Étude sur Orphée/04

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ÉTUDE SUR ORPHÉE

De GLUCK
(Suite)

Certes, Calzabigi avait merveilleusement compris ce que voulait son illustre collaborateur. La simplicité, il n’est pas possible de la rêver plus complète que dans le poème d’Orfeo, où la légende est suivie pas à pas, sans nul ornement d’emprunt, sans aucun incident étranger au sujet. Les parties lyriques, loin d’être, comme dans l’opéra de Métastase, de froids commentaires des situations, de véritables superfétations, « à côté » de l’action réelle, expriment directement les sentiments naturels des personnages. Les chœurs sont vivants et prennent grandement part au drame. Par tous ces éléments, traités musicalement avec une supériorité que l’auteur ne dépassa jamais, Orfeo appartient bien véritablement à la grande manière de Gluck.

Mais, d’autre part, les habitudes premières et les anciennes fréquentations ont laissé dans plusieurs endroits de la musique des traces reconnaissables. L’influence de l’Italie s’y manifeste par une abondance mélodique et une beauté de formes que Gluck ne retrouvera plus guère au même degré dans ses œuvres purement françaises. Personne n’a jamais songé à contester la beauté expressive de l’air : « J’ai perdu mon Eurydice » ; cependant il faut bien convenir que cet air, avec sa triple reprise du motif principal, en forme de « rondeau », est d’une forme bien régulière pour traduire la douleur tumultueuse qui devrait agiter Orphée au moment où il vient de perdre pour la seconde fois Eurydice. On pourrait, ce semble, lui appliquer quelques-unes des critiques que Gluck formula plus tard avec tant d’ironie, raillant ces morceaux dans lesquels, « même dans ces moments de désordre où le personnage chantant, animé de différentes passions, passe successivement de l’une à l’autre, le compositeur doit toujours conserver le même motif de chant », et promettant « que, dans son désespoir » l’héroïne tragique « chantera un air si régulier, si périodique, et en même temps si tendre, que la petite-maîtresse la plus vaporeuse pourra l’entendre sans le moindre agacement de nerfs[1]… » Félicitons-nous cependant qu’à l’époque d’Orphée Gluck n’ait pas encore eu tant de scrupules, puisque c’est à cette tolérance que nous devons la sublime mélodie. — A-t-on jamais remarqué que les trois chants principaux d’Orphée, d’un caractère également plaintif (Objet de mon amour, Laissez-vous toucher par mes pleurs, J’ai perdu mon Eurydice), sont tous trois en majeur ? Et pourtant leurs mélodies renferment en elles-mêmes une expression aussi intense que les plus sombres mineurs d’Alceste ou d’Iphigénie en Aulide. C’est ici que Gluckk était encore, dans une certaine mesure, sous l’influence du génie italien, qui connaît l’art d’associer la beauté de l’expression avec celle de la forme et de mettre de la lumière jusque dans les tableaux les plus sombres. Le texte même suffit à mettre ces qualités en valeur : bien que l’Orphée français soit un évident perfectionnement de l’Orfeo original, il est de certaines parties qui, dans la forme italienne, conservent encore une saveur plus pénétrante. N’y a-t-il pas une douceur mélancolique, une expression à la fois triste et charmante dans ces vers qui terminent le chœur funèbre chanté devant le tombeau d’Eurydice :

Come quando la compagna
Tortorella amorosa perde…

Par deux fois les instruments répondent harmonieusement à la plainte des voix, après les mots : Tortorellaamorosa…, comme pour évoquer la pensée du tendre roucoulement de l’oiseau de Vénus. — Berlioz a parlé quelque part avec admiration de « ce chœur des ombres heureuses dont les paroles italiennes augmentent le charme mélodieux :

Torna, o bella, al tuo consorte
Che non vuol che più diviso
Sia di te pietoso il ciel[2] ».

De même, dans son bel article sur la représentation d’Orphée au Théâtre-Lyrique en 1859, l’auteur des Troyens commente éloquemment les beautés de la scène si poétique du premier acte, où, du fond du bocage, l’écho répond tristement à la voix de l’époux désolé : « Voilà l’élégie, voilà l’idylle antique : c’est Théocrite, c’est Virgile[3] ». Mais ce caractère idyllique, ce sentiment virgilien, n’était-ce pas encore l’Italie qui en avait jusqu’alors le mieux gardé le secret ?

Enfin, une double observation nous démontre que le sentiment public et la voix de la postérité se sont unis pour mettre Orphée hors de pair : du vivant de l’auteur, cette œuvre fut la seule qui échappât à toutes les polémiques[4], — et, de nos jours, elle est également la seule qui ait retrouvé un succès éclatant et sincère. Il est même intéressant de constater que cette première œuvre de Gluck, vieille aujourd’hui de cent trente-quatre ans, est aussi la plus ancienne œuvre lyrique qu’il nous soit donné de voir représenter sur nos scènes.

Orfeo ed Euridice fut représenté pour la première fois, sur le théâtre Impérial de Vienne, le 5 octobre 1762. Les rôles étaient distribués de la manière suivante :

Euridice 
 La Bianchi.
Ofeo 
 Il Guadagni.
Amore 
 La Glebero Clavarau[5].

Comme presque toutes les œuvres de Gluck, celle-ci fut accueillie d’abord avec cette hésitation et cette réserve que le public, dérouté dans ses habitudes, témoigne d’ordinaire en présence de beautés nouvelles qu’il pressent, mais avec lesquelles il a besoin de se familiariser. En effet, le succès grandit de représentation en représentation, et finit par devenir triomphal, si bien qu’Orfeo ne tarda pas à faire son tour d’Europe ; il fut joué sur les principales scènes d’Angleterre et d’Allemagne, et l’on cite d’Italie, comme un de ses succès les plus mémorables, l’accueil qui lui fut fait à Parme, où il fut choisi pour rehausser l’éclat des fêtes données pour les noces de l’Infant, qui attirèrent dans cette ville toute la noblesse de l’Italie : Orfeo y fut joué vingt-sept fois de suite, tandis que Traetta, l’un des plus célèbres compositeurs italiens d’alors, s’agita vainement pour y faire accueillir une de ses œuvres.

Entre-temps, l’auteur s’occupa de faire graver sa partition : autre innovation, car alors il n’était pas d’usage de faire graver les opéras italiens, et Orfeo ed Euridice fut la première œuvre de ce genre qui ait été admise à cet honneur. Elle fut gravée en France, par l’intermédiaire et avec le concours de Favart et de Philidor. Nous aurons l’occasion de revenir plus longuement sur cette publication.

Enfin, plus de dix ans après la représentation d’Orfeo à Vienne, Gluck, de plus en plus hanté par ses idées de révolution musicale, vint à Paris, qu’il savait être le champ de bataille où il triompherait avec le plus d’éclat. Le 9 avril 1774, il y donna Iphigénie en Aulide, spécialement composée pour l’Opéra[6]. Trois mois et demi après, le 2 août, un second ouvrage témoignait de sa prise de possession définitive de la scène lyrique française, et cet ouvrage était Orphée et Eurydice, traduit et adapté par Moline, et remanié par le compositeur en plusieurs de ses parties.

Voici quelle fut la distribution de l’œuvre lors de cette représentation.

Orphée 
 M. le Gros.
Eurydice 
 Mlle Arnould.
L’Amour 
 Mlle Rosalie[7].

Cette fois, le succès fut universel et spontané. L’intrprétation fut satisfaisante. Sans doute Gluck avait eu grand peine à initier le ténor Le Gros à la méthode expressive et simple suivant laquelle le rôle d’Orphée doit être chanté ; il y parvint cependant, et fit, du même coup, réaliser un progrès inattendu à cet artiste, qui, jusqu’alors, en vrai ténor d’opéra, n’avait cherché le succès que dans les éclats de voix, et avait trouvé fort mauvais, d’abord, qu’on voulût l’obliger à renoncer à ses effets préférés. Il ne fit que gagner, certes, à modifier son talent dans le sens qui lui fut imposé par Gluck. « J’avoue qu’en pensant à ce que la musique d’Orphée a fait de monsieur Le Gros, je serais tenté de croire que la manière du chevalier Gluck est en effet plus animée et plus théâtrale que celle des autres compositeurs ». Ainsi parle un des personnages qui dialoguent dans le Souper des enthousiastes, de l’abbé Arnaud[8]. Pour Sophie Arnould, elle ne retrouva pas dans le rôle d’Eurydice le succès éclatant qu’elle avait obtenu dans Iphigénie ; de là commença pour elle une décadence qui s’accentua avec la troisième œuvre de Gluck, Alceste, dont le rôle principal ne lui fut pas donné, mais fut confié à l’artiste qui, dans Orphée, paraissait au second plan, Rosalie Levasseur, chargée de chanter les ariettes de l’Amour, et qui bientôt allait devoir à Gluck la révélation d’un talent supérieur[9].

(À suivre.)

Julien Tiersot.

  1. Lettre de M. le chevalier GLuck à M. de la Harpe, Journal de Paris du 12 octobre 1777, et Mémoires pour la révolution, etc., p. 271.
  2. H. Berlioz. À MM. les membres de l’Académie des Beaux-Arts, dans À travers chants, p. 286.
  3. H. Berlioz. À travers chants, p. 120.
  4. Il n’y eut que Marmontel qui, au plus fort de la bataille, osât juger que « l’opéra d’Orphée est trop dénué de chant » (Essai sur les révolutions de la musique en France). La Harpe lui-même concède que « M. Gluck est, sans doute, un homme de génie, puisqu’il a fait Orphée, » ajoutant qu’ « à l’exception d’Orphée, M. Gluck semble avoir pris à tâche de bannir le chant, etc », et qu’il n’a osé risquer en Italie « que son Orphée, où il y a de la musique. » Voy. Mémoires pour la révolution, etc. pp. 159, 263, 265.
  5. D’après le manuscrit original d’Orfeo, dramma per musica, conservé à la Bibliothèque Impériale de Vienne.
  6. Voy. Mémoires pour la Révolution, etc. pp. 105, 159 et 474. — Desnoiresterres Gluck et Piccini, p. 51.
  7. Orphée et Eurydice (livret), mdxxlxxiv.
  8. Mémoires pour la Révolution, etc., p. 50. — Voir aussi, sur le succès de Le Gros dans Orphée, les comptes rendus du Mercure de France, reproduits ci-après.
  9. Ces remaniements dans la classification établie des emplois à l’Opéra, exécutés sous l’influence de Gluck, ne furent pas, on le pense bien, sans causer de nombreux mécontentements, soit parmi les intéressés, privés d’un droit qu’ils croyaient acquis, soit dans une certaine partie du public, dont on changeait les habitudes. C’est ainsi que Sophie Arnould, « qui a eu tant d’obligations au rôle d’Iphigénie, et à qui tous les autres rôles ont tant d’obligation », comme l’écrivait galamment un gluckiste, ne manqua pas d’accabler de ses sarcasmes l’ancienne camarade qui avait pris sa place au premier rang. Citons aussi cette critique prêtée aux amateurs amis de l’ancien ordre des choses : « Quelle idée peut-on avoir d’un genre de musique où Mlle Arnould, par exemple, n’est plus la première actrice, où M. Le Gros perd tous les avantages de sa belle voix, puisqu’il n’a ni cadence à faire, ni sons prolongés à soutenir ?.. » Voy., Mémoires pour la révolution, etc., pp. 50 et 233. — Desnoiresterres, Gluck et Piccini, p. 142.