parmi ceux qui avaient eu le plus de succès dans ses opéras antérieurs. Or, il advint que, dans les situations nouvelles pour lesquelles ils n’avaient pas été composés, ces airs, naguère applaudis, ne produisirent plus le moindre effet. Et Burney ajoute qu’éclairé par cette expérience « et trouvant que le naturel et la simplicité étaient ce qui avait le plus d’action sur les spectateurs, il s’est depuis moins attaché à flatter les partisans d’une science approfondie qu’à écrire pour la voix dans les tons naturels des affections et des passions humaines.[1] »

Le naturel, la simplicité et l’expression, furent en effet, de tout temps, le triple but de ses recherches. Dans la préface d’Alceste, où, pour la première fois, il énonça publiquement sa doctrine, il écrivit :

« Je cherchai à réduire la musique à sa véritable fonction, celle de seconder la poésie, pour fortifier l’expression des sentiments et l’intérêt des situations, sans interrompre l’action et la refroidir par des ornements superflus… J’ai cru encore que la plus grande partie de mon travail devait se réduire à chercher une belle simplicité… Je n’ai attaché aucun prix à la découverture d’une nouveauté, à moins qu’elle ne fût naturellement donnée par la situation et liée à l’expression… »

Dans une conversation sur la musique française qui eut lieu en 1767 et nous a été rapportée, il parla de nos anciens maîtres de façon à étonner ceux qui ne voyaient encore en lui qu’un compositeur d’opéras italiens. « Il louait dans Lulli une noble simplicité, un chant rapproché de la nature et des intentions dramatiques… »[2].

Son premier collaborateur français, le bailli du Roullet, exprimait évidemment ses idées quand, dans une lettre publique destinée à préparer sa venue à Paris, il blâmait les auteurs d’opéras qui préféraient « l’esprit au sentiment, la galanterie aux passions, et la douceur et le coloris de la versification au pathétique de style et de situation », et quand il louait dans sa musique « un chant simple, naturel, toujours guidé par l’expression la plus vraie, la plus sensible, et par la mélodie la plus flatteuse »[3].

Lui-même, dans une lettre écrite vers le même temps et dans le même but, se mettant sous le patronage de Jean-Jacques Rousseau, lequel était, comme lui « l’homme de la nature », disait : « Nous chercherons ensemble une mélodie noble, sensible et naturelle, avec une déclamation exacte selon la prosodie de chaque langue et le caractère de chaque peuple… ».

Enfin ce même Rousseau, dans son étude sur Alceste, a loué intentionnellement le génie avec lequel Gluck avait exprimé les passions sur lesquelles roule presque exclusivement le sujet, infiniment simple, de cet opéra, — tandis que, de son côté, Burney constatait que la plupart des airs d’Orphée « sont aussi simples, aussi naïfs que des ballades anglaises ».

« Expression, simplicité, naturel », tels sont donc les mots qui reparaissent dans chacune de ces citations. Or, l’opéra italien était si loin d’être un art simple, naturel et expressif, que la recherche de cette triple qualité, de la part d’un compositeur dramatique, constituait une remarquable nouveauté. C’est évidemment vers ce but qu’il dirigea Calzabigi, à la collaboration duquel il rendit hommage en ces termes, à la fin de la préface d’Alceste : « Ce célèbre auteur, ayant conçu un nouveau plan de drame lyrique, a substitué aux descriptions fleuries, aux comparaisons inutiles, aux froides et sententieuses moralités, des passions fortes, des situations intéressantes, le langage du cœur est un spectacle toujours varié. » Et, dans la lettre publique par laquelle il proposa sa première Iphigénie à l’Opéra : « Je me ferais encore une reproche plus sensible si je consentais à me laisser attribuer l’invention du nouveau genre d’opéra italien dont le succès a justifié la tentative : c’est à M. de Calzabigi qu’en appartient le principal mérite ; et si ma musique a eu quelque éclat, je crois devoir reconnaître que c’est à lui que j’en suis redevable, puisque c’est lui qui m’a mis à la portée de développer les ressources de mon art[4] ».

En effet, Calzabigi ne fut pas simplement l’exécuteur des volontés de Gluck, mais semble bien, au contraire, avoir pris une part directe et effective à la réforme. Longtemps après, à la suite d’un dissentiment, il en revendiqua sa part, qu’il s’attribua très large :

« Je ne suis pas musicien, mais j’ai beaucoup étudié la déclamation. On m’accorde le talent de réciter fort bien les vers, particulièrement les tragiques, et surtout les miens.

J’ai pensé, il y a vingt-cinq ans, que la seule musique convenable à la poésie dramatique, et surtout pour le dialogue et pour les airs que nous appelons d’azione, était celle qui approcherait davantage de la déclamation naturelle, animée, énergique ; que la déclamation n’était elle-même qu’une musique imparfaite ; qu’on pouvait la noter telle qu’elle est, si nous avions trouvé des signes en assez grand nombre pour marquer tant de tons, tant d’inflexions, tant d’éclats, d’adoucissements, de nuances variées, pour ainsi dire, à l’infini, qu’on donne à la voix en déclamant. La musique, sur des vers quelconques, n’étant donc, d’après mes idées, qu’une déclamation plus savante, plus étudiée, et enrichie encore par l’harmonie des accompagnements, j’imaginai que c’était là tout le secret pour composer de la musique excellente pour un drame ; que plus la poésie était serrée, énergique, passionnée, touchante, harmonieuse, et plus la musique qui chercherait à la bien exprimer, d’après sa véritable déclamation, serait la musique vraie de cette poésie, la musique par excellence.

J’arrivai à Vienne en 1761, rempli de ces idées. Un an après, S. E. M. le comte Durazzo, pour lors directeur des spectacles de la cour impériale, et aujourd’hui son ambassadeur à Venise, à qui j’avais récité mon Orphée, m’engagea à le donner au théâtre. J’y consentis, à la condition que la musique en serait faite à ma fantaisie. Il m’envoya M. Gluck, qui, me dit-il, se prêterait à tout.

Je lui fis la lecture de mon Orphée, et lui en déclamai plusieurs morceaux à plusieurs reprises, lui indiquant les nuances que je mettais dans ma déclamation, les suspensions, la lenteur, la rapidité, les sons de la voix tantôt chargés, tantôt affaiblis et négligés dont je désirais qu’il fît usage pour sa composition. Je le priai en même temps de bannir i passagi, le cadenze, i ritornelli, et tout ce qu’on a mis de gothique, de barbare, d’extravagant dans notre musique. M. Gluck entra dans mes vues.

Mais la déclamation se perd en l’air, et souvent on ne la retrouve plus ; il faudrait être toujours également animé, et cette sensibilité constante et uniforme n’existe point. Les traits les plus frappans s’échappent lorsque le feu, l’enthousiasme s’affaiblissent. Voilà pourquoi on remarque tant de diversité dans la déclamation de différents acteurs pour le même morceau tragique : dans un même acteur, d’un jour à l’autre, d’une scène à l’autre. Le poète lui-même récite ses vers tantôt bien, tantôt mal.

Je cherchai des signes pour du moins marquer les traits les plus saillans. J’en inventai quelques-uns ; je les plaçai dans les interlignes tout le long d’Orphée. C’est sur un pareil manuscrit, accompagné de notes écrites aux endroits où les signes ne donnaient qu’une intelligence incomplète, que M. Gluck composa sa musique.

J’espère que vous conviendrez, monsieur, d’après cet exposé, que si M. Gluck a été le créateur de la musique dramatique, il ne l’a pas créée de rien. Je lui ai fourni la matière, ou le chaos, si vous voulez : l’honneur de cette création nous est donc commun[5]. »


Il est à croire que le poète mécontent — genus irritabile ! — exagère quelque peu son importance. Il est difficile, notamment, que Gluck ait eu besoin de ses conseils pour bannir « les passages, les cadences, les ritournelles » et pour avoir des idées personnelles sur la déclamation musicale. Le plus juste sera d’admettre que Gluck et Calzabigi, ayant, chacun de son côté, fait un rêve analogue, se seront, dès la première rencontre, parfaitement compris l’un l’autre : aussi bien pouvons-nous, sans aucune difficulté, accepter la conclusion formulée par le poète, à laquelle son illustre collaborateur avait par avance souscrit.

De cet échange de vues sortit tout d’abord la partition d’Orfeo ed Euridice.

Gluck était âgé de près de cinquante ans lorsqu’il produisit cette œuvre, et cependant il s’y trouve tant de sincérité, de spontanéité, de fraîcheur d’inspiration, qu’on la prendrait pour une œuvre de jeunesse. Elle l’est, en vérité, car d’Orfeo date, pour Gluck, le commencement d’une nouvelle vie artistique.

Il serait vain de prétendre établir une échelle de mérite entre les cinq chefs-d’œuvre qui ont consacré sa gloire. Du moins, après avoir examiné avec soin quel fut le développement de son génie depuis Orfeo jusqu’à Iphigénie en Tauride, est-il permis de constater que cette évolution constitua, dans une certaine mesure, une transformation. Les raisons s’en déduisent aisément. Les opéras qu’il écrivit pour la France, d’ailleurs aussi débordants de génie que l’Alceste et l’Orphée italiens, étaient en quelque sorte des machines de guerre, des œuvres de combat. Là, il s’agissait de réaliser l’application de principes publiquement formulés ; il fallait subir les entraves inhérentes à tout système : de là quelque chose de plus calculé, d’une inspiration moins immédiate, — l’expression d’une volonté tenace, parfois non sans quelque sécheresse, dispositions dont les deux Iphigénies, notamment, portent dans leur musique des traces apparentes.

Avec Orfeo ed Euridice il en est différemment, car au moment où il l’écrivit, Gluck n’avait pas encore, à proprement parler, de système à appliquer. L’on sait, en effet, que la préface d’Alceste, sa deuxième grande œuvre italienne, est le premier document par lequel il ait formulé sa doctrine. Il se trouva donc libre de toutes parts. Pour la première fois, il sentit la joie d’être affranchi des conventions qui avaient pesé sur son génie durant toute sa jeunesse, tandis que, d’un autre côté, tout en ayant déjà l’intuition complète de l’œuvre à réaliser, il ne s’était pas encore posé formellement à lui-même les nouvelles règles auxquelles il devait s’astreindre par la suite.

Orphée constitue donc, dans l’évolution du génie de Gluck, une œuvre de transition, — mais en même temps une œuvre définitive, car elle participe à la fois des qualités de l’une et de l’autre période, à chacune desquelles elle se rattache par des liens multiples.

(À suivre.)

Julien Tiersot.

  1. Sur ces différentes matières, voir G. Desnoiresterres, Gluck et Piccini, pp. 9, 23 et 16 de la 2e  édition.
  2. Loc. cit., p. 77.
  3. Lettre publiée dans le Mercure de France, octobre 1772, reproduite dans les Mémoires pour servir à l’histoire de la Révolution opérée dans la musique par M. le Chevalier Gluck, mdcclxxxi, p. 2 et 5.
  4. Mercure de France, février 1773. Le bailli du Roullet écrivait de son côté : « D’après ces réflexions, ayant communiqué ses idées à un homme de beaucoup d’esprit, de talent et de goût, M. Gluck en a obtenu deux poèmes italiens qu’il a mis en musique. Plus tard encore, quand les critiques français, gluckistes ou piccinistes, racontèrent les circonstances qui avaient précédé la venue du maître à Paris, ils n’oublièrent pas de rendre hommage à son premier collaborateur, témoignant ainsi que la réforme était aussi bien dramatique que musicale. « Il a trouvé un poète digne de l’entendre et de le seconder, et ils ont donné l’Orphée et l’Alceste… » — « On vit arriver un musicien célèbre en Allemagne, qui, secondé d’un poète versé dans l’étude de nos théâtres… » — « Ses opéras sont les premiers qui aient été construits sur un plan à la fois musical et dramatique, soit qu’il ait lui-même dessiné ce plan, comme ses partisans lui en font honneur, soit qu’il ait suivi celui de Calzabigi dans Orphée… » Voy. Mémoires pour la révolution de Gluck, etc., pp. 3, 107, 159, 293.
  5. Lettre de Calzabigi au rédacteur du Mercure de France, août 1784 (au sujet du poème des Danaïdes, opéra de Salieri).